Une ville païenne au pied de la montagne: Jésus choisit un lieu très particulier, Césarée de Philippe, pour y poser à ses disciples la question-clé de l’évangile, «Pour vous, qui suis-je?» (Mt 16,15). Nous possédons une description de cette ville par Flavius Josèphe, un historien juif du temps de Jésus:
Quand plus tard l’empereur lui fit présent de nouveaux territoires, Hérode lui dédia là aussi un temple de marbre blanc près des sources du Jourdain, au lieu appelé Paneion [Banias, Césarée de Philippe]. Une montagne y dresse son sommet à une immense hauteur et ouvre dans la cavité de son flanc un antre obscur, où plonge jusqu’à une profondeur inaccessible un précipice escarpé ; une masse d’eau tranquille y est enfermée, si énorme qu’on a vainement essayé par des sondages d’atteindre le fond. De cet antre au pied de la montagne, jaillissent extérieurement les sources qui, suivant l’opinion de plusieurs, donnent naissance au Jourdain.[1]
Les pèlerins de Terre Sainte se souviennent de ces ruines situées au pied du mont Hermon, dont la cime se perd dans le ciel à plus de 1800 mètres d’altitude; on y trouve des restes d’anciens temples païens, adossés à la falaise, avec une source d’eau jaillissante. L’image que nous proposons cette semaine essaie de reconstituer ce décor, qui illumine merveilleusement l’évangile du jour:
- Jésus emmène ses disciples à un lieu où les différents temples païens, notamment celui de Pan, reflètent autant de cultes et de convictions religieuses. Face à la prolifération de tout ce paganisme se pose la vraie question: «Qui est Jésus?» ;
- Une source dont l’eau jaillissait violemment de la roche, dans une cave où l’écho était assourdissant, y était vénérée comme une «porte de l’enfer», où l’on jetait parfois un être humain en sacrifice. D’où l’expression des «Portes de l’Hadès» sur les lèvres du Christ, rendue dans notre traduction par «puissance de la Mort» ;
- La falaise imposante, sur laquelle les temples païens s’adossaient, suggère naturellement le thème du roc, de la pierre de fondation pour ce «nouveau temple» que sera l’Église.
La scène de l’évangile se déroule donc en deux temps, au fil du dialogue entre Jésus et ses disciples. Nous avons d’abord une progression graduelle dans la connaissance du mystère du Christ. Jésus provoque une réflexion chez ses disciples, qui commencent par rapporter l’opinion du peuple, opinion basée sur les apparences: face aux miracles et discours, tous considèrent Jésus comme l’un des prophètes; mais est-ce bien tout ?
Jésus a commencé à initier ses intimes au mystère de sa personne et Pierre reçoit l’inspiration de l’Esprit Saint pour expliciter cette foi qui s’approfondit enfin: «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant!» (v.16).
Dans un second temps, le Christ reconnaît dans cette déclaration l’inspiration divine, au-delà des forces humaines (la chair et le sang), et en tire les fruits. Si Pierre a pénétré par la foi le mystère de Jésus, celui-ci à son tour lui dévoile le mystère de sa vocation personnelle: devenir le fondement de son Église, avec deux promesses fermes qu’illustrent deux expressions imagées, la puissance de la Mort et les clés du Royaume. Le Catéchisme nous donne le sens de la première:
«Notre Seigneur lui avait alors déclaré: « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle » (Mt 16, 18). Le Christ, « Pierre vivante » (1 P 2, 4), assure à son Église bâtie sur Pierre la victoire sur les puissances de mort. Pierre, en raison de la foi confessée par lui, demeurera le roc inébranlable de l’Église. Il aura mission de garder cette foi de toute défaillance et d’y affermir ses frères (cf. Lc 22, 32).»[2]
Autrement dit, l’Église menée par Pierre, bien que constituée de pécheurs, ne peut conduire les hommes sur un chemin de perdition et de mort. Par essence même, ce qu’elle propose constitue un chemin de vie pour tout homme. Elle reste mystérieusement gardienne de la vérité car le Christ l’a établie et demeure au milieu d’elle. Par ailleurs, elle ne peut ni disparaître ni sombrer quels que soient les périls qu’elle traverse.
La seconde image, les clés du Royaume, explique le choix de la première lecture (Is 22): face à la corruption du gouverneur de Jérusalem, Shebna, le Seigneur décide de le destituer de sa charge et de mettre Éliakim à sa place. Nous avons ainsi une description de cette charge au service du Peuple de Dieu, à mettre en regard de celle de Pierre:
- Une cérémonie d’investiture inaugure le ministère: «Je le revêtirai de ta tunique, je le ceindrai de ton écharpe, je lui remettrai tes pouvoirs»; les cérémonies pontificales trouvent ici une lointaine préfiguration ; mais surtout Pierre tient son pouvoir non pas de lui-même ou des hommes mais directement de la volonté de Dieu. Ce ne sont pas les hommes qui revêtent l’un des leurs de cette dignité mais Dieu lui-même: Dieu est l’officiant de cette cérémonie d’investiture
- Son rôle au service du peuple est comparé à celui d’un père de famille: «il sera un père pour les habitants de Jérusalem», garant de leur paix et de leur vie. Cette fonction n’est donc pas de l’ordre du pouvoir mais de la charité ; ainsi les lettres de Pierre, comme celles de Jean, manifesteront leur tendresse paternelle: «En enfants obéissants, ne vous laissez pas modeler par vos passions de jadis, du temps de votre ignorance…» (1P 1,14) ; c’est dans cet esprit que les fidèles doivent accueillir le ministère de Pierre
- Le pouvoir est matérialisé par la «clef de la maison de David», de même que le rôle du gouverneur est d’assurer la sécurité physique du palais royal et des habitants de la ville, et de dire qui a sa place ou non à la ville Sainte; de même Pierre, à la tête des apôtres, est chargé de protéger la cité sainte des menaces internes et externes et de dire qui peut se prévaloir d’être d’Église ou de ne pas l’être. La clé de la ville devient la «Clé du Royaume des Cieux»
- La bénédiction divine le couvrira: «il sera un trône de gloire pour la maison de son père»; sur Pierre repose la bénédiction particulière de celui qui l’a choisi comme vicaire malgré ses faiblesses personnelles: «Heureux es-tu, Simon fils de Yonas…»
Le Psaume 138 (137) est une grande action de grâce au Seigneur, qui illustre les sentiments d’Éliakim et de Pierre en recevant une telle confiance divine. La charge confiée à Simon est une réponse à son acte de foi: «Tu as entendu les paroles de ma bouche» (v.1), Jésus est très attentif à ce que disent ses disciples, qui devront bientôt porter sa Parole au monde. Mais l’élévation de Pierre n’est pas un privilège dû au mérite personnel, c’est plutôt un service pour que l’Église remplisse son office de louange et de prédication: «Tu élèves, au-dessus de tout, ton nom et ta parole» (v.2); l’assistance divine ne lui manquera pas: «Tu fis grandir en mon âme la force» (v.3), une force céleste dont Pierre aura grand besoin pour le temps de l’Église.
L’évangile marque aussi une différence surprenante avec le passage d’Isaïe: dans le cas de Shebna, gouverneur de Jérusalem, c’était le prophète qui s’exprimait au nom de Dieu, et qui transférait le gouvernement de la «maison de David», c’est-à-dire du Roi, à Eliakim. Avec l’incarnation, ces intermédiaires disparaissent. En la personne de Jésus, tous ces personnages sont fondus en un seul: la voix du Christ est la voix prophétique de Dieu; le «Royaume des cieux» est tout autant celui de son Père que le sien propre. Jésus, qui est prophète et roi, confère donc directement à Pierre ses pouvoirs: quels sont-ils ? Le Catéchisme répond à cette épineuse question:
«Le « pouvoir des clefs » désigne l’autorité pour gouverner la maison de Dieu, qui est l’Église. Jésus, « le Bon Pasteur » (Jn 10, 11) a confirmé cette charge après sa Résurrection: « Pais mes brebis » (Jn 21, 15-17). Le pouvoir de « lier et délier » signifie l’autorité pour absoudre les péchés, prononcer des jugements doctrinaux et prendre des décisions disciplinaires dans l’Église. Jésus a confié cette autorité à l’Église par le ministère des apôtres (cf. Mt 18, 18) et particulièrement de Pierre, le seul à qui il a confié explicitement les clefs du Royaume.»[3]
Enfin, les lectures de ce jour contiennent un avertissement voilé pour Pierre, qui pourrait s’enorgueillir de la confiance du Maître: «de loin, le Seigneur reconnaît l’orgueilleux» (Ps 138,6). Si Shebna a été destitué de sa charge, c’est à cause de ses abus de pouvoir: «Il se taille un sépulcre surélevé, il se creuse une chambre dans le roc» (Is 22,16), aux frais du contribuable, bien sûr… Il y a deux semaines, Jésus apostrophait Pierre sur le lac: «homme de peu de foi!» (Mt 14,31); il réalise aujourd’hui, à Césarée, une très belle profession de foi; mais la semaine prochaine, emporté par son élection à la tête des Douze, il se permettra de faire des reproches au Maître. Jésus le traitera de «Satan» (Mt 16,23), sans aucun ménagement: Il sait que le cœur de son apôtre est assez solidement ancré en lui pour pouvoir le secouer.
Au long de ces semaines d’été, le Mystère de la personne du Christ et le mystère du ministère de Pierre se dévoilent mutuellement.
⇒Lire la méditation
[1] Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, livre I chap 23, nº3 (traduction Reinach, 1900-32), disponible ici.
