La scène de la femme Cananéenne, qui importune si fortement les disciples mais obtient une louange si grande de la part du Christ, reste gravée dans nos mémoires de catéchisme : quelle humilité que de s’abaisser jusqu’à supplier de «manger les miettes comme les petits chiens»! Cette scène est pour nous un exemple de persévérance dans la prière, mais aussi un avertissement dans notre attitude vis-à-vis du prochain.
Reconnaissons d’abord l’écueil dans lequel les apôtres se laissaient prendre: une relation tellement privilégiée avec le Christ qu’elle conduirait à exclure les étrangers et importuns. Souvent, pensant avoir une bonne existence chrétienne avec une charité bien réglée, nous leur ressemblons et n’acceptons pas d’être dérangés. Le pape François ne cesse de le répéter:
«Dans vos vies chrétiennes, en bien des occasions vous serez tentés, comme les disciples dans l’Évangile de ce jour, de repousser l’étranger, le nécessiteux, le pauvre et les personnes en détresse. Ce sont ceux-là spécialement qui répètent le cri de la femme de l’Évangile: “Seigneur, aide-moi!”. La requête de la femme cananéenne est le cri de toute personne à la recherche d’amour, d’accueil et d’amitié avec le Christ. C’est le cri de tant de personnes dans nos villes anonymes, le cri de tant de jeunes de votre âge et le cri de tous ces martyrs qui aujourd’hui encore souffrent la persécution et la mort pour le nom de Jésus: “Seigneur, aide-moi!”. Et c’est souvent un cri qui sort de nos cœurs eux-mêmes: “Seigneur aide-moi!” Répondons, non pas à la manière de ceux qui repoussent les personnes qui nous sollicitent, comme si servir les nécessiteux entravait notre proximité avec le Seigneur. Non! Nous devons être comme le Christ, qui répond à chaque demande d’aide avec amour, miséricorde et compassion. »[1]
Cependant, le Christ ne se perd pas en reproches à ses disciples: il préfère leur montrer un exemple concret d’humilité et de prière persévérante, ce chemin de pauvreté spirituelle qu’ils devront eux aussi emprunter. Son refus initial d’exaucer la pauvre femme, avec ce qui peut ressembler à une note de dédain, est en réalité une mise à l’épreuve pour obtenir d’elle une confiance plus totale, plus dépouillée, qui serve de leçon aux apôtres. Dans quelques mois, après sa Résurrection, ils devront eux aussi supplier le Maître pour que les hommes reçoivent le salut offert par le Christ. Saint Jean Chrysostome nous explique ainsi l’attitude de Jésus:
« Puisque Dieu désire et recherche notre amitié, il fait tout pour nous inspirer de la confiance, et dès qu’il nous voit agir nous-mêmes sous l’impression de ce sentiment, il descend aussitôt à nos désirs; c’est ce qu’il fit à l’égard de la Cananéenne. Pierre et Jean l’avaient prié pour elle, il ne les écoute pas; cette femme fait elle-même de nouvelles instances, il lui accorde aussitôt ce qu’elle demande. Il parut d’abord vouloir différer tant soit peu, mais ce n’était point pour ajourner la grâce que sollicitait cette femme. Il voulait couronner sa persévérance d’une manière plus éclatante et rendre ses instances plus vives et plus intimes. [2]
Cette femme personnifie l’Église qui, dans son chemin sur cette terre, doit intercéder en faveur de l’humanité, semblable à la fille de la Cananéenne. Cette humanité bien malade, infestée de démons, incapable de faire le bien, il faut une intervention directe du Christ pour la relever: c’est le rôle de l’Église de l’obtenir par sa prière et par la dispensation des sacrements. Pensons à tant de religieuses, de par le monde, qui se prodiguent sans réserve dans des situations humaines souvent extrêmes: pauvreté, prostitution, mafia, et y annoncent le Christ. Elles sont en général oubliées des médias, voire même parfois de l’Église «officielle», mais le Christ – leur époux – sait entendre le cri de leur prière insistante en faveur de toutes ces situations de détresse. Le pape François a rendu hommage à l’une d’elles, dans un entretien avec des religieuses:
«En Argentine, je me rappelle d’une sœur: elle a été provinciale de sa congrégation. Une brave femme, et elle travaille encore… elle a presque mon âge, oui. Et elle lutte contre les trafiquants de jeunes, de personnes. Je me rappelle que pendant le gouvernement militaire en Argentine, ils voulaient l’envoyer en prison, ils faisaient pression sur l’archevêque, ils faisaient pression sur la supérieure provinciale, avant qu’elle-même ne devienne provinciale, “car cette femme est communiste”. Et cette femme a sauvé tant de jeunes filles, tant de jeunes filles!»[3]
Une autre femme exemplaire, sainte Jeanne de Chantal, illustre aussi son enseignement sur la prière par ce passage d’Évangile. Notre prière doit être persévérante, humble, et ne jamais se décourager: si le Christ ne semble pas nous écouter, c’est qu’il veut de nous un dépouillement plus grand. Elle écrivait ainsi:
«Il faut se tenir ferme en l’oraison et ne jamais la quitter; car, en ce jeu, qui la quitte, la perd ; si l’on fait semblant de ne vous pas écouter, criez encore plus haut; si l’on vous chasse par une porte, entrez par l’autre; si l’on vous dit, comme à la Cananéenne, que vous ne méritez pas la grâce que vous demandez, avouez qu’aussi ne prétendez-vous pas aux grâces exquises, mais seulement de manger les miettes qui tombent de la table divine.»[4]
De plus, ajoute saint Jean Chrysostome, cette méthode de prière ne demande pas de préparation spéciale: elle jaillit spontanément du cœur de cette mère qui est prête à tout pour obtenir la guérison de sa fille. C’est la grandeur de son désir qui a certainement convaincu le Christ; c’est cette flamme qui souvent nous manque. Mettons-nous à la place de la Cananéenne:
«Préparons-nous donc soigneusement à prier Dieu, et apprenons comment nous devons lui adresser notre prière. Il ne s’agit point pour vous d’aller aux écoles, de faire de grandes dépenses, de payer des maîtres, des rhéteurs, des philosophes. Il n’est même pas nécessaire d’employer beaucoup de temps pour que vous appreniez les règles de cet art; il vous suffit de le vouloir, et vous le savez en perfection. Ce n’est point seulement votre propre cause, c’est aussi la cause des autres que vous pourrez défendre devant ce tribunal.»[5]
L’Église nous invite à adopter cette «méthode» au début de la messe: la liturgie pénitentielle se présente comme une supplication insistante, la main sur le Cœur du Christ, pour obtenir le pardon dont nous avons besoin. Les apôtres, après avoir vécu tant de scènes de guérisons obtenues par cette confiance, semblent l’avoir introduite dans la prière publique qu’ils dirigeaient après la Pentecôte : serait-ce l’origine de notre «Kyrie Eleison»? En tous cas, lorsque nous répétons ce «Seigneur, prends pitié!», nous imitons la Cananéenne, comme ce prêtre de la fin du XVIIe siècle qui nous a laissé cette admirable prière:
« Kyrie. Quand je vous dirais à tous les moments de ma vie, Seigneur ayez pitié de moi, ce ne serait point encore assez pour le nombre et la qualité de mes fautes.
Christe. Quand vous ne m’écouteriez point, Seigneur, je crierai sans cesse et à chaque moment, d’une voix plus forte et plus haute, comme la Cananéenne et comme les aveugles de Jéricho: Fils de David, ayez pitié de moi; jusqu’à ce que vous ayez fait cesser tous mes maux et guéri l’aveuglement de mon âme.
Kyrie. Quand vous me rebuteriez mille fois, Seigneur, juge très juste, mais très pitoyable, je vous presserai à toutes heures de mes cris»[6]
En méditant cet évangile, nous pouvons nous interroger sur notre manière de demander. Cherchons-nous le salut ou bien seulement un soulagement qui ne dépasse pas cette vie terrestre? Avec l’Église, demandons-nous que l’Évangile touche le cœur de tous les hommes, en particulier de ceux que nous rencontrons et qui ne le connaissent pas?
Lorsque nous ne sommes pas exaucés, est-ce que nous continuons à demander comme la Cananéenne, ou est-ce que nous nous résignons en tombant dans le découragement, voire la récrimination? Pensons-nous que le salut est pour nous aussi? Demandons-nous des grâces spirituelles?
Enfin, lorsqu’en demandant nous sommes menés par le Christ vers une toute autre réponse que celle que nous attendions – par exemple lorsqu’en demandant une faveur humaine, nous recevons une grâce spirituelle – savons-nous l’accueillir?
[1] Pape François, Homélie du 17 août 2014 (en Corée).
[3] Pape François, Entretien avec les Supérieures Générales, 12 mai 2016.
[4] Sainte Jeanne de Chantal, Petit traité sur l’oraison.
[6] Antoine Montagnon, Méditations sur la Passion de NS Jésus-Christ (édition de Lyon, 1762).