Agé d’à peine plus d’un mois, Jésus est porté par ses parents au Temple : le Seigneur de l’univers s’y présente sous l’humble forme d’un nourrisson. De même, Syméon et Anne sont deux personnages qui font partie des pauvres d’Israël ; sans parler de Joseph et Marie qui offrent le sacrifice des pauvres… La majesté des paroles de Syméon ne doit pas nous détourner de l’humilité de la scène ; ou plutôt, ces paroles manifestent une espérance extraordinaire qui naît précisément de la pauvreté. Comment pouvons-nous créer autour de nous une atmosphère spirituelle comparable ? En contemplant chacun des personnages…
Chant d’espérance
Nous connaissons tous le Nunc Dimittis, et le récitons chaque soir à l’office des complies. Le pape François en décrivait bien l’esprit :
« Le chant de Syméon est le chant de l’homme croyant qui, à la fin de ses jours, peut affirmer : c’est vrai, l’espérance en Dieu ne déçoit jamais (cf. Rm 5, 5), il ne trompe pas. Syméon et Anne, dans leur vieillesse, sont capables d’une nouvelle fécondité, et ils en témoignent en chantant : la vie mérite d’être vécue avec espérance parce que le Seigneur garde sa promesse ; et Jésus lui-même expliquera cette promesse dans la synagogue de Nazareth : les malades, les prisonniers, ceux qui sont seuls, les pauvres, les personnes âgées, les pécheurs sont invités, eux aussi, à entonner le même chant d’espérance ; Jésus est avec eux, il est avec nous (cf. Lc 4, 18-19). » [1]
Ces deux personnes âgées nous indiquent ainsi la véritable espérance : non pas nos petits espoirs humains, comme la conservation de la santé, la réussite professionnelle ou le bien-être spirituel, mais l’horizon plus élevé qu’est la Promesse du Seigneur. Promesse de le rencontrer dans notre vie, de vivre avec lui pour toute l’éternité… L’âge mûr est ainsi propice à la grande espérance théologale, tandis que la jeunesse – même avec les meilleures intentions du monde – se perd souvent dans des rêves bien terrestres qui ne rassasient pas l’âme.
Comment ne pas nous tromper ? Le bienheureux Marie-Eugène Grialou nous éclaire en reliant la vertu d’espérance et la pauvreté spirituelle si bien illustrée par tous les personnages de l’évangile du jour :
« C’est dans la pauvreté spirituelle que l’espérance trouve cette pureté qui fait sa perfection. […] Il suffit d’ailleurs d’analyser la définition de la vertu d’espérance pour se rendre compte que seule la pauvreté spirituelle peut assurer sa perfection. La vertu d’espérance espère Dieu qui est son objet premier et principal ; elle l’espère à cause de Lui-même, c’est-à-dire à cause de sa toute-puissance aidante. Elle sera d’autant plus parfaite qu’elle espérera Dieu uniquement et à l’exclusion de tout autre motif que Dieu Lui-même. Cette pureté de l’objet et du motif qui fait la perfection de l’espérance est obtenue par l’élimination de tout le reste, par ce dégagement souverain qu’est la pauvreté spirituelle. » [2]
Un moyen très simple nous est offert pour pratiquer cette vraie pauvreté de l’âme : au lieu de rêver à des oraisons aussi sublimes qu’illusoires, pratiquons l’humble prière vocale, celle du bréviaire et du chapelet, ainsi que d’autres dévotions, et nous imiterons Anne qui « servait Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière ». Le Catéchisme nous en indique le bienfait :
« Parce qu’extérieure et si pleinement humaine, la prière vocale est par excellence la prière des foules. Mais aussi la prière la plus intérieure ne saurait négliger la prière vocale. La prière devient intérieure dans la mesure où nous prenons conscience de Celui à qui nous parlons. Alors la prière vocale devient une première forme de la prière contemplative. » [3]
La vertu du silence
Jésus avait une telle prédilection pour les âmes vraiment pauvres, que l’Évangile la reflète en nous offrant quelques portraits de ces grands exemples de pauvreté spirituelle que sont, hier comme aujourd’hui, les veuves qui se dédient à la piété. Dans l’évangile de Marc, la veuve qui met son offrande dans le gazophylacium est le dernier personnage que Jésus rencontre avant sa Passion, avec ce commentaire si juste : « En vérité, je vous le dis, cette veuve, qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. » (Mc 12,43-44). Dans l’évangile du jour, Anne est elle aussi le dernier personnage qui rencontre le Christ au Temple : ces femmes sont figures de l’humanité dans son indigence, qui reçoit tout du Seigneur.
Un point commun entre ces deux veuves : leur silence prolongé tout au long d’une existence vouée à la prière et au recueillement. Nous sommes invités à les admirer, comme le faisait sainte Edith Stein en nous rappelant que les grandes œuvres de Dieu se sont préparées dans le silence de nombreux personnages :
« Nous pouvons parler d’une Eglise invisible parce que les âmes cachées ne vivent pas dans l’isolement mais dans une relation vivante entre elles et dans un grand corps organisé selon Dieu. Leur efficacité et leur relation mutuelle peuvent rester cachées à elles-mêmes comme aux autres, tout au long de leur existence terrestre. Mais il se peut aussi qu’une part en transparaisse à l’extérieur. Il en fut ainsi des personnes et des événements impliqués dans le grand mystère de l’Incarnation. Marie et Joseph, Zacharie et Élisabeth, les bergers et les rois mages, Syméon et Anne, tous avaient fait l’expérience d’une vie seul à seul avec Dieu et tous avaient été préparés pour leur mission particulière avant de se trouver réunis dans ces rencontres et ces événements prodigieux et avant de comprendre a posteriori que leur cheminement antérieur les conduisait à ces sommets. Dans les chants de louange qui nous ont été transmis s’exprime leur adoration émerveillée devant les hauts faits de Dieu. » [4]
Un lieu où le Seigneur attend notre silence, auquel nous pensons peu, est celui de notre imagination. Savons-nous faire taire celle que sainte Thérèse d’Avila nommait « la folle de la maison » ? Si notre mémoire est occupée par de grandes richesses où notre esprit se complaît, ou pire polluée par des souvenirs coupables qui nous ramènent au vice, comment le Seigneur pourrait-il y semer l’espérance ? Le père Grialou nous en explique le rôle fondamental :
« La mémoire est un dépôt d’archives qui conserve les biens intellectuels et spirituels déjà acquis. Ce dépôt, au même titre que la bibliothèque pour le travailleur intellectuel, a une importance considérable pour le contemplatif isolé du monde extérieur, et pour tout spirituel qui consacre de longues heures à l’oraison. C’est en ce dépôt que, dans le silence de l’oraison, surtout dans la sécheresse, les facultés vont chercher normalement refuge, occupation, distraction ou consolation. Ces archives sont précieuses. Mais que de pertes de temps à les compulser ou simplement à les revoir ! Surtout que d’attaches s’y nourrissent et s’y fortifient ! Pour libérer l’âme de tant de richesses accumulées, qui retiennent le regard et la volonté, et qui empêchent l’espérance de monter vers Dieu, pure, simple et lumineuse, saint Jean de la Croix voudrait bien brûler toutes ces archives. N’est-ce pas ainsi que l’âme conquerrait dame Pauvreté et en ferait définitivement sa compagne ? » [5]
Un autre personnage de l’évangile nous inspire pour trouver ce silence : Marie, qui porte humblement l’enfant Jésus, et reçoit la prophétie de Syméon sans aucune réplique. Les paroles du vieillard venaient certainement s’inscrire dans son âme, où la mémoire était parfaitement en ordre et ornée de la Parole de Dieu. C’est ainsi que Chiara Lubich décrivait le silence de Marie :
« Marie, elle aussi, a parlé. Et elle nous a donné Jésus. Personne ne fut jamais sur terre un apôtre plus grand. Personne n’eut jamais une parole comme elle, qui a donné naissance au Verbe incarné. Marie est vraiment Reine des Apôtres. Et elle s’est tue. Elle s’est tue parce qu’ils ne pouvaient parler tous deux. La parole doit toujours s’appuyer sur un silence, comme une peinture sur son fond. Elle s’est tue parce qu’elle était créature. Parce que le néant ne parle pas. Mais sur ce néant, Jésus a parlé et a dit : Lui-même. Dieu, Créateur et Tout, a parlé sur le néant de sa créature. Comment alors vivre Marie, comment parfumer ma vie de sa fascination ? En faisant taire la créature en moi, et sur ce silence en laissant parler l’Esprit du Seigneur. C’est ainsi que je vis Marie et que je vis Jésus. Je vis Jésus sur Marie. Et je vis Jésus en vivant Marie. » [6]
Sur les chemins de notre existence chrétienne, recevons l’espérance que l’Esprit veut susciter dans nos âmes ; cultivons le vrai silence de pauvreté spirituelle, qui sera comme une terre fertile pour accueillir ses motions. Et surtout accueillons, comme Syméon, l’enfant Jésus qui vient à nous dans l’Eucharistie, sachons lui ouvrir les bras de notre cœur et le vénérer comme il le mérite. Terminons donc sur ces réflexions d’Origène :
« Syméon, homme saint et agréable au Seigneur, rapporte l’Évangile, attendait la consolation d’Israël ; or il avait reçu de l’Esprit Saint la promesse qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu le Christ du Seigneur. Que lui rapporta la vue du Christ ? Avait-il reçu la simple assurance de le voir, sans en tirer nul profit ? Ou bien cette promesse recèle-t-elle une faveur véritablement divine, que Siméon obtint par ses mérites ? Une femme touche la frange du vêtement de Jésus et guérit; si le bord d’un vêtement lui procura un si grand bonheur, que devons-nous penser de Syméon qui a pris l’enfant sur son sein, l’a serré en ses bras, et a connu la joie merveilleuse de porter le petit enfant qui venait libérer des prisonniers et le libérer lui-même des nœuds de la chair ? Il savait que nul ne pouvait faire sortir qui que ce soit de la prison du corps avec l’espoir de la vie future, excepté celui qu’il tenait en ses bras. Aussi dit-il : ‘Maintenant, Seigneur, tu renvoies en paix ton serviteur.’ Tant que je ne portais pas le Christ, tant que je ne le serrais pas en mes bras, j’étais prisonnier, impuissant à sortir de mes chaînes. Et sachons que cela n’est pas vrai seulement de Siméon, mais de tout le genre humain. Nous retirons-nous de ce monde ? Quittons-nous le cachot où nous étions détenus ? Voulons-nous accéder au Royaume ? Prenons Jésus en nos mains, enserrons-le de nos bras, pressons-le sur notre cœur : alors, emplis de joie, nous pourrons aller où nous le désirons. » [7]
[1] Pape François, Homélie du 2 février 2017.
[2] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel 1949, p. 828.
[4] Edith Stein, Source cachée (œuvres spirituelles), Ad solem – Cerf, 1999, p.244.
[5] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel 1949, p. 829.
[6] Chiara Lubich, La dottrina spirituale, Mondadori 2001, p. 182 (notre traduction).
[7] Origène, in L’année en Fêtes. Les Pères commentent la liturgie de la Parole , Migne, 2000, p.127.