Les lectures de ce dimanche se situent toutes sur un même lieu, le Temple de Jérusalem avec son culte et ses traditions spirituelles : c’est là que Jésus est présenté au Seigneur selon la Loi (Lc 2), c’est là qu’aboutissaient les processions d’Israël célébrées par le Psaume 24, et c’est là que devait venir le Messie selon la prophétie de Malachie (Ml 3)… C’est encore là que la seconde lecture, centrée sur le mystère du Christ, transporte nos esprits en attribuant à Jésus le titre de « grand prêtre miséricordieux » (Heb 2).
Le Psaume : procession d’entrée au Temple (Ps 24,7-10)
La récitation du Psaume 24 (23) nous immerge dans la liturgie hébraïque du temps de Jésus. Lors des grandes fêtes à Jérusalem, tout le peuple se dirigeait vers le Temple alors que les Lévites entonnaient ce chant de procession et que les prêtres s’apprêtaient à offrir les sacrifices prescrits dans le Temple lui-même, sur l’autel des holocaustes. Pour la messe, nous ne retenons que la portion du Psaume où le peuple, sur le point d’entrer joyeusement dans l’enceinte sacrée, s’adressait poétiquement aux portiques d’entrée : « Portes, levez vos frontons… ». Nous pouvons imaginer les chœurs alternés qui se renvoyaient questions et réponses : « Qui est ce roi de gloire ? »… « C’est le Seigneur ! ». La gloire (כבוד, kabod) – littéralement le poids – est un attribut divin qui se modèle sur la gloire dont les rois sont humainement revêtus, et qui se manifestait surtout dans la magnificence du Temple (cf. Is 6). C’est pourquoi le Peuple y célèbre les titres solennels de son Dieu, qui s’est manifesté dans l’histoire comme le «vaillant des combats » (cf. Dt 10,17), et le « Dieu de l’univers » qui tient tout dans sa main.
La liturgie célèbre la rencontre entre Dieu et son Peuple : à travers la procession, c’est bien le Seigneur qui vient au-devant de ses fidèles, alors que ceux-ci se dirigent physiquement vers le Saint des Saints, là où il demeure. Ils commémoraient ainsi la prise de possession du Sanctuaire par le Seigneur des Armées lors de la consécration par le roi Salomon (1R 8). Le pape Jean-Paul II nous explique comment la liturgie chrétienne a repris ce chant de procession :
« La scène de triomphe, décrite par le Psaume dans ce troisième tableau poétique [Ps 24,7-10], a été utilisée par la liturgie chrétienne d’Orient et d’Occident pour commémorer la descente victorieuse du Christ aux enfers dont parle la première Lettre de Pierre (cf. 3, 19) et l’ascension glorieuse du Seigneur ressuscité au ciel (cf. Actes 1, 9-10). Le même Psaume est encore actuellement chanté par des chœurs alternés dans la liturgie byzantine lors de la nuit de Pâques, de même qu’il était utilisé par la liturgie romaine au terme de la procession des Rameaux, lors du deuxième Dimanche de la Passion. La liturgie solennelle de l’ouverture de la Porte Sainte au cours de l’inauguration de l’année jubilaire nous a permis de revivre avec une intense émotion intérieure les mêmes sentiments éprouvés par le Psalmiste en franchissant le seuil de l’antique Temple de Sion. » [1]
Enfin, le prophète Ezéchiel, dans sa vision du Temple idéal, nous fournit un détail qui va nous offrir un lien entre le Psaume et la première lecture :
« Il me ramena vers le porche extérieur du sanctuaire, face à l’orient. Il était fermé. Le Seigneur me dit : Ce porche sera fermé. On ne l’ouvrira pas, on n’y passera pas, car le Seigneur, le Dieu d’Israël, y est passé. Aussi sera-t-il fermé. Mais le prince, lui, s’y assiéra pour y prendre son repas en présence du Seigneur. » (Ez 44,1-3)
Un porche fermé, un roi qui y célèbre la communion : la procession des Israélites se rendait sur ces mêmes lieux que le Seigneur avait parcourus lorsqu’Il était entré dans son Temple, elle s’adressait à ces mêmes porches d’entrée ; dans la période du Second Temple, on se prenait à rêver qu’un roi puisse revenir sur ces lieux, ouvrir les battants des portes solennelles, et établir enfin le Règne du Seigneur : une attente messianique qui s’exprime parfaitement dans la prophétie de Malachie.
La première lecture : Le messager de l’Alliance (Ml 3,1-4)
Dans l’ordre actuel de notre Bible chrétienne, le prophète Malachie occupe la dernière place de l’Ancien Testament : il annonce en effet, dans sa dernière prophétie, le retour d’Élie qui va enfin établir le Jour du Seigneur, assimilé à Jean-Baptiste par le Nouveau Testament : « Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que n’arrive le Jour du Seigneur, grand et redoutable. » (Ml 3,23)
Ce prophète nous plonge dans les derniers siècles du Second Temple, alors que Jérusalem vit une double crise de gouvernement : l’autorité civile n’y est pas légitime puisqu’elle ne descend pas de David ; l’autorité religieuse non plus puisque le dernier descendant de Sadoq, le grand prêtre Onias III, a été assassiné en 171 av. J.-C. Le Temple est alors gagné par une corruption scandaleuse, tant financière que morale, et Malachie se lève pour la dénoncer. Il suffit de lire le verset qui suit notre texte pour percevoir toute l’indignation divine : « Je m’approcherai de vous pour le jugement et je serai un témoin prompt contre les devins, les adultères et les parjures, contre ceux qui oppriment le salarié, la veuve et l’orphelin, et qui violent le droit de l’étranger, sans me craindre, dit le Seigneur Sabaot. » (Ml 3,5)
Ce Jour du Seigneur, où aura lieu la remise en ordre de la Cité sainte, est d’autant plus terrible – pour les méchants – que la corruption est étendue. Il s’enrichit sous la plume de Malachie de deux autres thèmes classiques de la prédication prophétique : l’attente messianique et la préoccupation cultuelle. Le prophète annonce en effet la venue d’un personnage mystérieux, le messager, sur lequel repose une double tâche : un renouvellement de l’Alliance dans le Temple – c’est pourquoi il est appelé « Ange [ou messager] de l’Alliance », une fonction royale à l’image de David et Josias (cf. 2Ch 35) ; et un renouvellement profond du sacerdoce corrompu de Jérusalem : « il purifiera les fils de Lévi » (v.3). L’annonce du prophète rejoint les vœux profonds du peuple : que le Temple redevienne le lieu d’un culte agréable à Dieu (présenter l’offrande en toute justice), pour que la bénédiction divine s’étende sur tous à travers la prospérité et la paix, qui restent dans leur cœur comme une nostalgie des époques précédentes : « comme il en fut aux jours anciens, dans les années d’autrefois » (v.4).
L’évangile : Présentation de Jésus au Temple (Lc 2,22-40)
Toute cette attente dans le Temple, intensifiée dans son désir par tant de générations qui ont célébré le culte avec ferveur, trouve son accomplissement dans la venue du Christ, l’envoyé du Père. Accomplissement plutôt étonnant : comme Jean-Baptiste, éduqué par l’écoute de Malachie, les foules attendaient un Messie haut en couleurs, qui « va nettoyer son aire ; il recueillera son blé dans le grenier ; quant aux bales, il les consumera au feu qui ne s’éteint pas » (Mt 3,12). Or, voici une humble famille qui porte un nouveau-né, et qui se soumet à la Loi de Moïse et à l’organisation du Temple, offrant le sacrifice des pauvres (un couple de tourterelles). Rien que de très banal… jusqu’à ce que deux personnages, animés par l’Esprit, décèlent dans la petite créature muette la « lumière des nations » tant attendue. Le Catéchisme nous offre une synthèse de ce mystère :
« La présentation de Jésus au Temple (cf. Lc 2, 22-39) le montre comme le Premier-Né appartenant au Seigneur (cf. Ex 13, 12-13). Avec Syméon et Anne c’est toute l’attente d’Israël qui vient à la rencontre de son Sauveur (la tradition byzantine appelle ainsi cet événement). Jésus est reconnu comme le Messie tant attendu, ‘lumière des nations’ et ‘gloire d’Israël’, mais aussi ‘signe de contradiction’. Le glaive de douleur prédit à Marie annonce cette autre oblation, parfaite et unique, de la Croix qui donnera le salut que Dieu a ‘préparé à la face de tous les peuples’. » [2]
Les différents personnages permettent de structurer cette page d’évangile. Tout d’abord, les « parents de Jésus », Marie et Joseph, une expression choisie par la traduction liturgique mais qui n’apparaît pas dans le texte grec. Un bon choix : cette famille se fond dans la foule de tous les pèlerins à Jérusalem, personne ne soupçonne l’extraordinaire de la conception de Jésus, et Joseph a assumé la paternité légale de Jésus à la circoncision. Il sera désigné comme « son père » (v.33), et c’est lui qui vient demander d’accomplir le rite du « rachat » du premier-né. Cette cérémonie rappelait aux Hébreux qu’ils étaient le peuple consacré au Seigneur, auquel ils devaient rendre les prémices de tout, depuis les moissons jusqu’aux enfants (cf. Ex 13). C’était aussi l’occasion d’achever la purification de la mère, un bon mois après la naissance, et de lui permettre de reprendre des relations sociales normales (cf. Lv 12). Notons qu’ils n’appartiennent pas à la classe sacerdotale, et qu’ils se rendent au Temple par soumission à la Loi, avec un grand respect comme le souligne Luc : ils accomplissent tout ce qui est « prescrit par la loi du Seigneur » (expression répétée trois fois).
Nous ne savons pas si Syméon, qui fait irruption dans le récit, faisait partie du clergé dans le Temple, même s’il est représenté comme un prêtre par la plupart des artistes chrétiens. Mais saint Luc insiste sur la présence de l’Esprit Saint, qui « était sur lui », lui avait fait une promesse explicite, et qui l’amène au Temple au bon moment pour l’accomplir… Un exemple impressionnant de cette « emprise de l’Esprit » dont parlera saint Paul : « tous ceux qui sont animés par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu. » (Ro 8,14) L’Esprit prophétique le pousse à proférer un cantique d’action de grâce (le Nunc dimittis) et un oracle qui concerne Jésus et sa mère (voici que cet enfant…). Il représente tout le peuple de l’ancienne Alliance, dans le meilleur de sa tradition spirituelle qui est animée par la « רוח, ruach », le Souffle divin qui a guidé Israël dans toute son histoire et qui a inspiré ses prophètes. En lui, c’est donc le culte ancien qui rend hommage à la nouveauté du Christ : sur le tard de sa vie, exprimant son désir de « s’en aller en paix », il est comme un veilleur de nuit qui s’efface lorsque vient l’aurore. En lui, ce sont les institutions d’Israël qui cèdent la place à l’étoile du matin se levant pour un nouveau jour, le Christ : « lumière qui se révèle aux nations et gloire de ton peuple Israël ». Cette expression bien connue depuis le Concile, Lumen Gentium, nous montre combien Syméon se situe dans la continuité d’Isaïe, qui l’avait employée pour désigner son serviteur (cf. Is 42,6 et 49,6).
Puis apparaît Anne, fille de Phanuel, elle aussi mue par l’Esprit Saint puisqu’elle porte le beau titre de prophétesse ; nous sommes touchés par son attachement au Temple où elle « servait Dieu jour et nuit dans le jeûne et la prière ». Au plus profond des heures sombres de l’histoire, elle persévérait dans son offrande personnelle ; elle symbolise la conscience humaine droite qui cherche inlassablement à honorer son Dieu, et qui voit finalement, après des années d’épreuves, la lumière se lever par la venue de son Seigneur. Le pape François a bien décrit cette rencontre entre tant de personnages :
« Et voilà la rencontre entre la Sainte Famille et ces deux représentants du peuple saint de Dieu. Au centre se trouve Jésus. C’est Lui qui anime tout, qui attire les uns et les autres au Temple, qui est la maison de son Père. C’est une rencontre entre les jeunes pleins de joie dans l’observation de la Loi du Seigneur et les personnes âgées pleines de joie en raison de l’action du Saint-Esprit. C’est une rencontre particulière entre observance et prophétie, où les jeunes sont les observants et les personnes âgées sont les prophètes. En réalité, si nous réfléchissons bien, l’observance de la Loi est animée par l’Esprit lui-même, et la prophétie a lieu sur la route tracée par la Loi. Qui plus que Marie est emplie du Saint-Esprit ? Qui plus qu’elle est docile à son action ? » [3]
La deuxième lecture : Jésus, « grand prêtre miséricordieux » (Heb 2,14-18)
Récapitulons tout notre parcours dans les Écritures : d’abord, la procession solennelle des Hébreux pour l’entrée du « roi de gloire » dans le Temple ; ensuite, la prophétie de Malachie sur la venue du « messager de l’alliance » ; enfin, la première apparition de Jésus – encore nourrisson – dans le Sanctuaire de Jérusalem. Que vient ajouter à tout cela la Lettre aux Hébreux, et pourquoi la liturgie a-t-elle choisi ce passage qui traite du mystère pascal, « par sa mort, il a pu réduire à l’impuissance le diable » (v.14) ? Une remarque du pape Benoît XVI nous répond :
« La liturgie [pascale] applique à la descente de Jésus dans la nuit de la mort la parole du psaume 23 [24] : ‘Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portes éternelles !’ La porte de la mort est fermée, personne ne peut entrer par là. Il n’y a pas de clé pour cette porte de fer. Pourtant, le Christ en a la clé. Sa Croix ouvre toutes grandes les portes de la mort, les portes inviolables. Maintenant, elles ne sont plus infranchissables. Sa Croix, la radicalité de son amour, est la clé qui ouvre cette porte. » [4]
L’auteur de la Lettre aux Hébreux nous offre ainsi une relecture typologique du mystère du Temple avec son culte : par son mystère pascal, le Christ a inauguré un nouveau Sanctuaire, celui de son Corps, et un nouveau sacerdoce. Il est devenu « grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech » (Heb 6,20). L’accomplissement de la prophétie de Malachie n’advient pas seulement par la présence de Jésus nourrisson au Temple lors de la Présentation, mais lorsqu’il remplace le Temple lui-même par son Corps ressuscité, nouveau lieu de culte des croyants. C’est ainsi qu’il devient vraiment le « messager de l’Alliance que vous désirez » (Ml 3,2), en établissant l’Alliance nouvelle en son sang. Un peu plus avant dans son homélie, l’auteur affirme ainsi : « le Christ est médiateur d’une nouvelle alliance, afin que, sa mort ayant eu lieu pour racheter les transgressions de la première alliance, ceux qui sont appelés reçoivent l’héritage éternel promis. » (Heb 9,15)
Au-delà de cette relecture du mystère du Temple, un autre thème relie la seconde lecture à l’évangile du jour : en se soumettant à la Loi de Moïse, la sainte famille a bien exprimé la profondeur de l’Incarnation. Le nourrisson Jésus est en tout point similaire aux autres enfants hébreux, ce que la Lettre affirme ainsi : « les enfants des hommes ont en commun le sang et la chair, Jésus a partagé, lui aussi, pareille condition » (v.14). Par cette solidarité avec notre nature humaine, nous sommes emportés dans l’œuvre de Rédemption du Christ, car ceux qu’il est venu sauver, « ce ne sont pas les anges, c’est la descendance d’Abraham » (v.16), d’ailleurs parfaitement représentée par Syméon et Anne.
Par sa communion avec nous, le Christ s’est acquis les deux qualités indispensables du parfait grand-Prêtre : « miséricordieux et digne de foi ». Il est la Miséricorde du Père en venant souffrir et mourir pour nous (… l’épreuve de sa Passion) ; nous pouvons nous confier à lui car il accomplit parfaitement sa fonction de Médiateur [5] , au-delà des balbutiements de nos efforts, et grâce à l’union en sa personne des deux natures, humaine et divine.
Cette théologie, un poète du VIIº siècle, Patriarche de Jérusalem de surcroît, l’a admirablement chantée en nous invitant à célébrer la Présentation :
« Accueillons l’enfant Jésus avec le vieillard Syméon et la vieille Anne la prophétesse : en effet la Loi et les prophètes qui viennent après la Loi ont tous les deux vieillis, et ils attendaient leur propre rédemption. Car jusqu’à l’apparition lumineuse du Christ, la Loi était en vigueur et les prophètes prédisaient les mystères de la sagesse de Dieu concernant le Christ. Nous qui sommes venus des nations vers l’Israël nouveau, rendons grâce pour les merveilles prophétisées sur le Christ ! Nous qui sommes appelés le nouveau peuple de Dieu, exultons en psalmodiant : ‘Chantons au Seigneur un chant nouveau !’ (Ps 98,1). Nous qui sommes renouvelés dans la beauté et élevés par la présence et la splendeur du Christ, rejetons la vanité des Grecs et celle de la Loi, ce qui est selon la chair et qui est indigne de la lumineuse célébration du Christ. » [6]
=> Lisez la méditation
[1] Jean Paul II, Audience générale du 20 juin 2001.
[3] Pape François, Homélie du 2 février 2014.
[4] Benoît XVI, Homélie de la veillée pascale, 7 avril 2006.
[5] Le pape Benoît XVI commente ainsi ce mystère de la Présentation : « Ici nous est présenté le Christ, le médiateur qui unit Dieu et l’homme en abolissant les distances, en éliminant toute division et en abattant tous les murs de séparation. Le Christ vient en tant que “grand prêtre miséricordieux et fidèle pour expier les péchés du peuple” (He 2, 17). Nous remarquons ainsi que la médiation avec Dieu ne se réalise plus dans la sainteté-séparation de l’ancien sacerdoce, mais dans la solidarité libératrice avec les hommes. Il commence, encore Enfant, à marcher sur le chemin de l’obéissance, qu’il parcourra jusqu’au bout. » (Homélie du 2 février 2006).
[6] Sophrone de Jérusalem (VIIº siècle), Fêtes chrétiennes à Jérusalem, Migne, 1999 (Les Pères dans la foi n° 75), p. 57.