Après les fêtes de Noël, nous entrons dans le temps ordinaire avec la célébration du Baptême de Jésus. Jean-Baptiste se fait notre compagnon sur les bords du Jourdain, et nous reprenons l’évangile de Luc là où nous l’avions quitté, le troisième dimanche de l’Avent (Lc 3).
L’évangile : baptême de Jésus (Lc 3)
Nous avions alors contemplé la manière dont le précurseur préparait le Peuple par ses vigoureuses exhortations morales, en leur lançant une énergique admonestation : « engeance de vipère… » (v.7) Aujourd’hui la liturgie retient du récit de Luc son annonce de la venue de Jésus et du baptême « dans l’Esprit Saint et le feu » . Elle omet les versets du jugement, où Jésus tient en main la « pelle à vanner », et ceux de l’emprisonnement de Jean-Baptiste (vv.17-20). Notre regard est donc tout entier fixé sur le mystère de la personne de Jésus : c’est ce mystère qui va se déployer tout au long de l’année liturgique.
En deux versets assez rapides (vv.21-22), saint Luc nous décrit le baptême de Jésus – ou plutôt la théophanie qui a lieu à l’occasion de ce baptême. Il n’insiste pas sur son attitude d’humilité, comme Matthieu (cf. Mt 3,13), ni sur le témoignage que rend Jean-Baptiste, comme le fait Jean (cf. Jn 1,34) : il n’y a pas encore de disciple autour de Jésus. Dans la solitude, le Christ se prépare à sa mission, comme le mentionne le verset suivant : « lors de ses débuts » (v.23). Il va bientôt se retirer au désert, ultime étape de cette vie cachée que Luc nous a si bien décrite dans les trois premiers chapitres.
Cela explique pourquoi la voix céleste – celle du Père – s’adresse directement à Jésus et non à tous : « Tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie (ἐυδόκησα : eudokèsa, je me complais) » (v.22). Lors de la Transfiguration, Il dira : « Celui-ci est mon Fils, l’Elu, écoutez-le » (Lc 9,35), invitant la communauté des disciples, qui se sera formée entretemps (chapitres 4 et 9), à se mettre totalement à la suite du Christ. Mais quel est le sens de la « complaisance » divine (ἐυδόκησα) ? Le père Spicq l’explique ainsi:
« On peut traduire matériellement : ‘en qui je me suis complu’, ou mieux : ‘en qui je prends mes complaisances’, mais on doit tenir compte de la valeur affective du verbe au Ier siècle, puisqu’il s’agit des relations de personne à personne entre le Père et le Fils : le ‘plaisir’ de Celui-là est la joie de l’amour qu’Il porte à Celui-ci. Le français ‘complaisance’, qui exprime une disposition à s’accommoder, à acquiescer aux goûts ou aux sentiments d’autrui, est beaucoup trop faible. Le texte fait d’ εὐδοκέω l’explicitation de l’agapè divine ; il s’agit d’une délectation, exactement d’une béatitude. L’agapè néotestamentaire, amour céleste, est un amour heureux. » [1]
Si le Père se complaît parfaitement dans le Fils et trouve en lui sa joie, c’est que le Fils, de même nature que le Père, l’aime parfaitement de toute éternité, et que cet amour est l’Esprit Saint lui-même. Maintenant que le Fils s’est fait chair (Lc 1), une nouvelle forme de complaisance apparaît : le Fils dans son humanité fait pleinement la volonté du Père, adhérant totalement à son œuvre de Salut, et lui rendant toute gloire. Jésus, après les tentations au désert, va s’entourer de ses disciples pour conquérir toute l’humanité à l’amour de son Père et le réjouir de cette multitude de fils : « c’est la volonté de celui qui m’a envoyé que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour. Oui, telle est la volonté de mon Père, que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. » (Jn 6,39-40)
Nous avons donc, lors du baptême de Jésus, une manifestation de l’amour du Père envers lui, ainsi qu’un dévoilement de la nature divine de Jésus. De fait, les trois Personnes divines se manifestent : le Père par la voix, Jésus dont Jean-Baptiste dévoile la présence au Peuple, et l’Esprit-Saint qui se rend visible sous une apparence corporelle, « comme une colombe ». C’est pourquoi la liturgie, surtout orientale, considère le Baptême comme une seconde Epiphanie, après la venue des Mages (semaine dernière), et avant les noces de Cana (semaine prochaine), où Jésus manifestera sa gloire (Jn 2,11). Nous verrons en deuxième partie comment cette théophanie peut nourrir notre méditation.
La deuxième lecture : la grâce s’est manifestée (Tt 2)
La deuxième lecture, tirée de la Lettre de saint Paul à Tite, s’inscrit dans cette même thématique de la « manifestation ». Elle est d’une grande densité théologique et pourrait nous dérouter mais un indice peut nous orienter : saint Paul répète trois fois la même expression, la manifestation (ἐπιφάνεια, épiphaneïa) du Dieu Sauveur (σωτήρ, sôter), en l’appliquant à trois réalités différentes.
Il s’agit au début (v.11) de Dieu le Père qui a manifesté sa bienveillance gratuite – la grâce – en nous offrant son Fils bien-aimé , « qui s’est donné pour nous ». Nous avons donc été sauvés dans le passé, sans aucun mérite de notre part par la Croix de Jésus : « non pas à cause de la justice de nos propres actes, mais par sa miséricorde » (v.14).
Ensuite, Paul se réfère au retour glorieux de Jésus à la fin des temps : ce salut s’opèrera pleinement et définitivement, lors de la « manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus-Christ ». Cette perspective nourrit notre espérance et nous aide à renoncer au mal, « l’impiété et les convoitises de ce monde ».
Mais entre ce passé et ce futur, Jésus nous rejoint au présent : la troisième manifestation est celle de notre propre baptême, où l’Esprit-Saint nous est donné en abondance afin que ce salut s’opère déjà. Le mystère chrétien nous place ainsi au centre de deux réalités qui sont structurées par trois pôles, comme des « triangles » : le temps, avec son passé, présent et futur ; et la Trinité, avec les trois Personnes divines. Au cœur de ces réalités se manifeste la grâce divine (χάρις, charis).
La première lecture : Consolez mon peuple (Is 40)
De son côté, Jean-Baptiste est la « voix qui crie dans le désert » : il réalise parfaitement la prophétie d’Isaïe proclamée en première lecture (Is 40) , où Dieu ordonne à un messager de porter « la Bonne Nouvelle à Sion ». Dans l’antiquité, c’est ainsi qu’était annoncé un grand événement, comme la naissance d’un nouveau roi, depuis un point élevé (monte sur une haute montagne v.9) où il faut élever la voix pour se faire entendre de tous les habitants.
Dieu change le sort de la ville : après l’humiliation vient la consolation, comme un père qui réconforte son enfant après la correction. Un proverbe dit en effet : « Corrige ton fils, il te laissera en repos et fera les délices de ton âme » (Pv 29,17) ; ainsi le Seigneur a décidé que Jérusalem « a reçu du Seigneur le double pour toutes ses fautes », que le temps de la consolation est venu. Il va lui-même venir la visiter.
Comment imaginer la visite d’un hôte si élevé ? La grandeur de la création nous laisse entrevoir la majesté du créateur : le psalmiste (Ps 104) décrit la magnificence de celui qui déploie les cieux. Le récit de la création (Gn 1) y est en arrière-plan : Celui qui a dit « que la lumière soit » s’en revêt comme d’un manteau ; Il a peuplé la mer d’un grouillement d’animaux (Gn 1,21), et les signes de puissance dans la nature, entre nuées et flammes des éclairs, rappellent son intervention lors de l’Exode, aux pieds du Sinaï.
Enfin, le souffle divin (רוח, ruah) donne la vie à toutes les créatures ; traduit en grec par esprit (πνεῦμα, pneuma), c’est Lui qui est « répandu sur nous en abondance » (saint Paul, 2e lecture), pour accomplir une nouvelle création ; c’est lui qui est descendu sur Jésus sous forme de colombe, manifestant sa Gloire…
Dans l’imaginaire religieux d’Israël, la Gloire du Seigneur devait venir de l’Est, comme le soleil levant ; c’est ainsi qu’était orienté le Temple de Jérusalem et qu’Ezéchiel avait vu le retour de la Gloire : « La gloire du Seigneur arriva au Temple par le porche qui fait face à l’orient » (Ez 43,4). Mais l’Est de Jérusalem est occupé par le Mont des Oliviers, puis le paysage s’enfonce dans le désert de Juda jusqu’aux profondeurs de la vallée du Jourdain, avant de remonter sur l’autre rive avec les monts de Moab (Jordanie), et de nouveau le désert… C’est tout cela qu’Isaïe contemple en y voyant une analogie avec la vie spirituelle du peuple d’Israël et avec le cœur de l’homme ; il faut aplanir, abaisser et combler pour préparer une voie triomphale au Seigneur : « que tout ravin soit comblé, toute montagne et toute colline abaissée ! » (Is 40,4).
Cette entrée triomphale, c’est Jésus qui l’accomplira depuis le Mont des oliviers, quelques jours avant sa Pâque ; mais pour l’instant, la gloire du Seigneur se manifeste en Lui dans le Jourdain , après que la voix du désert l’a désigné commeCelui qui vient. Et Il va bientôt parler au cœur de Jérusalem…
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[1] P. Ceslas Spicq, op, Lexique Théologique du Nouveau Testament, Cerf, p. 612-613.