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La nouveauté de la Résurrection

Le matin de Pâques, tout est nouveau dans le jardin où Jésus rencontre Marie Madeleine, et l’on ressent encore la fraîcheur de leur rencontre (« Rabbouni ! » Jn 20,16). Mais au soir du même jour, les disciples n’ont pas encore été touchés par cette nouveauté, enfermés qu’ils sont dans le Cénacle, prisonniers de leur peur et des images traumatisantes de la Passion. Le Seigneur leur apparaît et tout recommence de nouveau : comme une nouvelle création, une nouvelle naissance, un nouveau ministère.

Revenons au jour de la création de l’homme : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla [ἐνεφύσησεν] dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. » (Gn 2,7) ; de même au Cénacle, Jésus souffle sur les disciples (ἐνεφύσησεν, enefusèsen, d’où vient ‘effusion’). Ces hommes qu’il a tirés de leur vie ordinaire en Galilée, et qu’Il a formés pendant sa vie publique, il leur confère maintenant une nouvelle vie dans l’Esprit, et la mission de répandre la Miséricorde. Leur ministère est une nouvelle autorité donnée sur le monde, comme Adam avait reçu la terre à dominer (Gn 1,28).

Le chapitre 20 de Jean nous propose deux repères temporels, un matin et un soir, comme au premier jour de la création : « il y eut un soir, il y eut un matin, ce fut le premier jour » (Gn 1, 5). Il évoque aussi un autre commencement, le huitième jour qui représente la fin des temps et la Parousie. Par ailleurs, deux personnages dominent le récit, Marie Madeleine et Thomas, un homme et une femme, entourés d’un groupe humain en constitution. Jean nous propose donc une vision en raccourci de la nouvelle humanité en quête de Dieu, qui renaît avec le Christ. Au matin de Pâques, Dieu recrée le monde et envoie les croyants en mission ; il les fait progressivement croître dans la foi jusqu’à la rencontre plénière avec lui. Pour certains commentateurs, Thomas symbolise l’homme arrivé au terme de la foi, la vision de Dieu ; il incarne aussi le peuple juif qui ne croira pleinement qu’à la Parousie en voyant le Messie glorifié.

La nouveauté de la Résurrection est aussi une nouvelle naissance, pour Jésus (son corps est désormais glorieux) comme pour l’Église (qui reçoit l’Esprit), et pour chaque croyant appelé à « renaître de l’eau et de l’Esprit » (Jn 3, 5). Saint Grégoire le Grand compare le Cénacle fermé avec le sein de la Vierge Marie :

« Car ce corps du Seigneur qui rejoignait les disciples malgré les portes fermées est le même que sa Nativité a rendu visible aux hommes quand il est sorti du sein fermé de la Vierge. Il ne faut donc pas s’étonner si notre Rédempteur, après être ressuscité pour vivre à jamais, est entré malgré les portes fermées, puisqu’en venant en ce monde pour mourir, il est sorti du sein de la Vierge sans l’ouvrir. » [1]

Nouvelle création, nouvelle naissance : dans les deux cas, les femmes jouent un rôle important, puisqu’elles transmettent la vie nouvelle. Leur amour de Jésus, si profond, les amène à être les premières à accueillir le Christ ressuscité, hier comme aujourd’hui, comme le décrit le pape François :

« Les premiers témoins de la Résurrection sont les femmes. Et cela est beau. Et c’est un peu la mission des femmes : des mères, des femmes ! Rendre témoignage aux enfants, aux petits-enfants, que Jésus est vivant, il est le vivant, il est le ressuscité. Mères et femmes, allez de l’avant avec ce témoignage ! Pour Dieu c’est le cœur qui compte, combien nous sommes ouverts à Lui, si nous sommes comme les enfants qui ont confiance. » [2]

Marie Madeleine, Thomas : quelle différence entre le cœur féminin qui cherche et s’attache à son Seigneur, et l’esprit masculin qui doit toucher pour arriver à croire ! Marie a placé l’amour à la première place, elle ne vit que de l’amour de Jésus pour elle, et c’est pourquoi son cœur accueille dès le début la nouveauté de la Résurrection :

« Les apôtres et les disciples ont plus de difficultés à croire. Les femmes non. Pierre court au sépulcre, mais il s’arrête à la tombe vide ; Thomas doit toucher de ses mains les blessures du corps de Jésus. Dans notre chemin de foi aussi, il est important de savoir et de sentir que Dieu nous aime, de ne pas avoir peur de l’aimer : la foi se professe avec la bouche et avec le cœur, avec la parole et avec l’amour. »[3]

Seigneur, tu connais en moi ce Thomas qui doute, et cette Madeleine qui te cherche : viens à ma rencontre et montre-moi tes plaies pour nourrir ma foi ; viens consoler mon cœur et le serrer contre le tien. Que je fasse de nouveau l’expérience de ta présence, pour pouvoir porter la Nouvelle à mes frères et accomplir la mission que tu me confies.

De l’incrédulité à l’accueil de la miséricorde

« Cesse d’être incrédule, sois croyant ! » Jésus semble donner à Thomas l’étrange ordre de croire. C’est ainsi que l’a compris Victor Hugo en mettant ces vers prophétiques sur les lèvres de Jésus lors de la dernière Cène :

« Trois jours après ma mort je ressusciterai ;
Mais quand j’apparaîtrai blanc près de la fontaine,
Vous me verrez ainsi qu’une forme incertaine ;
Madeleine croira que c’est le jardinier ;
Thomas commencera par douter et nier,
Mais les trous de mes pieds le forceront à croire ;
Et quand il aura mis dans ma blessure noire
Son doigt qu’il ôtera tiède et mouillé de sang,
Il s’en ira songer dans l’ombre en frémissant. » [4]

Forcer à croire ? On pourrait en effet penser que, devant la présence physique du Ressuscité, Thomas n’a pas eu d’autre choix que de croire. Mais ce n’est pas ce que nous enseigne l’Évangile. La foi reste toujours un choix, une liberté, qu’aucune preuve ne peut forcer. Matthieu mentionne lui aussi : « Quand ils le virent, ils se prosternèrent devant lui mais certains eurent des doutes » (Mt 28, 17). Saint Jean-Paul II fait l’analyse suivante :

« La demande de Thomas a donc une certaine légitimité : il a demandé des preuves, les mêmes qu’avaient eues les autres. Ce qu’ils lui disaient ne lui suffisait pas. Il voulait se faire une conviction personnelle, voir de ses yeux, toucher de ses mains. Et il a obtenu ce qu’il demandait. Son « incrédulité » est devenue en un certain sens une preuve supplémentaire, comme on l’a souligné bien des fois. C’est précisément parce qu’il ne voulait pas admettre l’annonce de la résurrection qu’il a contribué indirectement à ce que cette annonce revête une certitude encore plus grande. Thomas l’incrédule est devenu d’une certaine manière le porte-parole de la certitude de la résurrection. ».[5]

Aujourd’hui comme alors, croire à la résurrection n’est pas si facile. De tous les mystères de la vie du Christ, la résurrection est le seul que nous ne puissions pas rattacher à une expérience humaine connue. Nous peinons donc à saisir de quoi il s’agit : mais le Christ nous demande-t-il de comprendre ce mystère ? En demandant à Thomas, et à nous tous, d’être croyant, Jésus nous invite plutôt à adhérer au mystère de sa personne, et à son amour pour nous, sous l’inspiration de l’Esprit. « Cesse d’être incrédule, sois croyant ! » : nous entendons dans la voix du Christ la force d’une invitation aussi pressante que son amour… La foi est une œuvre divine en nous, à laquelle nous acquiesçons, comme l’explique le Catéchisme :

« Lorsque S. Pierre confesse que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant, Jésus lui déclare que cette révélation ne lui est pas venue « de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16, 17). La foi est un don de Dieu, une vertu surnaturelle infuse par Lui. Pour prêter cette foi, l’homme a besoin de la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que des secours intérieurs du Saint-Esprit. Celui-ci touche le cœur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l’esprit et donne ‘à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité’. » [6]

Croire à la résurrection n’est pas toujours facile mais croire à la profondeur de l’amour de Dieu peut être encore plus difficile. Qui de nous ne doute pas, dans les moments d’épreuve, de la bonté et de la présence de Dieu ? Si nous croyions en cet amour-là, serions-nous si sensibles aux séductions du monde, aux compensations matérielles ou intellectuelles ? Ne serions-nous pas plus patients face à l’imperfection d’autrui, aux contrariétés, aux échecs et trahisons, à la tristesse ? Une foi plus grande nous ferait rechercher la compagnie de Dieu dans la prière, nous pourrions lui offrir toute notre vie et tout notre cœur ; nous aurions, comme les Saints, le désir du Ciel. « Hommes de peu de foi », dit souvent le Christ à ses disciples et à nous.

Autre difficulté pour nous : l’accueil de la miséricorde, dimension suprême de l’amour. Nous avons beaucoup de mal à reconnaître notre péché, notre petitesse devant Celui qui peut tout. Nous cherchons à prouver notre valeur plutôt qu’à être accueillis tels que nous sommes. Si nous demandons pardon – ce qui est déjà rare – nous ensuite blessés dans notre orgueil ; nous aimerions être parfaits plutôt qu’être pardonnés.

Ayant nous-mêmes du mal à pardonner, nous peinons à croire que Dieu qui est Saint, puisse nous pardonner vraiment. Comme Adam et Eve après la chute, nous nous cachons (Gn 3, 8) plutôt que laisser Dieu nous habiller des tuniques de la miséricorde (Gn 3, 21). Et si nous accueillons son pardon, nous ne parvenons pas à nous pardonner à nous-même, bloquant ainsi l’œuvre de Dieu.

C’est toute cette dimension de repli sur nous – les portes fermées du Cénacle au soir de Pâques – que le Seigneur veut venir guérir. Pour cela nous ne devons pas avoir peur d’aller à lui et de nous livrer à sa Miséricorde. Pierre en a fait l’expérience lors du lavement des pieds et Thomas, qui a certes douté, n’a pas hésité, le moment venu, à mettre ses mains dans les plaies du Christ et à entendre son exhortation à croire. Saint Grégoire le Grand trouve ainsi dans cette scène une immense valeur pour nous :

« L’incrédulité de St Thomas a bien plus aidé notre foi que la foi des autres disciples. Du fait qu’il retrouve sa foi en touchant de ses doigts nous sommes nous-mêmes affermis dans notre foi parce que tous les doutes sont écartés. Le disciple qui a douté et touché est ainsi devenu témoin de la réalité de la résurrection. »[7]

Nous pouvons alors adresser à Jésus une prière comme celle-ci : « Seigneur Jésus, tu écoutes mon désir de te voir et de te toucher, tu connais mes hésitations et mes doutes, tu ne les juges pas… Ton amour est compréhensif et miséricordieux : la patience et la condescendance de la Miséricorde. Tu m’envoies aussi de nombreux signes à travers tes plaies que je peux toucher dans ton Corps, l’Église, dans ces membres souffrants qui souvent témoignent si profondément ta Présence. Ouvre mon cœur et mon esprit à ces signes ! »

Le Seigneur nous invite à nous approcher de lui avec un cœur sincère et ouvert, dans la prière et les sacrements. Il nous demande de ne pas nous dérober à ce contact. Une hymne byzantine exprime bien l’effet transformateur de ce contact pour nous :

« Ô miracle inouï, la paille touche le feu et fut sauvée. Thomas mit sa main dans le Côté brûlant de Jésus-Christ et ne fut pas consumé par ce toucher. Il transforma la méchanceté de son âme en foi bénie. Avec ferveur, il s’écria du fond de son âme: Tu es mon Seigneur et mon Dieu. Ô Ressuscité des morts, gloire à toi ! »[8]

Cela a amené le pape Jean-Paul II à consacrer ce dimanche à la Miséricorde : La révélation de la Divine Miséricorde à Sainte-Faustine est la prolongation de celle du Sacré-Cœur, trois siècles plus tôt, à Marguerite-Marie. Dans un monde gagné par le jansénisme et oublieux du Dieu d’amour (XVIIème siècle), en proie à des idéologies de haine de Dieu et des hommes (XXe siècle), le Christ est venu rappeler le message du soir de Pâques : « Mets ta main dans mon côté, ne sois pas incrédule, sois croyant ! »

Nous pouvons pour terminer reprendre la prière du Père Teilhard de Chardin:

« Seigneur, enfermez-moi au plus profond des entrailles de votre Cœur. Et, quand vous m’y tiendrez, brûlez-moi, purifiez-moi, enflammez-moi, sublimez-moi, jusqu’à satisfaction parfaite de vos goûts, jusqu’à la plus complète annihilation de moi-même. « Seigneur » : Oh, oui, enfin ! Par le double mystère de la Consécration et de la Communion universelles, j’ai donc trouvé quelqu’un à qui je puisse, à plein cœur, donner ce nom ! 

Étranges démarches de votre Esprit, mon Dieu ! Quand, il y a deux siècles, a commencé à se faire sentir, dans votre Église, l’attrait distinct de votre Cœur, il a pu sembler que ce qui séduisait les âmes, c’était la découverte en vous, d’un élément plus déterminé, plus circonscrit, que votre Humanité même. Or, voici que maintenant, renversement, soudain il devient évident que, par la « révélation » de votre Cœur, vous avez surtout voulu, Jésus, fournir à notre amour le moyen d’échapper à ce qu’il y avait de trop étroit, de trop précis, de trop limité, dans l’image que nous nous faisions de vous. Au centre de votre poitrine, je n’aperçois rien d’autre qu’une fournaise ; et, plus je fixe ce foyer ardent, plus il me semble que, tout autour, les contours de votre Cœur fondent, qu’ils s’agrandissent au-delà de toute mesure jusqu’à ce que je ne distingue plus en vous d’autres traits que la figure d’un Monde enflammé. » [9]


[1] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, nº26, PL 76,1197 (trad. Barroux).

[2] Pape François, Audience générale, 3 avril 2013,

[3] Idem.

[4] Victor Hugo, la fin de Satan, II Jésus-Christ, VIII Christ voit ce qui arrivera.

[5] Jean-Paul II, Regina Coeli, 22 avril 1979.

[6] Catéchisme, nº153.

[7] Grégoire le Grand, XL Homiliarum in Evangelio, lib. II, Homil. 26,7 : PL 76, 1201.

[8] Hymne byzantine.

[9] Pierre Teilhard de Chardin, Hymne de l’Univers, in Prière, Paris, Ed. du Seuil, 1961.


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