Marie, la première dans la joie
La période de Pâques nous propose beaucoup de récits d’apparitions de Jésus ressuscité aux premiers chrétiens, mais un personnage semble oublié, laissé dans l’ombre, ou plutôt discret dans son silence. La Vierge Marie : elle est mentionnée au pied de la Croix, elle sera au sein de la première communauté réunie au Cénacle ; mais où est-elle à Pâques ? L’Écriture semble jeter un voile pudique sur ce qu’a dû être la rencontre si émouvante entre la Mère et son Fils vainqueur de la mort.
Mais la piété populaire a comblé ce vide, et des auteurs autorisés l’ont suivie: dans ses Exercices Spirituels, lorsqu’il arrive au mystère de la Résurrection, saint Ignace de Loyola conseille de méditer sur le fait que Jésus « apparut à la Vierge Marie : même si l’Écriture ne le mentionne pas, c’est évident lorsqu’il est écrit qu’il apparut à beaucoup d’autres. »[1] À la même époque, sainte Thérèse d’Avila eut une révélation privée :
« Jésus me dit qu’étant ressuscité, Il était allé voir Notre Dame, parce qu’elle en avait grand besoin : la peine qu’elle avait la tenait toute absorbée et transpercée, et qu’elle ne rentrait pas encore en elle-même pour jouir de cette joie [de la foi] ; et qu’Il avait été longtemps avec elle, parce que c’était nécessaire pour la consoler. » [2]
Saint Jean-Paul II explique dans le même sens :
« Il n’est pas pensable que la Vierge, présente dans la première communauté des disciples, ait été exclue du nombre de ceux qui ont rencontré son Fils ressuscité d’entre les morts. Au contraire, il est vraisemblable que la première personne à qui Jésus ressuscité est apparu a été sa mère. Son absence du groupe de femmes qui s’est rendu au tombeau à l’aube peut constituer un indice du fait qu’elle avait déjà rencontré Jésus. Le caractère unique et spécial de sa présence au Calvaire et son union parfaite à son Fils dans ses souffrances suggèrent une participation très particulière au mystère de la résurrection. »[3]
Sans doute cette rencontre entre Marie et Jésus fut-elle trop intime pour nous être rapportée. Mais nous pouvons la méditer en compagnie de saint Vincent Ferrier. Il nous offre une description un peu naïve de l’attitude de Marie, dont nous pouvons retenir la confiance inébranlable dans les paroles de son Fils, et la compréhension du mystère de Jésus à la lumière de l’Écriture :
« La Vierge était absolument certaine de la résurrection de son Fils puisqu’il l’avait si ouvertement prédite ; mais elle en ignorait l’heure qui, en effet, ne se trouve nulle part déterminée. Elle passa donc la nuit du Grand Samedi, qui lui parut bien longue, à réfléchir sur l’heure possible de la résurrection. Sachant que David a, plus que les autres Prophètes, parlé de la Passion du Christ, elle parcourut le psautier, mais n’y trouva nulle indication de l’heure. Cependant, au psaume 56, David, parlant en la personne du Père à son Fils, dit : « Eveille-toi, ma gloire, éveille-toi ma harpe et ma cithare. » Et le Fils répondit : « Je m’éveillerai à l’aurore… » Quand la Vierge Marie sut l’heure de la résurrection, je vous laisse penser avec quel empressement elle se leva pour voir si l’aurore venait. »[4]
Cette attitude est exactement celle de l’Église qui, elle aussi, scrute les Écritures et attend patiemment l’aurore finale où le Christ reviendra dans sa gloire. C’est aussi ce qui est proposé à chacun d’entre nous. Quant à l’heure mystérieuse de la Résurrection, nous avons chanté pendant la Veillée Pascale l’Exsultet qui proclame :
« O vere beata nox, quae sola meruit scire tempus et horam, in qua Christus ab inferis resurrexit ! Vraiment, bienheureuse nuit qui seule a connu le temps et l’heure où le Christ est ressuscité des enfers ! »
Aussi pouvons-nous, comme l’apôtre Jean, « prendre Marie chez nous », et apprendre d’elle les mystères du cœur à cœur entre le Ressuscité, resplendissant de lumière, et sa créature parfaitement justifiée par sa mort et sa victoire. Nous pouvons, dans notre prière, regarder cette communion parfaite qui les rassemble dans la joie, comme ils ont été unis dans la douleur, et demander d’en recueillir les grâces.
En ce matin de Pâques, prions donc Marie avec une prière spontanée qui pourrait être celle-ci : Vierge Marie, toi qui as vécu si profondément le mystère du Christ, obtiens-moi la foi pour accueillir pleinement la Résurrection ; inspire-moi la confiance et l’abandon lorsque la Passion est présente dans ma vie ; montre-moi quelle fut ta joie au matin de Pâques, et accorde-moi un peu de cette joie ; comme une bonne Mère, éduque-moi pour vivre toujours en présence de ton Fils ressuscité ; et enseigne-moi comment transmettre à mes frères cette Bonne Nouvelle.
Les femmes au tombeau sont l’Église
« Vite, allez dire aux disciples… » : Les femmes, dès l’aube de la Résurrection, sont envoyées pour annoncer la Bonne Nouvelle. À travers elles, l’ange s’adresse à l’Église de tous les temps, que l’Esprit ne cesse d’envoyer en mission. Nous avons déjà admiré ces femmes au pied de la Croix et devant le tombeau. Nous les contemplons maintenant, toujours aimantes et fidèles, en cette aube de Pâque, qui symbolise si bien notre temps d’attente de la Parousie : un réveil incessant de notre torpeur spirituelle, un élan vers le Seigneur qui vient nous apporter chaque jour la nouveauté inépuisable de sa Présence. Combien de femmes, dans l’histoire de l’Église, ont ainsi été ces vierges sages qui ont maintenu leurs lampes allumées grâce à l’huile de leur amour (cf. Mt 25) ! Saint Pierre Chrysologue, au Vème siècle, décrivait ainsi l’ineffable rencontre avec Jésus :
« Ces femmes, Il les trouve déjà parvenues à la maturité de la foi ; elles ont dominé leurs faiblesses et elles se hâtent vers le mystère, elles cherchent le Seigneur avec toute la ferveur de leur foi. Aussi méritent-elles qu’il se donne à elles, lorsqu’il va à leur rencontre et leur dit : ‘Je vous salue, réjouissez-vous’. Il les laisse non seulement le toucher, mais le saisir à la mesure de leur amour. Comme nous venons de l’entendre dans la proclamation de l’Évangile : ‘Elles s’approchèrent et, lui saisissant les pieds, elles se prosternèrent devant lui’ (Mt 28,9). Oui, elles saisissent ses pieds, ces femmes qui, dans l’Église, sont les modèles des messagers de la Bonne Nouvelle. Elles ont mérité cette grâce par l’élan de leur course; elles touchent avec tant de foi les pieds du Sauveur qu’il leur est donné d’embrasser la gloire divine. »[5]
Les femmes étaient venues au tombeau pour honorer un mort, pour faire mémoire – c’est le sens du terme grec « μνημεῖον, mnèméion », employé de préférence à « ταφος, taphos », plus habituel pour désigner un tombeau. Et la réponse dépasse leur attente. Elles venaient honorer le passé avec amour, et c’est l’avenir qui s’ouvre à elles. Le Christ ressuscité récompense leur foi en allant lui-même au-devant d’elles, en les saluant et en les laissant lui rendre hommage.
Ces femmes, qui viennent pleurer leur Seigneur, le rencontrent bien vivant, et sont ainsi des icônes vivantes de l’Église, à la recherche de son Seigneur, qui le rencontre sur le chemin, et qui l’annonce aux hommes en leur indiquant où et comment le retrouver. Après les événements de la Passion, que l’Église vient de célébrer et qui restent gravés douloureusement dans sa mémoire, la communauté des croyants rencontre le Christ aujourd’hui, dans la foi, pour vivre toute polarisée vers la rencontre définitive qui aura lieu à la fin des temps. Cette dynamique passé-présent-futur dans notre vie chrétienne est bien mise en scène par cette prière de saint Jean Damascène dans la liturgie orthodoxe :
« Hier, ô Christ, je partageais ton tombeau,
Aujourd’hui avec toi, je ressuscite.
Hier je partageais ta Croix,
Donne-moi ta Gloire en partage,
Ô Sauveur, dans ton Royaume. » [6]
Pour qu’il y ait une véritable rencontre, il faut bien deux personnes qui se cherchent. Nous sommes l’Église tendue vers le Seigneur, mais le Christ est aussi tendu vers nous : en invitant les apôtres à venir le trouver en Galilée, Jésus y convoque son Épouse. Il veut la rencontrer, la fortifier dans la foi, la bénir et l’envoyer par toute la terre. Saint Pierre Chrysologue décrit ainsi l’attitude de Jésus :
« Et tandis qu’elles s’en vont, le Seigneur vient à leur rencontre et les salue en disant : ‘Je vous salue, réjouissez-vous’. Il avait dit à ses disciples : ‘Ne saluez personne en chemin’ (Lc 10,4) ; comment se fait-il que sur le chemin il accoure à la rencontre de ces femmes et les salue si joyeusement ? Il n’attend pas d’être reconnu, il ne cherche pas à être identifié, il ne se laisse pas questionner, mais il s’empresse, plein d’élan, vers cette rencontre ; il y court avec ardeur et, en les saluant, il abolit lui-même sa propre prescription. Voilà ce que fait la puissance de l’amour : elle est plus forte que tout, elle déborde tout. En saluant l’Église, c’est lui-même que le Christ salue, car il l’a faite sienne, elle est devenue sa chair, elle est devenue son corps, comme l’atteste l’apôtre : ‘Il est la Tête du Corps, c’est-à-dire l’Église’ (Col 1,18). »[7]
Nous pouvons prendre une résolution pendant cette octave de Pâques : je laisserai le Christ venir à ma rencontre : en faisant le silence en mon cœur, en laissant de côté toute préoccupation, et en laissant jaillir la source de la joie véritable. Il me suffira de lui dire souvent : « Jésus, j’ai confiance en toi… Je sais que tu es ressuscité, vivant et présent aujourd’hui ; je t’attends et je t’accueille ». Comment n’aurions-nous pas confiance en lui, pourquoi ne pas nous laisser rejoindre par son Amour victorieux de la mort ?
Écrivons donc notre nom dans ce groupe des femmes au matin de Pâques ; et surtout plaçons-nous à côté de Marie, la Mère de Jésus, qui nous prend spécialement sous son manteau pendant ces fêtes pascales. Elle nous fait participer à la joie du Royaume des Cieux, elle qui en est la Reine (Regina Caeli). Discrètement mais efficacement, elle nous guide vers la rencontre avec le Ressuscité, et le pape Benoît XVI nous invitait à l’invoquer ainsi pendant la période pascale :
« Le modèle sublime et exemplaire de cette relation avec Jésus, de façon particulière dans son Mystère pascal, est naturellement Marie, la Mère du Seigneur. C’est précisément à travers l’expérience transformante de la Pâque de son Fils, que la Vierge Marie devient également Mère de l’Église, c’est-à-dire de chacun des croyants et de leur communauté tout entière. Nous nous adressons à présent à Elle, en l’invoquant comme Regina Caeli, avec la prière que la tradition nous fait réciter à la place de l’Angélus pendant tout le temps pascal. Que Marie nous obtienne de faire l’expérience vivante du Seigneur ressuscité, source d’espérance et de paix ! » [8]
Vivre tendus vers la Gloire qui vient, rencontrer le Christ à mes côtés, me laisser transformer par la foi. Saint Claude la Colombière nous offre une belle prière qui pourra nous guider sur ce chemin d’espérance :
« Oui, ô mon Rédempteur aimable et triomphant, nous croyons que vous vivez dans le Ciel, et nous espérons d’y vivre éternellement avec vous. […] Cette espérance est profondément gravée dans nos cœurs ; et plutôt que de l’abandonner, nous consentirons qu’on nous arrache la vie. C’est cette espérance qui nous soutient dans toutes nos adversités ; c’est elle qui adoucit toutes nos peines, c’est elle qui nous fait envisager la mort sans effroi, qui fait que nous l’attendons même avec quelque sorte d’impatience. C’est cette espérance, ô mon Sauveur, qui nous fortifie dans les combats qu’il nous faut rendre tous les jours contre le monde et contre nous-mêmes, pour marcher avec constance dans la voie de vos commandements ; c’est elle qui nous encourage à suivre vos divins exemples, à embrasser votre croix, à nous y attacher, à souhaiter d’y mourir comme et pour vous, afin de régner un jour et pour toujours avec vous. Ainsi soit-il. » [9]
[1] Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, nº299 : « Apareció a la Virgen María, lo cual, aunque no se diga en la Escritura, se tiene por dicho en decir que apareció a tantos otros ; porque la Escritura supone que tenemos entendimiento, como está escrito : ¿también vosotros estáis sin entendimiento? »
[2] Santa Teresa de Jesús, Cuentas de conciencia, 13ª, 12 (notre traduction).
[3] Jean-Paul II, Audience générale du 21 Mai 1997.
[4] Saint Vincent Ferrier (+1418), Sur la Sainte Pâque, cité in J.-R. Bouchet, Lectionnaire, Cerf, 1994, pp. 411-413.
[5] Saint Pierre Chrysologue (+ 450), Sermon 76, 2-3, CCL 24 A, 465-467.
[7] Saint Pierre Chrysologue (+ 450), Sermon 76, 2-3, CCL 24 A, 465-467.
[8] Benoît XVI, Regina Caeli du 9 avril 2007.
[9] Saint Claude la Colombière, Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome I, p. 293-4.