La dévotion populaire a toujours aimé et admiré Jean-Baptiste, avec raison : Jésus lui-même a voulu lui rendre hommage à plusieurs reprises dans l’Évangile. Aussi l’Église lui réserve-t-elle un traitement à part, en suivant le jugement de son Fondateur : il est le seul saint, à l’exclusion de Marie et Joseph, pour lequel elle prescrit deux fêtes, une fête pour sa naissance (24 juin) l’autre pour son martyre (29 août). Dans cette méditation, nous donnerons quelques pistes pour méditer sur ce personnage exceptionnel.
Un modèle
Les saints ont aimé la figure de Jean-Baptiste et nous ont offert quelques panégyriques admirables. Cet attachement, bien ancré dans le cœur des chrétiens, explique par exemple que de nombreuses icônes représentent le Christ au centre, Marie à sa droite, et Jean-Baptiste à sa gauche. De même, saint Claude la Colombière a laissé un sermon sur Jean-Baptiste qui reprend les informations de l’Évangile en leur donnant leur véritable poids :
« Pour moi, Messieurs, quand je réfléchis sur les prodiges arrivés à sa naissance, quand je pense qu’elle est annoncée par un Ange, que Zacharie, qui la révoque en doute, perd l’usage de la parole en punition de son incrédulité, que cet enfant de bénédiction est conçu par une femme doublement stérile, qu’il prophétise avant de naître, qu’en naissant il communique ce don à sa mère, qu’il délie la langue de son père, et qu’il la délie pour prononcer autant d’oracles que de paroles ; quand à tous ces événements je joins l’admiration et la joie dont est saisie toute la Judée au moment qu’il vient au monde ; de plus, quand je considère le long et magnifique éloge qu’en fait Gabriel au nom du Seigneur, quand j’entends le Seigneur lui-même qui le préfère à tous les Saints de l’Ancien Testament, et qui dans toutes les occasions s’explique sur son compte en termes si énergiques, qu’ils paraîtraient pleins d’exagération, de quelqu’autre bouche qu’ils sortissent ; quand je me représente toutes ces merveilles, je me fais nécessairement de sa sainteté une idée qui en exclut jusqu’aux taches les plus légères. » [1]
Cette admiration était commune aussi parmi les Pères de l’Église. Le commentaire bref, par lequel Luc achève la page d’évangile de ce jour, fut une grande inspiration pour de nombreux Pères : « Il alla vivre au désert jusqu’au jour où il se fit connaître à Israël » (v.80). Ils y ont vu l’aurore de la vie monastique, comme par exemple saint Jean Cassien (+432) dans ses célèbres Conférences, lorsqu’il décrit l’apparition des premiers moines du désert, les anachorètes :
« Du nombre de ces parfaits, comme les fleurs et les fruits d’une tige féconde, sortirent les saints anachorètes. […] Ce ne fut pas, comme pour certains, la pusillanimité ni le vice de l’impatience, mais le désir d’un progrès plus sublime et le goût de la divine contemplation, qui leur firent gagner les secrets de la solitude […] Ainsi, de la première observance dont nous avons parlé, naquit un autre genre de vie parfaite. Ses tenants en sont avec raison nommés anachorètes, c’est-à-dire des hommes de retraite. Non contents d’avoir remporté sur le diable une première victoire parmi la société des hommes, en écrasant de leur talon ses pièges cachés, ils convoitent de lutter contre les démons à front découvert et les yeux dans les yeux. On les voit pénétrer sans peur dans les vastes retraites de la solitude. Ce sont les imitateurs de Jean Baptiste, qui demeura dans le désert tout le long de son âge, d’Élie et d’Élisée, de ceux enfin dont l’Apôtre fait mémoire : « Ils ont erré de çà et de là, couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, persécutés, maltraités — eux dont le monde n’était pas digne —; ils menèrent une vie vagabonde par les déserts et les montagnes, dans les cavernes et dans les antres de la terre. » (Heb 11,37-38). [2]
La triple mission de Jean
De nos jours, la figure de Jean-Baptiste continue d’inspirer : le pape François revient parfois sur sa vie pour exhorter à la sainteté. Par exemple dans une méditation matinale, dont voici un résumé autorisé :
« Préparer, discerner, diminuer. Dans ces trois verbes est contenue l’expérience spirituelle de saint Jean-Baptiste, celui qui a précédé la venue du Messie « en prêchant le baptême de conversion » au peuple d’Israël. Et le Pape François, en la solennité de la Nativité du Précurseur, a voulu re-proposer ce trinôme comme modèle de la vocation de tout chrétien, contenu dans trois expressions qui se réfèrent à l’attitude de Jean-Baptiste à l’égard de Jésus : « Après moi, devant moi, loin de moi ». Jean a travaillé avant tout pour « préparer, sans rien prendre pour lui ». [3]
Pour méditer sur la figure du baptiste, nous pouvons repartir de ce triptyque : préparer, discerner, diminuer.
Préparer
Jean-Baptiste vient clore le cycle multiséculaire des prophètes. Après lui, plus aucun prophète ne s’est jamais levé dans l’histoire d’Israël. La raison en est simple : juste derrière Jean, vient celui qui est le Verbe incarné, la Parole définitive de Dieu.
Ainsi, Jean appelle à la conversion comme tous ses prédécesseurs, mais il est le seul prophète de l’histoire juive à ne pas délivrer de message personnel. Son message est une personne. Ce message, en quelque sorte, reste en suspens jusqu’aux débuts de la prédication de Jésus ; lui-même ne le connaît que partiellement : toute sa mission est d’être un doigt tendu vers le Sauveur qui vient. Ce qu’il sait et dit, c’est que l’attente des hommes est arrivée à son terme. Dieu va visiter son peuple d’une manière toute nouvelle et celui qui vient est d’une bien autre envergure que les Prophètes de l’ancien temps.
Cela, Jean-Baptiste ne l’explique pas, mais il le voit très clairement. Cette contemplation voilée du mystère explique ce que Jésus dit de Jean : « parmi ceux qui sont nés d’une femme, personne ne s’est levé de plus grand que Jean le Baptiste ; et cependant le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui » (Mt 11, 11). De fait, ceux qui, après Jean, découvriront et professeront Jésus, Fils de Dieu, livré pour les hommes, en savent plus que Jean.
La mission de Jean consiste à préparer la route à Jésus. Cela, il le fait de manière radicale. Lui-même vit dans la solitude depuis sa jeunesse, n’obéit qu’à la voix de Dieu, jeûne et pratique une ascèse rigoureuse qui provoque étonnement et critique : « Jean le Baptiste est venu en effet ; il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin et vous dites : c’est un possédé ! » (Lc 7, 33).Vivant avant l’heure la pauvreté, la chasteté et l’obéissance, Jean nous interpelle encore aujourd’hui : si nous sommes consacrés, quel est notre degré de renoncement et d’ascèse ? Si nous sommes laïcs et avons à cœur de vivre et témoigner de Jésus, notre vie exprime-t-elle la mesure et la sobriété qui s’imposent ?
Cette radicalité, Jean l’exige en effet de ceux qui sont venus l’écouter et recevoir le baptême : « Produisez donc des fruits qui expriment votre conversion (…) Celui qui a deux vêtements qu’il partage avec celui qui n’en a pas (…) N’exigez rien de plus que ce qui vous est fixé. Ne faites violence à personne, n’accusez personne à tort et contentez-vous de votre solde » (Lc 3, 11-14). Et à Hérode : « Il ne t’est pas permis de l’avoir pour femme » (Mt 14, 4).
Comment entendons-nous aujourd’hui ces appels ? Dans quelle mesure vivons-nous le partage et la justice ? Quel témoignage donnons-nous sur le mariage ? Citant Malachie, l’Ange Gabriel annonce que Jean saura « faire revenir le cœur des pères vers leurs enfants, ramener les rebelles à la sagesse des justes » (Mal 3, 23-24, cf. Lc 1,17). Sommes-nous facteurs de réconciliation dans nos familles, notre entourage, nos entreprises, notre société ?
Jean proclame aussi le jugement qui vient. Il ne sait probablement pas comment le salut va s’accomplir – par la Croix – mais il rappelle à l’homme qu’il va devoir rendre compte de sa vie. Celui qui vient exigera une claire prise de position : « Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu » (Lc 3, 9). Les paroles de Jean sont un appel à nous préparer sans cesse à recevoir Dieu chaque jour dans un cœur purifié, dans la perspective de la rencontre du dernier jour .
Discerner
Jean est une voix dérangeante mais c’est aussi un contemplatif. Pendant longtemps, il ne connaît pas le mystère de Jésus, bien qu’il soit son cousin éloigné. Mais le jour venu, il le reconnaît immédiatement car Dieu le lui révèle : « Et moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, celui-là baptise dans l’Esprit-Saint » (Jn 1, 33). Si Jean reconnaît Jésus, c’est qu’il est habitué à vivre en communion avec Dieu.
Jean nous appelle à contempler le mystère de Dieu pour le connaître chaque jour davantage. On ne prie pas parce que l’on comprend déjà les mystères de Dieu ; on prie pour y entrer, avec la faveur du Seigneur. Il n’y a pas d’autre voie que la méditation, qui conduit à la contemplation, pour être peu à peu imprégnés des mystères de Dieu. Les scribes et chefs des prêtres, qui connaissaient et enseignaient la Loi et les Prophètes, n’ont pas reconnu le Christ. Pour Jean, au contraire, cette reconnaissance fut immédiate, car il avait de Dieu cette connaissance intime qui dépasse la compréhension intellectuelle et permet de recevoir la lumière de la foi. Quelle est la place de la méditation de la Parole et de la contemplation dans nos vies ?
C’est parce que Jean médite et contemple longuement au désert qu’il reconnaît Jésus et le désigne aux autres. Qu’avait-il exactement compris pendant sa cette période de préparation ? Il avait probablement l’intuition que Jésus était beaucoup plus qu’un prophète, qu’il venait de Dieu… Le jour venu, il prophétise clairement au-delà de ce qu’il avait pu connaître, en annonçant la rédemption par la Croix : « Le lendemain, voyant Jésus venir vers lui, Jean déclara : Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde » (Jn 1,29).
Avec l’apparition de Jésus, l’appel à la conversion de Jean arrive à son terme : il a préparé ses disciples et la foule à recevoir celui qui est la Parole ; il l’a désigné par sa parole et par sa vie. Nous-mêmes, avons-nous à cœur d’annoncer le Christ ? Ou bien le gardons-nous pour nous-mêmes par manque de courage, ou parce que le mystère nous dépasse comme il dépassait Jean ? Discernons-nous, pour nous et pour les autres, sa présence au quotidien dans les événements ? « Moi je baptise dans l’eau mais au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas… » (Jn 1, 26)
Diminuer
Le génie de Jean est d’avoir perçu l’infinie grandeur de Celui qu’il annonçait. On sent combien cette grandeur le touche et l’écrase même : « Je ne suis pas digne de délier la courroie de ses sandales » (Jn 1, 27). « Jean voulait l’en empêcher et disait : c’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » (Mt, 14).
Aussi, dès qu’il a désigné le Sauveur, se retire-t-il en lui abandonnant ses disciples : « Voici l’Agneau de Dieu. Les deux disciples entendirent ce qu’il disait, et ils suivirent Jésus » (Jn 1, 37). À ceux qui s’offusquent de voir Jésus lui faire de l’ombre, il répond : « Celui à qui l’épouse appartient, c’est l’époux ; quant à l’ami de l’époux, il se tient là, il entend la voix de l’époux et il est tout joyeux. Telle est ma joie : elle est parfaite » (Jn 3, 29).
« Lui, il faut qu’il grandisse, et moi que je diminue » (Jn 3,30) . Les prêtres et les consacrés parmi nous se reconnaîtront tout particulièrement dans cet effacement joyeux de Jean. Mais tous les Chrétiens sont appelés, dans une certaine mesure, à disparaître derrière le Christ pour qu’Il prenne toute la place dans la vie d’autrui. C’est parfois difficile de laisser partir des enfants, des élèves, de quitter des charges, de laisser les œuvres que nous avons mises en place. C’est pourtant ce qui nous est demandé car notre seule récompense c’est que le Christ soit connu et aimé.
La suite est tragique. Jean est fait prisonnier et réduit au silence tandis que Jésus inaugure son ministère. Seul, dans sa prison, il est assailli de doutes. C’est la nuit de la foi plus terrible que celle des sens. Il ne sait plus. Ce qu’on lui rapporte de Jésus ne lui semble plus conforme à ce qu’il attendait. Sans se résigner, il fait interroger Jésus par ses disciples : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11, 3). Et Jésus le rassure très concrètement en le renvoyant aux prophéties qui annoncent le Messie. Il l’invite à persévérer dans la foi, jusqu’à l’héroïsme :
« Les aveugles retrouvent la vue, et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, et les sourds entendent, les morts ressuscitent, et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle. Heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de chute ! » (Mt 11,5-6)
Ces paroles sont pour nous aussi : aux heures du doute et de l’épreuve nous sommes invités à nous souvenir de tout ce que Dieu a fait et fait encore et à persévérer dans la foi.
Dès lors, Jean n’a plus qu’à donner sa vie. En apprenant sa mort, Jésus est si bouleversé qu’il se retire pour prier et sans doute pleurer son ami. « Quand Jésus apprit cela, il se retira et partit en barque pour un endroit désert, à l’écart » (Mt 14, 13).
Jean-Baptiste est un maître spirituel pour nous tous. Il s’est totalement effacé mais il demeure le Précurseur. Lorsque nous nous sentons distraits, secs ou sans enthousiasme ; lorsque nous sommes las d’annoncer le Christ ou que le doute nous saisit, nous pouvons l’invoquer. Jésus ne cesse de venir. Demandons à Jean-Baptiste de préparer nos cœurs à la prière, à la messe, à l’annonce de l’évangile ; de nous aider à nous convertir et à reconnaître Jésus qui passe au milieu de nous.
Nous pouvons terminer notre méditation par cette constatation enthousiaste du saint curé d’Ars dans son sermon sur le Patron de sa paroisse :
« Nous pouvons dire que saint Jean-Baptiste, dont nous faisons la fête, et que nous avons le bonheur d’avoir pour protecteur particulier, renferme en lui seul toutes les vertus des autres saints. La vie du Sauveur a été tout employée à plaire à son Père, à sauver les âmes et à faire pénitence : telle aussi a été la vie de saint Jean-Baptiste. La vie de Jésus-Christ a été pure ; pure a été celle de saint Jean-Baptiste. Dès l’âge le plus tendre, il se retira dans le désert, dont il ne sortit que pour combattre le péché et mourir pour son Dieu, avant que son Dieu ne mourût pour lui. Jésus-Christ est mort pour réparer la gloire de son Père : saint Jean est mort pour soutenir les droits de son Dieu. Oh ! que de vertus l’on découvre dans ce grand saint ! » [4]
[1] Saint Claude la Colombière,Sermon pour le jour de saint Jean Baptiste, in Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome III, p. 195.
[2] Saint Jean Cassien, Les Conférences, chapitre VI.
[3] Pape François, méditation matinale du 24 juin 2014.
[4] Saint Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, Sermon sur saint Jean-Baptiste.