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Méditation : devenir grain de blé

Jésus s’avance résolument vers sa Passion, et explique à ses disciples ce mystère à venir par la comparaison avec un grain de blé. Tâchons d’en saisir le sens pour l’appliquer dans nos vies.

Si le grain ne meurt…

Pour exprimer le mystère de sa mort, Jésus utilise l’image simple et profonde du grain de blé : elle exprime bien la nécessité de mourir pour donner du fruit. La « mort du grain » peut se réaliser soit dans la terre, pour germer ensuite, soit dans la confection de la farine, pour se transformer en pain. Le pape Benoît XVI explique à merveille la signification théologique qui se cache derrière cette réalité naturelle du passage nécessaire par la mort pour accéder à une renaissance et au salut, comme l’avaient d’ailleurs pressenti d’autres religions méditerranéennes[1] :

« Dans le pain fait de grains moulus, se cache le mystère de la Passion. La farine, le blé moulu, suppose que le grain est mort et ressuscité. En étant moulu et cuit, il porte ensuite en lui une fois de plus le mystère même de la Passion. Ce n’est qu’à travers la mort qu’arrive la résurrection, qu’arrivent le fruit et la vie nouvelle. Les cultures de la Méditerranée, au cours des siècles précédant le Christ, ont profondément perçu ce mystère. Sur la base de l’expérience de cette mort et de cette résurrection, elles ont conçu des mythes de divinité qui, en mourant et en ressuscitant, donnaient la vie nouvelle. […] Ce qui, dans les mythes, était une attente et qui, dans le grain de blé lui-même, est caché comme signe de l’espérance de la création – cela a réellement eu lieu dans le Christ. À travers sa souffrance et sa mort choisies, il est devenu pain pour nous tous, et, à travers cela, une espérance vivante et digne de foi : il nous accompagne dans toutes nos souffrances jusqu’à la mort. Les voies qu’il parcourt avec nous et à travers lesquelles il nous conduit à la vie sont des chemins d’espérance. » [2]

Ce sens fondamental peut ensuite se décliner dans plusieurs directions : si Jésus a choisi le pain pour fonder le nouveau rite de l’Eucharistie, dans la continuité du pain sans levain de la Pâque juive, c’est aussi pour exprimer une autre réalité profonde. Le grain (le Christ) est mort pour donner plus de fruits ; ces fruits (la vie des chrétiens) sont moulus ensemble pour donner la farine, où ils sont unis dans une même communion. Image du Corps mystique du Christ, que réalise l’Eucharistie, où l’Esprit transforme le pain ! Saint Irénée relie ainsi ces différents aspects :

« [De même] que ‘le grain de froment, après être tombé en terre’ et s’y être dissous, resurgit multiplié par l’Esprit de Dieu qui soutient toutes choses – ensuite, grâce au savoir-faire, ils viennent en l’usage des hommes, puis, en recevant la parole de Dieu, ils deviennent l’eucharistie, c’est-à-dire le corps et le sang du Christ -, de même nos corps qui sont nourris par cette eucharistie, après avoir été couchés dans la terre et s’y être dissous, ressusciteront en leur temps, lorsque le Verbe de Dieu les gratifiera de la résurrection ‘pour la gloire de Dieu le Père’ : car il procurera l’immortalité à ce qui est mortel et gratifiera d’incorruptibilité ce qui est corruptible, parce que la puissance de Dieu se déploie dans la faiblesse. » [3]

C’est également ainsi que Saint Ignace d’Antioche, au IIe siècle, envisage son martyre : « Laissez-moi devenir la pâture des bêtes : c’est par elles qu’il me sera donné d’arriver à Dieu. Je suis le froment de Dieu et je suis moulu par la dent des bêtes pour devenir le pain immaculé du Christ »[4].

Une belle anecdote peut également exprimer ces mystères : une mère de famille, qui avait un fils au séminaire, offrait chaque jour à Dieu un sacrifice personnel ; elle le matérialisait par un grain de blé conservé soigneusement dans un bocal. Lorsque l’ordination sacerdotale arriva, elle prit tous ces grains et en fit de la farine, pour confectionner l’hostie de la première messe de son fils : l’offrande de sa vie quotidienne, et de son fils, était ainsi accueillie par le Christ et transformée en Eucharistie.

Cette image du grain de blé exprime bien la relation entre notre offrande et l’action divine : nous accomplissons notre petite partie, mais c’est l’Esprit, et non notre ingéniosité, qui transforme le grain offert, en germe de vie. Cette constatation nous porte à l’humilité, comme le note saint Irénée, en conclusion :

« Dans ces conditions, nous nous garderons bien, comme si c’était de nous-mêmes que nous avions la vie, de nous enfler d’orgueil et de nous élever contre Dieu, en acceptant des pensées d’ingratitude ; au contraire, sachant par expérience que c’est de sa grandeur à lui, et non de notre propre nature, que nous tenons de pouvoir demeurer à jamais, nous ne nous écarterons pas de la vraie pensée sur Dieu ni ne méconnaîtrons notre nature ; nous saurons quelle puissance Dieu possède et quels bienfaits l’homme reçoit de lui, et nous ne nous méprendrons jamais sur la vraie conception qu’il nous faut avoir des êtres existants, je veux dire de Dieu et de l’homme. Au reste, comme nous le disions antérieurement, si Dieu a permis notre dissolution dans la terre, n’est-ce pas précisément pour que, instruits de toutes manières, nous soyons dorénavant scrupuleusement attentifs en toutes choses, ne méconnaissant ni Dieu ni nous-mêmes ? » [5]

Méditer sur cette image du Grain de blé nous permet donc de désirer l’attitude humble qui convient pendant ce carême, comme nous y invite le pape François :

« Voilà alors la route à suivre : humilité, service, absence d’égoïsme, ne pas se sentir important ou se présenter aux autres comme une personne importante : je suis chrétien… ! [le livre de l’Imitation du Christ] nous donne un très beau conseil : ama nesciri et pro nihilo reputari, ‘aime ne pas être connu et être jugé comme n’étant rien’. C’est l’humilité chrétienne. C’est ce qu’a fait Jésus auparavant. » [6]

Méditer l’exemple de Jésus et des saints

Nous désirons porter du fruit pour le monde, pour nos familles, pour nos proches, pour l’Église : comment devenir le grain de blé qui tombe en terre et meurt ?

Commentant l’évangile de ce jour, au moment où l’Église s’apprêtait à entrer dans le nouveau millénaire, saint Jean-Paul II nous offrait une première piste, en nous invitant à contempler le visage du Christ pour pouvoir le refléter ensuite autour de nous :

« ‘Nous voulons voir Jésus’ (Jn 12,21). Cette demande, présentée à l’apôtre Philippe par quelques Grecs qui s’étaient rendus en pèlerinage à Jérusalem à l’occasion de la Pâque, résonne aussi spirituellement à nos oreilles en cette Année jubilaire. Comme ces pèlerins d’il y a deux mille ans, les hommes de notre époque, parfois inconsciemment, demandent aux croyants d’aujourd’hui non seulement de « parler » du Christ, mais en un sens de le leur faire « voir ». L’Église n’a-t-elle pas reçu la mission de faire briller la lumière du Christ à chaque époque de l’histoire, d’en faire resplendir le visage également aux générations du nouveau millénaire ? Notre témoignage se trouverait toutefois appauvri d’une manière inacceptable si nous ne nous mettions pas d’abord nous-mêmes à contempler son visage. » [7]

Nous pouvons peut-être profiter du temps qui nous sépare encore de la Semaine Sainte pour contempler, dans l’adoration eucharistique, ou simplement dans la prière, celui que les Grecs étaient venus rencontrer ; nous pouvons lui demander de témoigner fidèlement de lui, en nous laissant configurer à lui.

Pour cela, nous allons peu à peu apprendre à décroître pour que lui grandisse, afin de nous offrir de plus en plus totalement au Père, par lui. Il faut toute une vie pour vraiment apprendre à se donner, à mourir à soi-même afin de renaître en Dieu et porter du fruit. C’est un processus souvent douloureux.

Jésus, face à la mort, ne cache pas son émotion et ne feint pas d’ignorer la souffrance qui s’annonce, au contraire : très humblement, il nous révèle l’angoisse qui l’habite, se montrant profondément humain, beaucoup plus humain que nos personnages de romans aux multiples masques auxquels nous cherchons parfois à ressembler.

Jésus ne nous demande pas d’être des héros, de ne pas redouter la souffrance, de ne pas avoir peur. Il nous demande d’être fidèles malgré tout cela et de le laisser faire. Il s’est fait notre frère pour tout connaître de notre condition humaine, en particulier sa fragilité et sa vulnérabilité. De même pour les saints à sa suite : tous ceux qui ont connu des personnes vraiment saintes ont été marquées par leur proximité, par la sincérité de leurs rapports humains dénués de tout héroïsme superficiel. Bernanos l’a bien saisi dans ce célèbre texte :

« La maison de Dieu est une maison d’hommes et non de surhommes. Les chrétiens ne sont pas des surhommes. Les saints, pas davantage et moins encore, puisqu’ils sont les plus humains des humains. Les saints ne sont pas sublimes. Ils n’ont pas besoin du sublime : c’est le sublime qui aurait plutôt besoin d’eux. Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de Plutarque. Un héros donne l’illusion de dépasser l’humanité : le saint ne la dépasse pas, il l’assume… Le saint s’efforce d’être proche le plus près possible de Jésus Christ : de celui qui a été parfaitement homme, avec une simplicité parfaite, au point de déconcerter les héros en rassurant les autres… car le Christ n’est pas mort seulement pour les héros, il est mort aussi pour les lâches. La main ferme, impavide, peut au dernier pas, chercher appui sur son épaule, mais aussi la main qui tremble est sûre de rencontrer la sienne. » [8]

À sa manière, et malgré toutes ses limites, Jean-Jacques Rousseau l’avait bien perçu lorsqu’il comparait les morts de Socrate et de Jésus :

« La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate, prenant la coupe empoisonnée, bénit celui qui la lui présente et qui pleure. Jésus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » [9]

En parallèle de la mort paisible des sages, il y a la mort glorieuse des héros qui ne tremblent pas et forcent tant l’admiration. Mais ce n’est pas cela que Jésus a vécu. Il y a aussi, à notre époque, une certaine propension à défier la mort, par orgueil ou par ennui, à travers la vitesse, le sport, l’aventure extrême, les substances toxiques. Accepter de devenir grain de blé, de mourir comme le Christ, ce n’est pas achever sa course de façon flamboyante ou désespérée, c’est plutôt descendre au plus bas, sans bruit, tout en conservant comme un trésor l’amour et la confiance de l’enfant envers Dieu.

Nous avons tous pu assister à un exemple récent de cette « humanité des saints » : la figure de Jean-Paul II, et particulièrement la dernière période de sa vie marquée par la souffrance. Le pape Benoît XVI la décrivait ainsi :

« Au cours des dernières années, le Seigneur l’a progressivement dépouillé de tout, pour le configurer pleinement à lui-même. Et lorsqu’il ne parvint plus à voyager, puis ni même à marcher, et enfin, ni même à parler, son geste, son annonce, s’est réduite à l’essentiel: au don de soi jusqu’à la fin. Sa mort a été l’accomplissement d’un témoignage de foi cohérent, qui a touché le cœur de tant d’hommes de bonne volonté. » [10]

Jésus n’a que faire de l’admiration des hommes, il monte vers Jérusalem dans une grande solitude intérieure et l’incompréhension de ceux qui l’entourent ; il monte librement et avec la pleine conscience que son heure est venue. Il ne cherche pas à éblouir mais à souffrir jusqu’au bout pour que le salut atteigne tout homme. Sans aucun retour sur lui-même, il s’abaisse jusqu’au bout, tout entier tourné vers Dieu et vers l’autre. Aux femmes de Jérusalem, Il dira avec une immense compassion et en s’oubliant totalement : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! » (Lc 23,28).

Suivons son chemin, comme il nous y invite : « Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive… ». Nous ne sommes pas tous appelés au martyre ; nous n’aurons pas tous des vies douloureuses de bout en bout, même si cela arrive. Plus probablement, nous aurons des épreuves et nous devrons connaître le déclin et la mort. Nous serons alors invités à entrer dans ce mystère avec et comme le Christ. En revanche, nous sommes tous d’ores et déjà appelés à renoncer à nous-mêmes, à apprendre à mourir chaque jour, afin qu’une vie nouvelle puisse germer en ce monde, pour nous et pour les autres.

Saint Claude la Colombière invitait ainsi son auditoire à emprunter le chemin d’abnégation et de renoncement du Christ dans les petites choses de l’existence :

« Mais en quoi avons-nous occasion de l’imiter ? Dans la rigueur des saisons, dans les maux publics, dans les maladies, dans les affaires ; en ce qui touche nos parents, enfants, amis ; dans les imperfections d’autrui : Ipse fecit nos, etc. [C’est lui qui nous a créés, Ps 101,3], dans leurs fautes, dans celles des enfants, des domestiques : ne s’en point fâcher pour notre intérêt ; dans nos imprudences et nos sottises. On tombe, on se blesse, on s’impatiente, on parle mal à propos, on dit ce qu’on ne voudrait pas avoir dit. Quel trésor, si on en voulait profiter à tous les moments ! A quelle sainteté parviendrait-on en peu de temps ! Cela n’est difficile que dans l’application qu’il y faut apporter. Que cela fait de plaisir à Dieu ! Avec quelle complaisance voit-il une âme ainsi disposée ! » [11]

Très bientôt va commencer la Semaine sainte, et nous allons revivre les mystères de la Passion pour accompagner Jésus. La voix du Père entendue dans l’évangile, « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore », sera notre lumière dans l’obscurité. L’Esprit nous invite simplement à suivre Jésus dans l’offrande de lui-même, comme l’exprime la prière collecte :

Que ta grâce nous obtienne, Seigneur, d’imiter avec joie la charité du Christ qui a donné sa vie par amour pour le monde. Lui qui règne avec toi dans l’unité du Saint Esprit, maintenant et pour les siècles des siècles.[12]


[1] Cf. le mystère d’Osiris dans l’Egypte antique. La philosophe Simone Weil a, par ailleurs, consacré un ouvrage entier à ce thème : Intuitions pré-chrétiennes.

[3] saint Irénée, Adversus Haereses, livre V, 2,3 (SC 153, p. 37-41).

[4] Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains.

[5] saint Irénée, Adversus Haereses, livre V, 2,3 (SC 153, p. 37-41).

[7] Saint Jean-Paul II, Novo Millennio Ineunte, nº16.

[8] Bernanos, Nos amis les saints, II, p. 1383.

[9] J.J Rousseau , Profession de foi d’un vicaire savoyard, in Emile ou de l’Education, livre IV.

[11] Saint Claude la Colombière, De l’abnégation de Jésus souffrant, in Écrits spirituels, DDB 1982, p. 219-220.

[12] Prière Collecte de la messe du jour.


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