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Méditation : Accueillir la nouveauté du Christ

Sur les lectures de la Messe souffle un vent de nouveauté: la fraîcheur d’un monde qui sort des eaux pour un nouveau départ (Noé), la voix de Jésus qui résonne pour la première fois dans l’évangile de Marc (Mc 1), le baptême qui engendre à une vie nouvelle dans la communauté chrétienne (1P 3). Comment cette nouveauté nous rejoint-elle? Nous devons nous replacer dans la perspective historique des alliances pour le percevoir.

Une succession d’alliances

Lorsque l’Évangile nous révèle que Jésus a été tenté par Satan durant quarante jours, il nous met d’emblée dans une perspective biblique particulière: les quarante jours du déluge (Gn 7,17; 8,6), les quarante ans d’Israël au désert (Ex 16,35), les quarante jours passés par Moïse sur le Sinaï. L’Église a fixé la durée du Carême à quarante jours pour nous remémorer ces épisodes de l’Histoire Sainte. Ces événements fondateurs trouvent tous leur point culminant dans une alliance (en hébreu ברית, berit), qui se confronte immanquablement au péché de l’homme: le péché de l’humanité pour Noé, les murmures des Hébreux au désert, le veau d’or…

La dynamique spirituelle de «péché / châtiment / pardon / nouvelle alliance» se répète tout au long de l’Ancien Testament, surtout lors de la traversée du désert pendant l’Exode, où le peuple ne cesse de se rebeller contre Dieu. Elle constitue la structure même du livre des Juges. Pour autant, les alliances ne se succèdent pas à l’identique selon une pure logique de répétition, mais s’inscrivent dans un mouvement général qui tend vers le sommet de l’histoire: la venue du Christ.

Pour Noé, il s’agit d’une promesse gratuite: «J’établis mon alliance avec vous: aucun être vivant ne sera plus détruit par les eaux du déluge, il n’y aura plus de déluge pour ravager la terre» (Gn 9,11). Ce don ne dépend pas de la fidélité du peuple. Pour l’alliance basée sur les Tables de la Loi au Sinaï, par contre, le pacte est bilatéral et Dieu exige l’observance du Peuple: «Il vous révéla son alliance, qu’il vous ordonna de mettre en pratique, les dix Paroles qu’il inscrivit sur deux tables de pierre» (Dt 4,13). On pourrait mettre en évidence beaucoup d’autres éléments de cette évolution.

Juifs et Chrétiens n’ont pas la même compréhension de cette histoire: pour le judaïsme rabbinique, après la destruction du Temple en 70, le centre de la religion devient la Loi (Torah). Selon cette lecture, le «pacte» conclu entre Dieu et Noé est le don à l’humanité d’une «Loi» avant la lettre. S’appuyant sur le chapitre 9 de la Genèse, le Talmud de Babylone en énumère ainsi les préceptes:

«1/ Tu ne te feras pas d’idole; 2/ Tu ne tueras pas; 3/ Tu ne voleras pas; 4/ Tu ne commettras pas l’adultère; 5/ Tu ne blasphèmeras pas; 6/ Tu ne mangeras pas la chair d’un animal vivant; 7/ Tu établiras des tribunaux de justice pour faire respecter les six commandements précédents.» [1]

Ces «lois noachiques» s’adressent à tous les hommes, leur permettant d’être des «Gentils vertueux» sans avoir à pratiquer les 613 commandements (mitsvot) de la Torah. C’est ainsi que le judaïsme, en général, résout le problème du Salut des non-Juifs. Dans le christianisme aussi, l’alliance avec Noé est considérée dans une perspective universelle, comme l’explique le catéchisme:

«Une fois l’unité du genre humain morcelée par le péché, Dieu cherche tout d’abord à sauver l’humanité en passant par chacune de ses parties. L’alliance avec Noé d’après le déluge (cf. Gn 9, 9) exprime le principe de l’Économie divine envers les “nations”, c’est-à-dire envers les hommes regroupés “d’après leurs pays, chacun selon sa langue, et selon leurs clans” (Gn 10, 5). Cet ordre à la fois cosmique, social et religieux de la pluralité des nations est destiné à limiter l’orgueil d’une humanité déchue qui, unanime dans sa perversité, voudrait faire par elle-même son unité à la manière de Babel. Mais, à cause du péché, le polythéisme ainsi que l’idolâtrie de la nation et de son chef menacent sans cesse d’une perversion païenne cette économie provisoire. L’alliance avec Noé est en vigueur tant que dure le temps des nations, jusqu’à la proclamation universelle de l’Évangile.» [2]

Mais alors que le judaïsme se centre sur la Loi et en fait le but ultime de l’alliance, le christianisme se focalise sur la personne de Jésus: l’observance de la Loi n’est plus qu’un corollaire de l’union au Christ, grâce à laquelle les hommes deviennent des fils adoptifs du Père, animés par son Esprit. Les alliances du passé sont ainsi des étapes vers l’alliance définitive, celle qui est scellée par le Christ et aboutit à l’union avec Dieu. Les Pères ont souvent décrit ce mouvement de l’histoire sainte, et nous pouvons reprendre ce que saint Irénée écrivait:

«Aux patriarches qui vécurent avant Moïse, il parlait selon sa divinité et sa gloire; aux hommes qui furent sous la Loi il procurait une fonction sacerdotale et ministérielle; ensuite, pour nous, il se fit homme; enfin, il envoya le don de l’Esprit céleste sur toute la terre, nous abritant ainsi sous ses propres ailes. Telle se présente donc l’activité du Fils de Dieu, telle aussi la forme des vivants, et telle la forme de ces vivants, tel aussi le caractère de l’Evangile: quadruple forme des vivants, quadruple forme de l’Évangile et de l’activité du Seigneur. Et c’est pourquoi quatre alliances furent données à l’humanité: la première le fut à Noé après le Déluge; la deuxième le fut à Abraham sous le signe de la circoncision ; la troisième fut le don de la Loi par l’intermédiaire de Moïse; la quatrième enfin, qui renouvelle l’homme et récapitule tout en elle, est celle qui, par l’Évangile, élève les hommes et leur fait prendre leur envol vers le royaume céleste.» [3]

La différence entre judaïsme et christianisme est donc immense. Loin de se concentrer sur l’observance de la Loi, notre foi dans le Christ a en fait modelé la conception moderne de l’histoire, lui donnant un centre, Jésus-Christ, et un sens: les différentes alliances sont vues comme autant d’étapes d’un dialogue entre Dieu et l’humanité, qui conduit à la rencontre définitive par l’Incarnation, et au Salut par le mystère pascal. La Quatrième Prière Eucharistique décrit ainsi cet effort divin:

«Comme il [l’homme] avait perdu ton amitié en se détournant de toi, tu ne l’as pas abandonné au pouvoir de la mort. Dans ta Miséricorde, tu es venu en aide à tous les hommes pour qu’ils te cherchent et puissent te trouver. Tu as multiplié les alliances avec eux, et tu les as formés, par les prophètes, dans l’espérance du Salut. Tu as tellement aimé le monde, Père très Saint, que tu nous as envoyé ton propre Fils, lorsque les temps furent accomplis, pour qu’il soit notre Sauveur.» [4]

L’Alliance nouvelle et éternelle

Les différents «recommencements» dans l’histoire sainte (Noé, le retour d’Exil, etc.) montrent une nécessité jamais accomplie d’une conversion «définitive», d’une nouvelle base solide sur laquelle construire l’œuvre de Dieu. Cette fondation ne pouvait être que le Christ, Dieu fait homme. Il nous apporte la Nouveauté absolue, selon l’expression célèbre de Saint Irénée:

«S’il vous venait à l’esprit une question comme ‘Qu’est-ce que le Seigneur a apporté par sa venue?’, Sachez qu’il a apporté toute nouveauté, en s’apportant lui-même, lui qui avait été annoncé.» [5]

Voici la Bonne Nouvelle: nous ne sommes plus esclaves du péché, qui conduit à la mort, le Christ nous en a libérés. Par son obéissance totale au Père, Jésus est le seul homme qui ne brise pas l’alliance, et nous rétablit dans l’amitié de Dieu. Nous pouvons désormais librement tendre vers le bien et vers la sainteté.

Après le déluge, la terre et le ciel sont reliés par l’arc en ciel marquant l’alliance entre Dieu et les hommes; mais après ses tentations, Jésus apporte bien davantage: le retour à l’harmonie parfaite entre Dieu et l’homme au paradis terrestre: «il vivait parmi les bêtes sauvages  et les Anges le servaient» (Mc 1,13).

C’est pourquoi les premières paroles prononcées par Jésus désignent le début d’une nouvelle ère: «les temps sont accomplis» (Mc 1,15). Il nous appelle à la conversion… qui n’est autre que l’acceptation d’une nouveauté: recevoir le Christ, l’accueillir et ainsi changer de vie.

Le carême comme nouveau commencement

Le Christ fait toute chose nouvelle et rend possible toute libération: c’est bien le rôle du Carême que de nous faire désirer cette nouveauté absolue qu’apportera Pâques, pour nous préparer à la nouvelle vie dans le Christ. C’est ainsi que le pape François nous exhorte à le vivre:

«Encore une fois, le Carême vient nous adresser son appel prophétique, pour nous rappeler qu’il est possible de réaliser quelque chose de nouveau en nous-mêmes et autour de nous, simplement parce que Dieu est fidèle, il est toujours fidèle, car il ne peut pas se renier lui-même, il continue à être riche de bonté et de miséricorde, et il est toujours prêt à pardonner et à recommencer depuis le début. Avec cette confiance filiale, mettons-nous en chemin!» [6]

Comme à Noé, Dieu offre à chacun d’entre nous un nouveau départ et nous remet aux commandes de notre propre vie, sous sa conduite. Il renouvelle, comme pour Noé, l’appel à la fécondité, dans les mêmes termes qu’au début de la Genèse: «Dieu bénit Noé et ses fils et il leur dit: ‘Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre’» (Gn 9,1 ; cf. Gn 1,28). Le Carême est, en effet, un temps de bénédiction et de grâce car Dieu ne veut pas nous détruire mais nous faire vivre: «Aucun être de chair ne sera plus détruit par les eaux du déluge, il n’y aura plus de déluge pour ravager la terre» (Gn 9, 11).

Le Seigneur ne veut pas notre condamnation mais notre conversion. Le visage de miséricorde du Seigneur se dessine déjà dans le récit de Noé, par opposition à la vision du Dieu vengeur héritée du monde païen. Dieu veut avant tout reprendre la relation d’alliance: «Lorsque je rassemblerai les nuages au-dessus de la terre, et que l’arc apparaîtra au milieu des nuages, je me souviendrai de mon alliance qui est entre moi et vous, et tous les êtres vivants: les eaux ne se changeront plus en déluge pour détruire tout être de chair» (Gn 9, 13-15).

Le Carême que nous commençons est aussi une traversée du désert, pour nous purifier et nous conduire à la Nouvelle Alliance dans le Mystère pascal. Afin de ne pas répéter année après année la même expérience pour ensuite retomber dans la médiocrité, comme si nous étions des Sisyphe spirituels, nous pouvons partir du commentaire de Benoît XVI sur le passage de ce jour:

«Le premier appel est à la conversion, un mot qu’il faut prendre dans son extraordinaire gravité, en saisissant la surprenante nouveauté qu’elle libère. L’appel à la conversion, en effet, met à nu et dénonce la superficialité facile qui caractérise très souvent notre façon de vivre. Se convertir signifie changer de direction sur le chemin de la vie: non pas à travers un simple ajustement, mais à travers une véritable inversion de marche. La conversion signifie aller à contre-courant, le ‘courant’ étant le style de vie superficiel, incohérent et illusoire, qui nous entraîne souvent, nous domine et nous rend esclaves du mal, ou tout au moins prisonniers d’une médiocrité morale. Avec la conversion, au contraire, on vise le haut degré de la vie chrétienne, on se confie à l’Évangile vivant et personnel, qui est le Christ Jésus. Sa personne est l’objectif final et le sens profond de la conversion, il est le chemin sur lequel tous sont appelés à marcher dans la vie, se laissant éclairer par sa lumière et soutenir par sa force qui fait avancer nos pas.» [7]

Nous pouvons, à partir de là, nous interroger sur notre vrai désir de changement. Est-il profond et durable? Il est si facile et confortable de maintenir le statu quo spirituel en modifiant à la marge quelques mauvaises habitudes… Pourtant, si nous souhaitons accompagner le Christ dans sa Passion, nous savons que nos efforts de Carême doivent nous coûter. À terme, il nous faut pouvoir mettre en application cette maxime de Saint-Cyprien: “ne rien préférer au Christ qui nous a préférés à tout”»[8].

Le Carême nous invite à accepter une certaine mort pour un supplément de vie. Quelle mort suis-je prêt à accepter en ce début de Carême? Chacun à notre mesure, prenons exemple sur sainte Faustine qui notait dans son journal:

«J’ai commencé le saint Carême comme Jésus le désirait, m’en remettant complètement à sa sainte volonté et acceptant avec amour tout ce qu’il me donnera. Je ne peux pas pratiquer de plus grandes mortifications, car je suis très faible. Ma longue maladie a complètement détruit les forces. Je m’unis à Jésus par la souffrance. Lorsque je médite sa douloureuse Passion, mes douleurs physiques diminuent. Le Seigneur m’a dit: “Je te prends à mon école pour tout le Carême, je veux t’apprendre à souffrir.” J’ai répondu: “Avec toi Seigneur, je suis prête à tout”, et j’ai entendu cette voix: “Il t’est permis de boire au calice que je bois; je te donne aujourd’hui cet honneur exclusif.” » [9]

Enfin, la relecture du récit du Déluge peut nous aider à mesurer notre vrai désir de salut pour nous-même et pour les autres. Face aux dangers et au chaos du monde, sommes-nous de ceux qui bâtissent une arche protectrice, pour nous-mêmes, pour nos proches et pour l’humanité? Peut-être entendons-nous l’ordre sans rien construire, peut-être n’en finissons-nous pas de construire sans jamais conclure, peut-être avons-nous la tentation de ne pas laisser Dieu refermer la porte sur nous, restant ainsi dans l’entre-deux. Demandons la grâce d’une certaine radicalité dans la vie chrétienne.

En ce début de Carême, c’est la gratitude qui doit nous animer: si nous reconnaissons ces dons de Dieu dans l’histoire – dans notre histoire personnelle – nous pourrons y répondre par les engagements habituels à cette période. Et s’il faut corriger quelques aspects de notre vie, ce sera le bon moment. Sainte Jeanne de Chantal nous montre comment entrer en Carême:

«Comme un homme qui joue excellemment du luth a accoutumé de tâter toutes les cordes de temps en temps, pour voir si elles n’ont pas besoin d’être tendues ou relâchées, pour les rendre bien accordantes, selon le ton qu’il leur veut donner; de même aussi, tous les ans, dans nos solitudes, nous devons tâter et considérer toutes les affections de notre âme, afin de voir si elles sont bien accordantes, pour entonner le cantique de la gloire de Dieu et de notre propre perfection: et, à cet effet, l’on fait les confessions annuelles, par lesquelles on reconnaît toutes les cordes discordantes, les affections qui ne sont pas encore bien mortifiées, les résolutions qui n’ont pas été fidèlement pratiquées; et ayant ainsi resserré les chevilles de notre luth spirituel, nous recommençons de nouveau à chanter le cantique de l’amour divin, qui consiste en la vraie observance, et suivant notre glorieuse Maîtresse [Marie], nous venons, sous sa protection, nous offrir sur l’autel de la divine Bonté, pour être consumées sans aucune réserve par le feu de son ardente charité.» [10]


[1] Cf. Talmud de Babylone, Sanhédrin 56B.

[2] Catéchisme, nº56-58.

[3] Saint Irénée, Adversus haereses, III, 11, 8, trad. Sébastien Morlet.

[8] Missel Romain, Prière Eucharistique IV.

[5] Saint Irénée, Adversus Haereses, livre IV, ch. XXXIV, nº 1: «Si autem subit vos hujusmodi sensus ut dicatis: Quid igitur Dominus attulit veniens ? cognoscite quoniam omnem novitatem attulit, semetipsum afferens qui fuerat annuntiatus.»

[6]Pape François, homélie du 5 mars 2014.

[7] Benoît XVI, Audience générale, 17 février 2010.

[8] Saint Cyprien, sermon sur le Pater.

[9] Sainte Faustine (Héléna Kowalska), Petit Journal,  nº1624-5.

[10] Sainte Jeanne de Chantal, Méditations pour les retraites,


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