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C’est une grande ascension spirituelle que nous propose Jésus au long du chapitre 6 de saint Jean, pour aboutir au mystère de l’Eucharistie. Mais, comme toujours, il n’agit pas seul ni de sa propre initiative : il œuvre en pleine communion avec le Père et l’Esprit. Il accomplit, tout d’abord, le dessein pédagogique de son Père céleste ; il suscite, par ailleurs, l’Esprit Saint dans le cœur des croyants pour qu’ils accueillent ces mystères dans toute leur ampleur, qu’ils le suivent jusqu’au sommet, et qu’ils croient pleinement en lui pour être sauvés. Dessein du Père, réception par le croyant : ce seront les deux axes de notre méditation.

Le grand dessein du Père

Comme nous l’avons vu, ce dessein du Père est un projet grandiose qui se réalise progressivement pour constituer l’histoire du salut. Pour le décrire, l’Écriture utilise la métaphore de la Sagesse divine. Le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant Jésus nous dit quel est son projet :

« La Sagesse d’amour n’a qu’un dessein à la réalisation duquel elle emploie toutes les ressources de sa puissance et de sa sagesse : dessein unique qui explique toute son œuvre, l’Église. Le chef-d’œuvre de cette Sagesse d’amour était incontestablement l’humanité sainte du Christ. Cette humanité unie au Verbe par les liens de l’union hypostatique, merveilleusement ornée de tous les dons, douée dès ici-bas de la vision face à face, la Sagesse d’amour la livre aux angoisses de Gethsémani, à la mort de la Croix, et en nourriture à tous ceux qu’elle veut conquérir. L’Incarnation, le Calvaire, l’Eucharistie : tels sont les plus beaux triomphes de la Sagesse d’amour. » [1]

Ces trois mystères, et non pas seulement l’Eucharistie, sont bien présents dans l’évangile du jour : l’Incarnation, car le Christ affirme être « le pain vivant descendu du ciel » (v.51), et nous renvoie au Père « qui est vivant et qui l’a envoyé » (v.57) ; le Calvaire, car c’est sur la Croix que Jésus fait le don total de lui-même : « ma chair, donnée pour la vie du monde » (v.51) ; l’Eucharistie enfin, où ce don est sans cesse renouvelé pour nous donner la vie : «celui qui mange va chair et boit mon sang a la vie éternelle » (v 54). Toute la vie terrestre de Jésus fut un don de lui-même à ses amis, qui a culminé sur la Croix.

Dans ces trois mystères, le Christ est venu nous rejoindre : en prenant notre humanité, en la sauvant du péché, en la nourrissant de son propre Corps. Mais c’est dans l’Eucharistie que nous sentons le Christ le plus proche de nous : Il se fait nourriture, vient pénétrer notre cœur, le renouvelle de l’intérieur. Par la communion eucharistique, le dessein du Père s’applique alors à chacun d’entre nous, dans sa vie personnelle et dans son appartenance à la communauté. C’est en ce sens que la Sagesse est toujours à l’œuvre aujourd’hui, selon le père Marie-Eugène :

« Ces triomphes [l’Incarnation, le Calvaire, l’Eucharistie], la Sagesse d’amour aspire à les renouveler dans les âmes. Le Christ en croix est un modèle qu’elle dresse devant elle et devant nous comme l’exemplaire parfait de toutes ses œuvres ici-bas. Elle veut nous conquérir nous aussi, nous embellir pour que nous lui devenions des temples purifiés et magnifiques ; elle veut en nous, dresser un autel pour nous immoler à la gloire de Dieu et faire jaillir de nos blessures des fleuves de lumière et de vie pour les âmes. La Sagesse s’est bâti une demeure, l’a ornée de sept colonnes ; elle y a dressé un autel, immole ses victimes, et appelle tout le monde au festin qui suit le sacrifice. (Pr 9) Cette demeure de la Sagesse, c’est le Christ Jésus, la Vierge Marie… nous-mêmes. » [2]

Lorsque la première lecture affirme solennellement que « la Sagesse a bâti sa maison » (Pr 9,1), elle nous renvoie donc au mystère de l’Église que Jésus est venu fonder, et qui constitue son Corps mystique, qui rassemble ceux qui adhèrent à lui. Nous y sommes incorporés par la foi en sa personne, comme l’évangile de la semaine dernière nous le rappelait ; et la communion eucharistique vient fortifier cette nouvelle vie en nous. C’est ainsi que « l’Eucharistie édifie l’Église », selon l’expression consacrée par saint Jean-Paul II dans son encyclique sur l’Eucharistie. Il y écrivait :

« L’incorporation au Christ, réalisée par le Baptême, se renouvelle et se renforce continuellement par la participation au Sacrifice eucharistique, surtout par la pleine participation que l’on y a dans la communion sacramentelle. Nous pouvons dire non seulement que ‘chacun d’entre nous reçoit le Christ, mais aussi que le Christ reçoit chacun d’entre nous’. Il resserre son amitié avec nous: « Vous êtes mes amis » (Jn 15, 14). Quant à nous, nous vivons grâce à lui: « Celui qui me mangera vivra par moi » (Jn 6, 57). Pour le Christ et son disciple, demeurer l’un dans l’autre se réalise de manière sublime dans la communion eucharistique: « Demeurez en moi, comme moi en vous » (Jn 15, 4). » [3]

Transformés par l’Esprit

Jésus affirme : « Celui qui me mange vivra par moi ». Comment cela s’accomplit-il ?

L’aspect concret de l’Eucharistie exprime à merveille l’attention délicate du Christ pour chacun de nous, son adaptation à chaque chemin spirituel, son ardent désir de nous brûler d’amour et de nous transformer. C’est ainsi que le présente ce grand mystique que fut Ruysbroeck :

« L’amour de Jésus est de si noble nature que, tout en consumant, il veut nourrir. S’il nous absorbe entièrement en lui, en retour il se donne lui-même. Il fait naître en nous la faim et la soif de l’esprit, qui doivent nous le faire goûter avec une jouissance éternelle, et à cette faim spirituelle ainsi qu’à l’amour affectif il donne l’aliment de son propre corps. Et de ce corps sacré, si nous le prenons et consumons en nous avec une dévotion intime, s’écoule en tout notre être et dans nos veines mêmes son sang glorieux et plein d’ardeur. Nous sommes embrasés par lui d’amour affectif et de charité ; corps et âme, nous sommes pénétrés de jouissance et de goût spirituel. » [4]

Comment décrire cette transformation intérieure qu’opère l’Eucharistie ? Monsieur Olier, fondateur de l’école française de spiritualité, nous en offre une belle présentation :

« L’esprit de Jésus-Christ, intimement uni à Dieu son Père, est fait dès la terre participant de tous ses sentiments, étant déjà dans la gloire et absorbé entièrement en lui. […] C’est là ce qu’on appelle état d’innocence, de droiture et de justice : que Jésus-Christ, intimement uni à son Père et rendu parfaitement conforme, uniforme, déiforme avec lui au Très-Saint Sacrement, il vient en nous se répandre pour opérer cette droiture et cette innocence perdue. Il vient en son corps ressuscité, parfaitement semblable à Dieu et conforme à tous ses sentiments, s’insinuer en nous-mêmes pour nous faire vivre en conformité avec Dieu et nous purifier ; nous redresser autant qu’il est possible le fonds malin de l’âme, qui est dépravé et perdu par la malice de la chair, héritière d’Adam et de sa prévarication entière. C’est donc ce que nous avons à attendre du Saint-Esprit en nous et de Jésus-Christ notre Seigneur, qui vient en nous, en corps et en âme, nous faire droits, justes, innocents et conformes comme lui à l’équité et à la justice de son Père. » [5]

Comment pouvons-nous préparer nos communions eucharistiques, pour vivre vraiment cette transformation et pour que le Seigneur puisse opérer ces merveilles ? Voici trois moyens qui peuvent nous aider.

Nous pouvons, tout d’abord, répéter souvent, pendant la journée, un acte de foi dans le mystère eucharistique, ce que nous appelons une « communion spirituelle », qui fait grandir en nous le désir de recevoir Jésus et nous rapproche de lui, en disant par exemple : « Mon Jésus, je crois que tu es présent dans le très Saint Sacrement de l’autel. Je t’aime par-dessus tout et te désire dans mon âme. Puisque maintenant je ne peux pas te recevoir dans la Sainte Communion, viens au moins spirituellement dans mon cœur. Comme lorsque tu es déjà venu, je t’embrasse et je m’unis à Toi. Ne permets plus que jamais je m’éloigne de toi. »

L’adoration eucharistique constitue un deuxième moyen. Elle est par excellence le moyen de disposer nos cœurs. Elle nous permet d’être en face de l’Emmanuel, Dieu parmi nous. L’adoration a connu, ces dernières années, un renouveau. Elle est proposée au moins une fois par semaine dans la plupart des paroisses ; les lieux d’adoration perpétuelle se multiplient. Prier est bien sûr un hommage que nous rendons au Seigneur qui se fait humblement présent parmi nous, mais c’est surtout le moyen de nous mettre réellement en présence de Celui que porte Marie, qui naît dans la Crèche, parcourt la Galilée en enseignant et guérissant, et meurt sur la Croix ; celui aussi, qui s’est donné à voir et toucher, ressuscité, aux Apôtres au soir de Pâques. Tout cela est présent devant nous et nous sommes rendus présents à ces divers mystères. Voici ce qu’en dit Jean-Paul II :

« Depuis plus d’un demi-siècle, chaque jour, à partir de ce 2 novembre 1946 où j’ai célébré ma première Messe dans la crypte Saint-Léonard de la cathédrale du Wawel à Cracovie, mes yeux se sont concentrés sur l’hostie et sur le calice, dans lesquels le temps et l’espace se sont en quelque sorte « contractés » et dans lesquels le drame du Golgotha s’est à nouveau rendu présent avec force, dévoilant sa mystérieuse « contemporanéité ». Chaque jour, ma foi m’a permis de reconnaître dans le pain et le vin consacrés le divin Pèlerin qui, un certain jour, fit route avec les deux disciples d’Emmaüs pour ouvrir leurs yeux à la lumière et leur cœur à l’espérance (cf. Lc 24, 13-35). » [6]

C’est en prenant régulièrement du temps devant le Seigneur exposé sur l’autel que nous apprenons à connaître plus clairement Celui que nous recevons en communion. L’adoration fait croître le désir du Christ et nous unit toujours plus à lui. Dans une lettre aux prêtres pour le jeudi Saint, Jean-Paul II écrivait :

« Jésus nous attend dans ce sacrement de l’amour. Ne mesurons pas notre temps pour aller le rencontrer dans l’adoration, dans la contemplation pleine de foi et prête à réparer les grandes fautes et les grands délits du monde. Que notre adoration ne cesse jamais ! » [7]

Voici ce que Jésus lui-même avait confié à sainte Marguerite-Marie :

« J’ai soif, mais d’une soif si ardente d’être aimé des hommes au Saint-Sacrement, que cette soif me consume ; et je ne trouve personne qui s’efforce de me désaltérer… »

Nous pouvons, en adorant, nous immerger dans le mystère de l’Église, corps mystique du Christ, car nous d’adorons jamais seuls. Sous les traits de la Sagesse du livre des Proverbes, nous pouvons discerner notre Mère l’Église, celle du Ciel parvenue au terme et adorant Dieu dans la claire vision, et celle de la terre qui prépare le sacrifice eucharistique comme banquet d’amour. Elle y met toute son attention maternelle, et nous interpelle : « étourdis, passez par ici ! » (Pr 9,4), car elle sait que les séductions du monde nous font oublier la grandeur de Jésus présent dans l’Eucharistie. Son enseignement nous arrache à « l’étourderie », pour que nous « vivions vraiment ». Ce banquet lui demande beaucoup d’efforts et de sacrifices, l’Église y consacre le meilleur de ses forces, non seulement par le soin apporté aux édifices sacrés et l’organisation matérielle du culte, mais aussi par la formation, la consécration et le soutien des prêtres. C’est pour elle le chemin concret de don de soi envers son époux, le Christ. Immergeons-nous dans ce mystère !

Enfin, personne ne peut mieux nous préparer à l’Eucharistie que Marie, Mère de Jésus. Elle aussi se reconnaît sous les traits de la Sagesse d’amour, comme l’explique le Catéchisme :

« Marie, la Toute Sainte Mère de Dieu, toujours Vierge est le chef-d’œuvre de la mission du Fils et de l’Esprit dans la plénitude du temps. Pour la première fois dans le dessein du salut et parce que son Esprit l’a préparée, le Père trouve la Demeure où son Fils et son Esprit peuvent habiter parmi les hommes. C’est en ce sens que la Tradition de l’Église a souvent lu en relation à Marie les plus beaux textes sur la Sagesse (cf. Pr 8, 1 – 9, 6 ; Si 24) : Marie est chantée et représentée dans la liturgie comme le « Trône de la Sagesse ». » [8]

Marie fut le premier tabernacle de l’histoire, elle qui a formé en son sein le Corps de Jésus et l’a mis au monde ; elle l’a fait grandir et embelli de vertus par l’éducation ; elle l’a reçu au pied de la Croix, puis adoré après sa résurrection. Tout ce qui concerne le Corps de Jésus est en relation directe avec le cœur de Marie : comment ne ferait-elle pas tout pour que nos âmes se nourrissent de son Fils, que nous soyons transformés en lui ? Le pape François, dans son exhortation Evangelii Gaudium, décrivait ainsi l’action de Marie :

« Marie est celle qui sait transformer une grotte pour des animaux en maison de Jésus, avec de pauvres langes et une montagne de tendresse. Elle est la petite servante du Père qui tressaille de joie dans la louange. Elle est l’amie toujours attentive pour que le vin ne manque pas dans notre vie. Elle est celle dont le cœur est transpercé par la lance, qui comprend tous les peines. Comme mère de tous, elle est signe d’espérance pour les peuples qui souffrent les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que naisse la justice. Elle est la missionnaire qui se fait proche de nous pour nous accompagner dans la vie, ouvrant nos cœurs à la foi avec affection maternelle. Comme une vraie mère, elle marche avec nous, lutte avec nous, et répand sans cesse la proximité de l’amour de Dieu. Par les différentes invocations mariales, liées généralement aux sanctuaires, elle partage l’histoire de chaque peuple qui a reçu l’Évangile, et fait désormais partie de son identité historique. Là, ils trouvent la force de Dieu pour supporter leurs souffrances et les fatigues de la vie. Comme à saint Juan Diego, Marie leur donne la caresse de sa consolation maternelle et leur murmure : « Que ton cœur ne se trouble pas […] Ne suis-je pas là, moi ta Mère ? » [9]

Benoît XVI met, pour sa part, l’accent sur l’attitude d’adoration de Marie :

« Que la Vierge Marie, Femme eucharistique, nous introduise dans le secret de la véritable adoration. Son cœur, humble et simple, était toujours recueilli autour du mystère de Jésus, dans lequel elle adorait la présence de Dieu et de son Amour rédempteur. Que par son intercession, grandissent dans toute l’Église la foi dans le Mystère eucharistique, la joie de participer à la Messe, spécialement le dimanche, et l’élan pour témoigner de l’immense charité du Christ. » [10]

Pour conclure notre méditation nous pouvons lire le témoignage émouvant de Jean-Paul II sur l’Eucharistie :

« Frères et sœurs très chers, permettez que, dans un élan de joie intime, en union avec votre foi et pour la confirmer, je donne mon propre témoignage de foi en la très sainte Eucharistie. « Ave verum corpus natum de Maria Virgine, / vere passum, immolatum, in cruce pro homine! ». Ici se trouve le trésor de l’Église, le cœur du monde, le gage du terme auquel aspire tout homme, même inconsciemment. Il est grand ce mystère, assurément il nous dépasse et il met à rude épreuve les possibilités de notre esprit d’aller au-delà des apparences. Ici, nos sens défaillent – « visus, tactus, gustus in te fallitur », est-il dit dans l’hymne Adoro te devote –, mais notre foi seule, enracinée dans la parole du Christ transmise par les Apôtres, nous suffit. Permettez que, comme Pierre à la fin du discours eucharistique dans l’Évangile de Jean, je redise au Christ, au nom de toute l’Église, au nom de chacun d’entre vous : « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68). [11]

 


[1] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p. 301.

[2] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p. 301.

[3] Saint Jean-Paul II, Ecclesia de Eucharistia, nº22.

[4] Ruysbroeck l’Admirable, Le Miroir du Salut Eternel, Chapitre VII, Du mode et de la manière selon lesquels le Christ s’est donné dans le Saint Sacrement , disponible ici.

[5] Jean-Jacques Olier, L’âme cristal – Des attributs divins en nous, Seuil 2008, p.254.

[6] Saint Jean-Paul II, encyclique Ecclesia de Eucharistia, n° 60.

[7] Saint Jean- Paul II, lettre dominicae cenae (1980).

[9] Pape François, exhortation Evangelii Gaudium, nº286.

[10] Benoît XVI, Angélus du 10 juin 2007.

[11] Saint Jean-Paul II, encyclique Ecclesia de Eucharistia, nº60.


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