Entre le Christ et les scribes, l’opposition est frontale : accusation ouverte et violente d’un côté, défense énergique de l’autre ; une opposition qui ne se résoudra que par la Croix, à la fois défaite humaine de Jésus et victoire de l’Amour. Au centre de la polémique : l’autorité sur le peuple d’Israël. Jésus expose le nœud du problème en évoquant « la maison d’un homme fort » : À qui appartient la maison et les âmes qui s’y trouvent ? À Satan ou Dieu ? Le Christ est venu livrer un gigantesque combat spirituel pour abattre le royaume de Satan et établir le royaume de son Père.
La maison pillée
La maison pillée par l’ennemi est d’abord, comme la vigne, le peuple de Dieu. Lorsque le Christ vient au monde pour accomplir parfaitement la Révélation, il trouve une maison pillée et désolée. Les nombreux exorcismes qu’il doit opérer l’atteste. Que s’est-il passé ?
L’histoire sainte est traversée de bout en bout par la plainte douloureuse de Dieu qui voit s’éloigner de lui le peuple qu’il a choisi avec amour et qui le chasse hors de sa maison, hors de sa vie. Au-delà du peuple d’Israël, cette plainte concerne le peuple des croyants de tous les temps, l’Église, et s’adresse en particulier à ceux qui ont reçu mission de garde la maison : les pasteurs. Souvenons-nous des paroles d’Ezéchiel :
« Quel malheur pour les bergers d’Israël qui sont bergers pour eux-mêmes ! N’est-ce pas pour les brebis qu’ils sont bergers ? Vous, au contraire, vous buvez leur lait, vous vous êtes habillés avec leur laine, vous égorgez les brebis grasses, vous n’êtes pas bergers pour le troupeau. Vous n’avez pas rendu des forces à la brebis chétive, soigné celle qui était malade, pansé celle qui était blessée. Vous n’avez pas ramené la brebis égarée, cherché celle qui était perdue. Mais vous les avez gouvernées avec violence et dureté. Elles se sont dispersées, faute de berger, pour devenir la proie de toutes les bêtes sauvages » (Ez 34, 2-5).
Jésus lui-même fait écho à ces paroles : « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous fermez à clé le royaume des Cieux devant les hommes ; vous-mêmes, en effet, n’y entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui veulent entrer ! » (Mt 23, 13).
Si nous sommes pasteurs, parents ou éducateurs, cet avertissement s’adresse aussi à nous : cherchons-nous à orienter les cœurs vers Dieu ou à assurer un simple ordre moral et religieux ? Le Pape François adaptait cette dénonciation pour notre temps :
« Cela [l’autosatisfaction égocentrique] se manifeste par de nombreuses attitudes apparemment différentes : l’obsession pour la loi, la fascination de pouvoir montrer des conquêtes sociales et politiques, l’ostentation dans le soin de la liturgie, de la doctrine et du prestige de l’Église, la vaine gloire liée à la gestion d’affaires pratiques, l’enthousiasme pour les dynamiques d’autonomie et de réalisation autoréférentielle. Certains chrétiens consacrent leurs énergies et leur temps à cela, au lieu de se laisser porter par l’Esprit sur le chemin de l’amour, de brûler du désir de communiquer la beauté et la joie de l’Évangile, et de chercher ceux qui sont perdus parmi ces immenses multitudes assoiffées du Christ. » [1]
Le deuxième niveau de la maison, c’est bien sûr le monde. Cet état déplorable d’une maison pillée par l’ennemi, nous le retrouvons tout au long de l’histoire. Ainsi le bienheureux Newman écrit-il lucidement :
« Les royaumes terrestres ne sont pas fondés sur la justice, mais sur l’injustice. Ils ont été établis par l’épée, par le brigandage, la cruauté, le parjure, la ruse et la fraude. On n’a jamais vu un royaume, à part celui du Christ, qui n’ait été conçu et mis au monde, nourri et élevé dans le péché. On n’a jamais vu une nation qui ne se soit laissée aller à commettre des actes et à soutenir des principes de nature criminelle, mais dont l’abandon causerait la ruine. Y a-t-il une monarchie qui ne se soit établie au commencement par une invasion ou une usurpation ? … une révolution qui se soit effectuée sans obstination perverse, violence ou hypocrisie ? un gouvernement démocratique qui ne tourne comme une girouette, comme s’il n’avait ni conscience ni responsabilité ? un pouvoir oligarchique qui ne soit égoïste et dénué de scrupules ? une puissance militaire qui soit préservée des passions guerrières ? un commerce qui n’ait l’amour du lucre vil, source de tout mal ? » [2]
La civilisation moderne en Occident ajoute une note particulièrement insidieuse qui rejoint le péché contre l’Esprit. Plutôt que de s’interroger sur le bien et le mal, ou de se contenter d’y céder par faiblesse, elle se rebelle contre la distinction même du bien et du mal. Elle dénonce de plus en plus directement la tradition judéo-chrétienne et reproche à Dieu d’empiéter sur sa liberté et son bonheur. Dieu ne se pliant pas à ses désirs d’autonomie absolue, elle l’accuse d’être mauvais… ou de ne pas exister. C’est ce que dénonce Jésus aujourd’hui et c’est exactement ce que décrit la Genèse lorsque le serpent présente Dieu comme jaloux et tyrannique pour entraîner l’homme sur un chemin de mort :
« Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Gn 3, 5).
Là encore, comment nous situons-nous face à ces attaques frontales de l’Ennemi ? Il ne s’agit pas d’écrire des pamphlets mais de témoigner fermement, là où nous sommes, par la parole et par les actes, d’une autre vision des choses et de l’amour de Dieu.
Le troisième niveau de la maison, enfin, c’est notre âme. Lorsque Dieu s’approche de la maison de notre âme, il trouve quelques pièces en bon ordre mais souvent aussi d’autres pièces infestées de vices et profondément délabrées.
Nous pouvons avoir l’illusion d’être « respectables », et nous voiler la face devant nos misères ; mais la vérité apparaît à notre conscience de temps à autre, montrant à la fois notre corruption et notre désir du bien, ce déchirement intérieur que Pascal a si bien décrit :
« Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous‑même ! Humiliez‑vous, raison impuissante ! Taisez‑vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge, incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus. » [3]
Cherchons donc à repérer ces pièces de la maison qui sont encore délabrées et qui font que le Christ n’en est pas encore le maître.
Israël, l’humanité, notre âme : ce sont ces trois réalités que désigne le Christ en parlant de la « maison d’un homme fort » qui a été pillée.
La maison rachetée
Mais le Christ ne vient pas seulement dénoncer le mal : il vient le vaincre. Dans l’évangile de Jean, il l’indique clairement comme une victoire sur Satan, qui s’accomplira sur la Croix :
« ‘C’est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi.’ Il signifiait par-là de quelle mort il allait mourir. » (Jn 12,31-33).
Nous pouvons alors retourner le sens de la petite parabole sur la « maison d’un homme fort » : si l’humanité est cette maison, et qu’elle est sous le pouvoir d’un maître aussi fort que Satan, alors le Christ vient précisément pour le ligoter, afin de la « piller », c’est-à-dire de la purifier des œuvres maléfiques. C’est cela, la Bonne Nouvelle de la libération. L’homme ne lutte pas seul contre le mal, Dieu lutte pour lui et Jésus par sa Croix a vaincu le mal. Ce pourrait être le sens de sa réponse aux scribes : à travers les exorcismes, il manifeste qu’il a le pouvoir de ligoter Satan, pour délivrer l’humanité captive. Il nous suffit de lui ouvrir la porte. Par sa propre autorité de Fils de Dieu, puis par l’œuvre de la Croix.
Il existe toutefois une nuance de taille : en Jésus, ce n’est pas un maître extérieur qui vient prendre possession de la maison (l’humanité, notre âme). C’est le premier maître, Dieu, qui revient réclamer sa propriété perdue lors du premier péché. « L’homme fort » qui règne sur nous n’est qu’un usurpateur, et le Christ vient l’expulser : la maison retourne à son état originel, la communion avec Dieu car l’homme est créé à l’image de Dieu et appelé à vivre en lui.
Il n’est donc pas étonnant que saint Marc juxtapose la polémique des scribes avec la description de la « nouvelle famille » de Jésus : il s’agit de deux royaumes opposés. Face à l’empire de Satan, commence à se constituer le Royaume de Dieu, que Jésus contemple avec tendresse : « Parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : ‘Voici ma mère et mes frères’… » (Mt 3,35). Ces âmes libérées, qui « font la volonté de Dieu », ont pénétré dans la « nouvelle maison » qu’est l’Église et que Jésus bâtit patiemment à la sueur de son front, et bientôt par son sang versé sur la Croix.
La présence de Marie, la mère de Jésus, n’est pas non plus anodine. Marie est la première rachetée ; par son « fiat » sans retour, elle est celle qui ouvre grandes les portes de sa maison et écrase la tête du serpent. Par ailleurs, la nouvelle communauté, par contraste avec l’oppression de Satan, exerce une fonction maternelle sur les âmes. Jésus souligne cette communion : « celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère. » Le nouvel Adam nous offre donc l’Église comme mère, pour remplacer le désert spirituel où Ève, notre première mère, nous avait exilés. Dans notre méditation, nous pouvons la contempler en reprenant cette très belle description de l’Église par le père de Lubac, et en l’offrant comme une action de grâce au Seigneur :
« Louée soit cette grande Mère, pour le Mystère divin qu’elle nous communique, nous y introduisant par la double porte, constamment ouverte, de sa Doctrine et de sa Liturgie ! Louée soit-elle pour le pardon qu’elle nous assure ! Louée soit-elle pour les foyers de vie religieuse qu’elle suscite, qu’elle protège et dont elle entretient la flamme ! Louée soit-elle pour l’univers intérieur qu’elle nous découvre, et dans l’exploration duquel sa main nous guide ! Louée soit-elle pour le désir et l’espérance qu’elle entretient en nous ! Louée soit-elle aussi pour tout ce qu’elle démasque et dissipe en nous d’illusions, afin que notre adoration soit pure ! Louée soit cette grande Mère !
« Mère chaste, elle nous infuse et nous conserve une foi toujours intègre, qu’aucune décadence humaine, aucun affaissement spirituel, si profond qu’il soit, jamais n’atteint. Mère féconde, elle ne cesse de nous donner de nouveaux frères. Mère universelle, elle a soin également de tous, des petits comme des grands, des ignorants et des savants, de l’humble peuple des paroisses comme du troupeau choisi des âmes consacrées. Mère vénérable, elle nous assure l’héritage des siècles et tire pour nous de son trésor les choses anciennes et les nouvelles. Mère patiente, elle recommence toujours, sans se lasser, son œuvre de lente éducation et reprend, un à un, les fils de l’unité que ses enfants déchirent toujours. Mère attentive, elle nous protège contre l’Ennemi, qui rôde autour de nous cherchant sa proie. Mère aimante, elle ne nous replie pas sur elle mais nous lance à la rencontre du Dieu qui est tout Amour.
« Mère clairvoyante, quelles que soient les ombres que l’Adversaire s’acharne à répandre, elle ne peut pas ne pas reconnaître un jour pour siens les enfants qu’elle a engendrés, elle aura la force de se réjouir de leur amour, et eux, ils trouveront sécurité entre ses bras. Mère ardente, elle met au cœur de ses meilleurs enfants un zèle toujours attentif et les envoie partout en messagers de Jésus-Christ. Mère sage, elle nous évite les excès sectaires, les enthousiasmes trompeurs suivis de revirements ; elle nous apprend à aimer tout ce qui est bon, tout ce qui est vrai, tout ce qui est juste, à ne rien rejeter qui n’ait été éprouvé. Mère douloureuse, au cœur percé du glaive, elle revit d’âge en âge la Passion de Son Époux. Mère forte, elle nous exhorte à combattre et à témoigner pour le Christ ; bien plus, elle ne craint pas de nous faire elle-même passer par la mort, – depuis cette première mort qu’est le baptême, – pour nous engendrer à une vie plus haute… Louée soit-elle de tant de bienfaits ! Louée par-dessus tout de toutes ces morts qu’elle nous procure, de ces morts dont l’homme est incapable, sans lesquelles il serait condamné à rester indéfiniment lui-même, tournant dans le cercle misérable de sa finitude ! […]
« Mère sainte, mère unique, mère immaculée ! O grande Mère ! Sainte Église, Ève véritable, seule vraie Mère des Vivants ! » [4]