Comme les autres évangélistes, Luc insiste sur la figure de Jean-Baptiste. Lorsqu’il nous raconte la confrontation de Jésus avec les autorités du Temple, il mentionne que « tout le peuple était persuadé que Jean était un prophète » (Lc 20,6). Luc est toutefois le seul qui rapporte l’origine de Jean, depuis l’apparition de l’Ange à Zacharie, puis la Visitation, jusqu’à sa naissance et au Benedictus, lorsque Zacharie recouvre la parole pour louer Dieu et prophétiser : « et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut » (Lc 1,76, repris pour l’alléluia de la messe). C’est cette perspective qui domine les lectures de la fête : la vocation, la naissance et la mission du prophète extraordinaire que fut Jean-Baptiste.
La première lecture : le chant du Serviteur (Is 49)
Le mystère de la vocation prophétique est présenté dans la première lecture, tirée du « Deuxième chant du Serviteur » (Is 49,1-6). Un personnage mystérieux y déclame un poème d’une grande intensité religieuse. Qui est-il ?
Nous pourrions penser à Jérémie, le prophète envoyé à Jérusalem pour annoncer et affronter l’épreuve de la destruction du Temple par Nabuchodonosor. Prophétisant sans ménagement ( il a fait de ma bouche une épée tranchante, v.2), il est condamné à une grande solitude et s’attire tribulations et souffrance morale ( je me suis fatigué pour rien, v.4). Mais il sait que la fidélité de Dieu demeure inébranlable ( mon droit subsistait auprès du Seigneur, v.4).
Le texte peut également évoquer le prophète Isaïe qui a vécu une expérience similaire. Le peuple d’Israël, très éprouvé par les détours mystérieux de son élection divine, s’y retrouve aussi volontiers : « Tu es mon serviteur, Israël, en toi je manifesterai ma splendeur » (v.3). Au-delà des applications particulières, Isaïe brosse une description générale de la vocation prophétique, en l’extrayant de son contexte historique pour en faire une version idéale.
Le personnage de Jean-Baptiste vient naturellement s’inscrire dans ce texte. Dès lors, ce qui n’était qu’une métaphore pour exprimer la vocation divine (dans le sein maternel, le Seigneur m’a appelé) acquiert une tonalité très concrète lorsque nous lisons l’évangile de Luc, qui relate l’intervention très particulière de Dieu au début de la vie de Jean : annonce de sa conception et de sa mission par Gabriel à Zacharie, dans le Temple ; annonce à Jean lui-même, encore dans le sein de sa mère, que Jésus est présent, ce qui le fait tressaillir de joie; intervention de Dieu auprès de Zacharie enfin pour délier sa langue et faire connaître la mission de l’enfant…
Tout ce premier chapitre est donc structuré par la venue de Jean-Baptiste. Le récit fournit un cadre grandiose à l’Annonciation, perle cachée qui contient un mystère incomparablement plus grand, mais qui demeure voilé derrière un événement public et retentissant : la naissance d’un nouveau prophète pour Israël.
On peut donc lire le texte d’Isaïe comme une description de la mission de Jean-Baptiste. Elle est précédée par de longues années de formation au désert, c’est-à-dire de solitude et de méditation : « il a fait de moi une flèche acérée, il m’a caché dans son carquois » (Is 49,2). Elle consiste à prêcher la conversion pour « ramener Jacob, rassembler Israël » (v.5), avant que Dieu ne vienne visiter son peuple en Jésus (cf. l’épisode du baptême en Lc 3). Elle s’achève brutalement et tragiquement à Machéronte, sur le caprice et la perfidie d’une femme pécheresse et de sa fille : une missions apparemment inutile (je me suis fatigué pour rien, v.4), mais de grande valeur aux yeux de Dieu ( mon droit, ma récompense subsistaient auprès du Seigneur).
Cependant, le serviteur décrit par Isaïe dépasse largement la personne de Jérémie, confiné à Jérusalem, voire même d’Isaïe ou de Jean-Baptiste, qui ne sont envoyés qu’aux brebis d’Israël. La perspective est universelle : « Je fais de toi la lumière des nations, pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre » (v.6). Derrière Jean le Précurseur, se dresse donc la figure du Messie attendu par Israël et sauveur du monde, dont il est chargé de préparer la venue : « Tu marcheras devant le Seigneur, pour lui préparer les voies… » (Lc 1,76).
Le deuxième chant du Serviteur d’Isaïe montre aussi l’intimité profonde entre le prophète et le Dieu d’Israël. Le texte est constitué de courts échanges entre Dieu et son serviteur : au constat désabusé du prophète persécuté (c’est en pure perte que j’ai usé mes forces, Is 49,4), répond la promesse renouvelée du Seigneur ( je fais de toi la lumière des nations, v.6).
Le psaume : Tu sais quand je m’assois… (Ps 139)
Le Psaume 139 (138) continue sur cette lancée en faisant entendre l’action de grâce d’un prophète heureux de l’être. La liturgie en retient trois paragraphes marquants.
Le premier (vv.1-3) exprime le bonheur de l’homme qui vit totalement sous le regard de Dieu et se réjouit d’être parfaitement connu de lui : il marche « en présence du Seigneur, devant sa face », et sans ressentir l’omniscience divine comme un poids. Bien au contraire : au milieu des tribulations, il lui est bon de savoir que « tous ses chemins sont familiers » au Seigneur. Nous ne marchons pas seuls comme des enfants abandonnés en ce monde, le Seigneur est un père qui nous accompagne avec patience et tendresse, comme le vieux Zacharie dont la mission est d’accueillir Jean-Baptiste.
Le psalmiste célèbre ensuite la merveille qu’est l’être humain créé avec amour par Dieu : « c’est toi qui as créé mes reins » (v.13). Toute la technologie moderne, et toute notre science qui méprise à tort l’ignorance des anciens, sont incapables d’effacer cette vérité profonde : nous avons reçu gratuitement la vie, don de Dieu à travers nos parents, et nous serions bien en peine d’en expliquer le mystère. Toute âme vraiment sincère s’émerveille devant ce don : « je reconnais devant toi le prodige » (v.14). Combien saint Jean-Baptiste, né sur le tard d’un couple stérile, pouvait répéter ce psaume !
Notre histoire personnelle est ainsi écrite directement par Dieu, avec discrétion et tendresse, et toute notre existence est à nu devant lui : « mes os n’étaient pas cachés pour toi quand j’étais façonné dans le secret » (v.15).
L’évangile : naissance de Jean-Baptiste (Lc 1)
Chaque naissance humaine est l’occasion d’une grande réjouissance ; mais celle de Jean-Baptiste, où la main du Seigneur se manifeste plus ouvertement que d’habitude, fut un événement marquant pour signaler la venue prochaine du Christ. Sa naissance fut connue « dans toute la région montagneuse de Judée » (v.65). Le peuple y reconnaissait les anciennes naissances miraculeuses comme celle d’Isaac, ou Samuel ; il pensait qu’elle laissait présager une nouvelle ère et cela nourrissait son attente du Messie : « Que sera donc cet enfant ? » (v.66). Jean a d’ailleurs tellement marqué son époque qu’il est mentionné par des historiens non chrétiens comme Flavius Josèphe.
Le contraste n’en est que plus grand avec la naissance de Jésus, et Luc le souligne en composant son évangile : l’origine du Christ, Fils incarné, né d’une Vierge par œuvre du Saint-Esprit, est bien supérieure à celle de Jean, et pourtant il naît dans l’anonymat, à Bethléem, loin de sa ville d’origine, au milieu du bouleversement créé par le recensement : « elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune » (Lc 2,7). À tel point que le Seigneur devra envoyer des anges pour convoquer des bergers… Nous avons là un impressionnant clair-obscur : le Christ vient accomplir les prophéties dans l’humilité, tandis que son cousin naît entouré de la curiosité et de l’enthousiasme populaires.
Lors de la circoncision de Jean, c’est le choix de son nom qui constitue le centre de la page d’évangile. Traditionnellement, il devrait s’appeler comme son père, Zacharie, c’est-à-dire « Dieu se souvient » (racine zachar זכר), ce qui serait en accord avec les événements en train de se dérouler : en intervenant miraculeusement pour cet enfant, le Seigneur d’Israël montre en effet qu’Il n’a pas oublié son peuple. Mais l’ange a prescrit un autre nom, Jean, qui signifie «Dieu fait grâce » (racine חנן, hanan, d’où Iohanan, francisé Jean). Ce nom était assez commun à l’époque, mais il n’était pas d’usage dans la famille de Zacharie ; en le choisissant, le Seigneur veut caractériser la mission du Précurseur et le passage à la Nouvelle Alliance : pas seulement mémoire de l’Ancienne, mais une nouvelle ère, manifestation éclatante de la grâce du Seigneur.
L’évangile nous apprend qu’à ce moment, « la bouche de Zacharie s’ouvrit, sa langue se délia : il parlait et bénissait Dieu » (v.64) : dans son silence imposé de neuf mois, il avait eu l’occasion de méditer sur l’œuvre du Seigneur, et de convertir son cœur à une foi humble… Le fruit de cette méditation nous est livré dans la page qui suit, le Benedictus, comme le Magnificat est le fruit de la contemplation de Marie. Les deux noms, Zacharie et Jean, sont alors associés dans la louange inspirée par l’Esprit saint – on y trouve même la présence discrète de sa femme Elisabeth :
- La venue du Messie dans la maison de David montre que le Seigneur a fait « mémoire de son alliance sainte » (v.72), comme l’indique le nom Zacharie ;
- Elle est l’accomplissement du « serment juré à notre père Abraham » (v.73), racine שׁבע (shaba’) d’où provient Elisabeth, serment de Dieu ;
- La mission de leur fils manifeste la « tendresse, les entrailles de miséricorde de notre Dieu » (v.78), d’où le nom de Jean.
Les trois membres de cette famille hors du commun sont donc liés par cette mission unique d’accueillir et de préparer la voie au Messie. La Rédemption, depuis Abraham jusqu’à l’Église, est une affaire de famille où chacun reçoit une vocation très particulière mais où tous sont unis par l’action de Dieu…
La deuxième lecture : « le voici qui vient après moi » (Ac 13)
La deuxième lecture nous offre un signe supplémentaire de l’importance de Jean-Baptiste dans l’histoire du salut : il n’est pas seulement mentionné dans les quatre évangiles et par des auteurs non chrétiens, mais aussi par saint Paul qui se réfère à lui dans la synagogue d’Antioche de Pisidie, en proclamant le Christ (Ac 13).
Plusieurs étapes clés et personnages marquants de l’histoire sainte sont cités dans ce résumé, que la liturgie a écourté : « nos pères » (v.17), qui désigne les patriarches ; l’Exode (v.17-18) ; la conquête de la Terre Promise (v.19) ; les Juges (v.20) ; le règne de Saül puis celui de David (vv.21-22). Nous trouvons alors une expression similaire au Benedictus de Zacharie : « de la descendance de David, Dieu, selon la promesse, a fait sortir un sauveur pour Israël » (v.23). Cette fresque grandiose qui aboutit au Messie comporte une dernière étape, celle de Jean-Baptiste, dont la mission de précurseur est admirablement décrite :
- Il a préparé l’avènement de Jésus en baptisant les foules dans le désert (Lc 3 et //) ;
- Son baptême de conversion préfigurait le baptême dans l’Esprit que Jésus allait instituer (cf. Lc 3,16) ;
- Il s’est effacé devant le soleil de justice qu’est le Messie : « le voici qui vient après moi » (Ac 13,25).
Le Catéchisme reflète bien cette importance de Jean en lui dédiant tout un chapitre intitulé « Jean, Précurseur, Prophète et Baptiste », où l’on peut lire :
« Jean est plus qu’un prophète. En lui l’Esprit Saint accomplit de parler par les prophètes. Jean achève le cycle des prophètes inauguré par Elie. Il annonce l’imminence de la Consolation d’Israël, il est la » voix » du consolateur qui vient. Comme le fera l’Esprit de Vérité, « il vient comme témoin, pour rendre témoignage à la Lumière ». Au regard de Jean, l’Esprit accomplit ainsi les recherches des prophètes et la convoitise des anges : « Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit (…). Oui, j’ai vu et j’atteste que c’est lui, le Fils de Dieu. (…) Voici l’Agneau de Dieu » (Jn 1, 33-36).» [1]