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À l’écoute de la Parole

Un thème très simple parcourt les lectures de ce dimanche ; il est exprimé par le Psaume : « Dieu délie les enchaînés » (Ps 146,7). C’est ce qu’annonce Isaïe (Is 35), c’est ce que fait le Christ (Mc 7).

La première lecture : l’action du Libérateur (Is 35)

Le même verbe est utilisé par l’évangéliste Marc et le psalmiste pour décrire l’action du Seigneur : « λύω, lúô » (le fameux verbe de nos conjugaisons grecques), qui signifie « délier, libérer d’une entrave » : « Le Seigneur délie les enchaînés » (Ps 146,7) « Sa langue se délia » (Mc 7,35). Isaïe n’utilise pas ce verbe mais il le « décline », en quelque sorte, en une série de métaphores évoquant les infirmités humaines : « les yeux des aveugles se dessilleront… le boiteux bondira comme un cerf… », ou les maux de la nature : « l’eau jaillira dans le désert… la terre brûlante se changera en lac… ». La terre qui fut créée pour être fertile et accueillante sera elle aussi « déliée » de cette stérilité que lui impose l’absence d’eau.

Toutes ces métaphores, au-delà de leur beauté poétique, servent à exprimer combien l’action du Seigneur sera puissante. Rien ne lui résistera et elle s’étendra sur toutes les situations de mort : la grande diversité des réalités qui sont déliées exprime l’universalité de son action. Le Prophète proclame un changement radical, un passage de la mort à la vie : mais à qui s’adresse-t-il ? Qui va être délié, et de quelles oppressions ?

Le chapitre 35 est le dernier passage poétique du premier Isaïe (chap. 1-39). Il commence par ces paroles que nous lisons pendant l’Avent : « que soient remplis d’allégresse désert et terre aride, que la steppe exulte et fleurisse » (Is 35, 1). Un appel à la joie de la foi en la libération qui s’annonce. Cet oracle précède la narration historique de l’invasion de Sennachérib, roi d’Assyrie (chap. 36), qui, après avoir soumis les peuples environnants, assiégea Jérusalem mais dut, in extremis se retirer, comme l’avait prédit Isaïe.

Lorsqu’Isaïe invite à proclamer ces merveilles « aux gens qui s’affolent » (v.4), on pense spontanément à la population de Jérusalem qui vit dans l’angoisse le siège de la ville, et que les notables expriment officiellement au Prophète de la part du Roi :

« Ce jour-ci est un jour d’angoisse, de châtiment et d’opprobre. Les enfants sont à terme et la force manque pour les enfanter. Puisse le Seigneur ton Dieu entendre les paroles du grand échanson que le roi d’Assyrie, son maître, a envoyé insulter le Dieu vivant, et puisse le Seigneur ton Dieu punir les paroles qu’il a entendues ! Adresse une prière en faveur du reste qui subsiste encore. » (Is 37,3-4)

On peut aussi penser que le chapitre 35 s’applique, un siècle après Isaïe, à la population qui est déportée à Babylone, comme le suggère le dernier verset : « Ceux qu’a libérés le Seigneur reviendront, ils arriveront à Sion criant de joie, portant avec eux une joie éternelle. La joie et l’allégresse les accompagneront, la douleur et les plaintes cesseront » (v.10).

Quoi qu’il en soit du contexte historique exact, Isaïe s’adresse évidemment à un auditoire vivant une situation d’angoisse extrême, et de désert spirituel, qu’il soit en exil à Babylone ou assiégé dans Jérusalem. Cette indétermination du texte permet de l’appliquer à toutes les situations difficiles, en espérant le changement radical exprimé par les métaphores.

Les « yeux des aveugles qui se dessilleront » peuvent renvoyer à tous ceux qui se trouvent plongés dans les ténèbres et qui ont besoin de la lumière divine. Ces yeux sont ceux d’Ezéchias qui accueille l’incroyable prophétie d’Isaïe : « N’aie pas peur des paroles que tu as entendues, des blasphèmes que les valets du roi d’Assyrie ont lancés contre moi. Voici que je vais mettre en lui un esprit et, sur une nouvelle qu’il entendra, il retournera dans son pays et dans son pays, je le ferai tomber sous l’épée » (v 6-7).

Ce sont aussi les yeux du Peuple en exil, appelé à croire en son avenir : « Contemple Sion, cité de nos fêtes, que tes yeux voient Jérusalem, résidence sûre, tente qu’on ne déplacera pas, dont on n’arrachera jamais les piquets, dont les cordes ne seront jamais rompues » (Is 33,20). Ou encore ceux de toute personne affligée par une maladie grave, comme le dit le Catéchisme :

« La maladie peut conduire à l’angoisse, au repliement sur soi, parfois même au désespoir et à la révolte contre Dieu. Elle peut aussi rendre la personne plus mûre, l’aider à discerner dans sa vie ce qui n’est pas essentiel pour se tourner vers ce qui l’est. Très souvent, la maladie provoque une recherche de Dieu, un retour à lui. » [1]

Enfin, les « yeux des aveugles » peuvent désigner l’insensibilité spirituelle, notre incapacité à voir Dieu. Dans l’évangile de Marc, il est ainsi clair que les disciples suivent tout un parcours avant de croire au Christ. Nous écouterons la semaine prochaine l’évangile de la « confession de Pierre » (tu es le Christ…), lorsque ses yeux se dessillent et qu’il devient croyant, et que sa bouche s’ouvre pour confesser le Christ.

Deux points de ce texte méritent une attention particulière. Quelques mots d’abord sur le cœur du message : « voici votre Dieu ».

La prophétie d’Isaïe dépasse largement la promesse d’une simple protection divine contre l’envahisseur, d’une restauration du peuple élu ou d’une bénédiction. Elle est d’orientation messianique, et nous pouvons la lire dans une perspective chrétienne : Dieu vient visiter son peuple en personne : « voici votre Dieu (…) c’est lui qui vient vous sauver » . Il vient rencontrer l’homme en tête-à-tête dans son humanité, en son fils Jésus, et assurer lui-même son salut. Dès lors, Isaïe enseigne que nous n’attendons pas seulement des jours meilleurs mais le Messie de Dieu, celui qui nous libère pleinement.

C’est la raison pour laquelle, lorsque Jean-Baptiste, saisi de doute, envoie ses disciples demander à Jésus s’il est bien le Messie (cf. Mt 11), celui-ci lui répond précisément par ce texte :

« Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez ; les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. » (Mt 11, 4-6).

Cette rencontre entre Dieu créateur et sa créature est également annoncée en Isaïe 40 : « Voici votre Dieu ! Voici le Seigneur Dieu qui vient avec puissance, son bras assure son autorité ; voici qu’il porte avec lui sa récompense et son salaire devant lui. » (Is 40, 10). De nouveau, m à la fin du chapitre 63 : « Ah, si tu déchirais les cieux et descendais (…) et tu es descendu, devant ta face les montagnes ont été ébranlées » (63, 19 ; 64,2).

Un deuxième point mérite notre attention. Une expression de cette page d’Isaïe, par ailleurs si belle, pourrait poser problème : « c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu » (v.4). Dieu se venge-t-il ? Que signifie cette expression ? Le prophète veut ici exprimer que Dieu va intervenir dans l’histoire d’Israël. L’opprimé sera relevé, les exilés reviendront à Jérusalem, le péché sera dénoncé, etc. Le Dieu de vérité fera la vérité parmi les peuples et les personnes (sa « justice »). Mais il y a plus que cela. Il suffit de replacer cette expression dans un contexte explicitement chrétien, selon deux perspectives, messianique et eschatologique, pour la dépouiller de toute ambiguïté.

Voici ce que dit le pape Benoît XVI, quant à la perspective messianique :

« Le monde a besoin de Dieu. Nous avons besoin de Dieu. De quel Dieu avons-nous besoin ? Dans la première lecture, le prophète s’adresse à un peuple opprimé en disant : “La vengeance de Dieu viendra” (Is 35, 4). Nous pouvons facilement deviner comment les personnes s’imaginaient cette vengeance. Mais le prophète lui-même révèle ensuite ce en quoi elle consiste : dans la bonté de Dieu qui guérit. Et nous trouvons l’explication définitive de la parole du prophète dans Celui qui est mort pour nous sur la Croix : en Jésus, le Fils de Dieu incarné qui nous regarde avec tant d’insistance. Sa “vengeance” est la Croix : le “Non” à la violence, “l’amour jusqu’au bout”. Tel est le Dieu dont nous avons besoin. Nous ne manquons pas de respect à l’égard des autres religions et cultures, nous n’offensons pas le profond respect pour leur foi, si nous confessons à haute voix et sans détours le Dieu qui a opposé sa souffrance à la violence ; qui, face au mal et à son pouvoir, élève sa miséricorde comme limite et dépassement. » [2]

La revanche de Dieu est également à rapprocher de la perspective du jugement final et de l’espérance chrétienne. Rien de ce qui se fait n’échappe à Dieu. Il est un Dieu de vérité et de vie. Aucune souffrance, aucune injustice ne tomberont dans l’oubli. Dieu viendra guérir toute plaie, consoler toute peine et accomplir toute justice. Un autre texte de Benoît XVI peut nous éclairer :

« Dieu existe et sait créer la justice d’une manière que nous ne sommes pas capables de concevoir et que, cependant, dans la foi, nous pouvons pressentir. Oui, la résurrection de la chair existe. Une justice existe. La révocation de la souffrance passée, la réparation qui rétablit le droit existent. C’est pourquoi la foi dans le jugement final est avant tout et surtout espérance, l’espérance dont la nécessité a justement été rendue évidente dans les bouleversements des derniers siècles. » [3]

L’évangile : « Effata ! » (Mc 7)

Il y a quelques semaines, nous avions entendu Jésus proposer quelques jours de retraite aux Douze, à leur retour de mission, pour qu’ils puissent reprendre des forces et se ressourcer auprès de lui. C’est, après la multiplication des pains, le sens des différents déplacements de Jésus dans la région de Tyr puis de la Décapole (7,24–8,21), des contrées païennes et très périphériques par rapport à Jérusalem ; tout cela avant la Transfiguration et le dernier voyage vers Jérusalem.

Mais le désir qu’a Jésus de se retirer est constamment frustré. Sa renommée s’est étendue au-delà des frontières d’Israël et il est amené à réaliser, en territoire païen, les mêmes œuvres qu’en terre d’Israël : exorcisme de la fille de la Syrophénicienne et guérison d’un sourd-bègue (évangile de ce dimanche), puis multiplication des pains, comme naguère à Capharnaüm.

Les œuvres messianiques accomplies par Jésus en Galilée (exorcismes, guérisons, multiplication des pains) se répètent : par ses disciples envoyés en mission (chapitre 6), puis par le Christ lui-même en territoire païen (chap. 6 et 7) ; cela annonce l’expansion future de l’Eglise et son œuvre dans le monde.

Les deux miracles nous sont racontés dans le détail : en faveur d’une petite fille tourmentée par un démon, puis d’un sourd qui est également bègue. Ils ont une valeur historique en eux-mêmes, mais l’évangéliste les rapporte aussi pour leur portée symbolique. C’est la première fois dans l’évangile que Jésus guérit un sourd: il devient ainsi le symbole des nations païennes [4], qui ne peuvent entendre la Parole de Dieu parce qu’elles n’ont pas reçu la révélation d’Israël.

La différence est grande avec les foules juives qui, avec la Loi et les prophètes, ont tout en main pour accueillir l’enseignement de Jésus mais ne le font pas. Il avait ainsi confié à ses disciples en citant Isaïe : « À vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné ; mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en paraboles, afin qu’ils aient beau regarder et ils ne voient pas, qu’ils aient beau entendre et ils ne comprennent pas, de peur qu’ils ne se convertissent et qu’il ne leur soit pardonné » (Mc 4, 11-12)

Israël ne veut pas comprendre, tandis que les païens ne peuvent même pas entendre… Par définition, tous les sourds sont muets. N’entendant rien, ils n’apprennent pas à reproduire les mots et profèrent des sons inarticulés. On pourrait ainsi interpréter la « difficulté à parler » de cet homme, qui était sourd : les doctrines nombreuses et profondes des religions païennes – qui ne sont donc pas totalement muettes – ne sont que des « balbutiements », des parcelles de vérité que le Christ vient dépasser et formuler de manière claire. Rappelons-nous que les Grecs désignaient comme « barbares » ceux qui ne parlaient pas correctement leur langue… Peut-être cette conception, appliquée au rapport Israël / Païens, a-t-elle influencé Marc.

Il est cependant frappant de constater que la femme syro-phénicienne, exaucée juste avant le passage de ce jour, présente le cas exactement opposé de cet homme : elle est venue implorer Jésus en faveur de sa fille, car « elle avait entendu parler de Jésus » (7,25), elle a donc un sens de l’ouïe très performant. Puis Jésus l’exauce « à cause de sa parole » (v.29, à propos des petits chiens) : c’est donc qu’elle parle de façon excellente… Une façon pour Marc de dérouter les possibles préjugés de ses lecteurs juifs : les païens sont eux aussi disponibles pour le Royaume, et écoutent Jésus sans avoir entendu la Loi…

L’évangéliste souligne aussi le désir de discrétion de Jésus : « Il leur ordonna de n’en rien dire à personne » (v.36), comme c’était déjà le cas en territoire d’Israël (cf. Mc 1,44). Les miracles que Jésus accomplit sont des signes, qui renvoient donc à d’autres réalités : le Christ voudrait que ce soit aux réalités spirituelles, comme la vie donnée par son Père ou le pardon des péchés (cf. Mc 2,9) ; c’est ainsi qu’il mène ses disciples les plus proches sur le chemin d’une foi toujours croissante, dont nous verrons une étape importante la semaine prochaine (profession de Pierre). Mais pour les foules, ces signes renvoient à des réalités équivoques : les Juifs pensent par exemple à l’épopée glorieuse mais nationaliste des Macchabées et « veulent le faire roi » (Jn 6,15) ; les Païens pourraient l’assimiler à leurs mythologies et se tromper sur le sens de ses gestes, comme dans les Actes des Apôtres :

« À la vue de ce que Paul venait de faire, la foule s’écria, en lycaonien : “Les dieux, sous forme humaine, sont descendus parmi nous !” Ils appelaient Barnabé Zeus et Paul Hermès, puisque c’était lui qui portait la parole. Les prêtres du Zeus-de-devant-la-ville amenèrent au portail des taureaux ornés de guirlandes, et ils se disposaient, de concert avec la foule, à offrir un sacrifice. » (Ac 14,11-13).

Laissons cependant la parole au pape Benoît XVI qui nous dévoile le cœur de cette page d’évangile :

« Le point central de cet épisode est le fait que Jésus, au moment d’opérer la guérison, cherche directement sa relation avec le Père. Le récit dit en effet que « les yeux levés au ciel, il soupira » (v. 34). L’attention au malade, le soin de Jésus pour lui, sont liés à une profonde attitude de prière adressée à Dieu. Et l’émission du soupir est décrite à travers un verbe qui, dans le Nouveau Testament, indique l’aspiration à quelque chose de bon qui manque encore [5] (cf. Rm 8, 23). L’ensemble du récit montre alors que la participation humaine avec le malade conduit Jésus à la prière. Une fois de plus ressort sa relation unique avec le Père, son identité de Fils unique. En Lui, à travers sa personne, est présente l’action guérissante et bénéfique de Dieu. Ce n’est pas un hasard si le commentaire final des personnes après le miracle rappelle le jugement de la création au début de la Genèse : « Tout ce qu’il fait est admirable » (Mc 7, 37). Dans l’action guérissante de Jésus, la prière a un rôle évident, à travers son regard élevé vers le ciel. La force qui a guéri le sourd-muet est certainement provoquée par la compassion pour lui, mais elle provient du recours au Père. Ces deux relations se rencontrent : la relation humaine de compassion avec l’homme, qui entre dans la relation avec Dieu, et devient ainsi guérison. » [6]

⇒Lire la méditation


[1] Catéchisme, nº1501.

[2] Benoît XVI, Homélie du 10 septembre 2006.

[3] Benoît XVI, encyclique Spe Salvi 2007.

[4] Voir par exemple ce commentaire du pape François : « L’Évangile d’aujourd’hui (Mc 7, 31-37) raconte la guérison d’un sourd-muet par Jésus, un événement prodigieux qui montre que Jésus rétablit la pleine communication de l’homme avec Dieu et avec les autres hommes. Le miracle se déroule dans la zone de Décapole, c’est-à-dire en plein territoire païen ; par conséquent, ce sourd-muet porté par Jésus devient symbole du non-croyant qui effectue un chemin vers la foi. En effet, sa surdité exprime l’incapacité d’écouter et de comprendre non seulement les paroles des hommes, mais également la Parole de Dieu. Et saint Paul nous rappelle que « la foi naît de la prédication » (Rm 10, 17). » (pape François, Angélus du 6 septembre 2015.)

[5] « στενάζω, sténazo » : se lamenter, déplorer.

[6] Benoît XVI, Audience Générale, 14 décembre 2011.

Effata


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