Nous écoutons, cette semaine, la dernière partie du discours de Jésus sur le « Pain de vie », dans la synagogue de Capharnaüm. Un discours extraordinaire qui nous mène au sommet de la spiritualité de saint Jean. L’évangéliste annonce le mystère de l’Eucharistie, dans toute sa profondeur théologique, et avec ce qu’il peut avoir, en apparence, de choquant : il faut littéralement le « mastiquer ». Essayons donc de nous tenir parmi la foule des Juifs qui écoutent le Christ, pour être surpris et déstabilisés comme eux par ses Paroles.
Cette ascension spirituelle pourrait bien nous donner le vertige ou nous effrayer, et c’est pour cela que Dieu lui-même vient à notre secours : la première lecture, du livre des Proverbes, nous présente la Sagesse divine à l’œuvre en ce monde.
L’évangile : mastiquer la chair du Christ (Jn 6)
Au cours des dernières semaines, nous avons parcouru le chapitre 6 de saint Jean, qui constitue une ascension vers le mystère de Dieu : depuis la plaine du besoin matériel et vital auquel remédie la multiplication des pains (dimanche 17), jusqu’à ce sommet très élevé qu’est le mystère eucharistique (dimanche 20, cette semaine). Tout au long de son discours, le Christ essaie d’entraîner progressivement ses auditeurs vers la cime : sa pédagogie nous a fait passer par les étapes intermédiaires du désir d’une nouvelle manne (dimanche 18), et de la découverte profonde du mystère de sa Personne (dimanche 19).
Lorsqu’Il aborde la dernière partie de son discours, ses paroles sur le Pain de vie pourraient s’interpréter métaphoriquement comme le font la plupart des auteurs protestants. En s’affirmant « le pain vivant, descendu du ciel » (v.51), il veut signifier qu’Il nous rejoint dans notre humanité par son incarnation : nous écoutons sa Parole comme une nourriture spirituelle, nous recevons sa vie par le baptême. Notre existence chrétienne est cette transformation dans le Christ qui nous ouvre le Ciel : « si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement » (v.51). En bon orateur, Jésus résume là tout ce qui précède : il est venu nous donner la vie divine, que nous recevons par la foi dans le mystère de sa Personne.
En ayant compris cela, nous sommes déjà parvenus à une hauteur théologique très élevée ; un peu essoufflés, nous nous asseyons aux côtés du Christ et nous voudrions méditer ces vérités profondes ; mais Jésus nous invite à poursuivre l’ascension vers le sommet. Il ne nie pas l’interprétation métaphorique précédente, bien au contraire il s’appuie sur elle pour nous dire comment elle s’accomplit, et pour nous introduire au mystère eucharistique, véritable apogée de tout le chapitre : « le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde » (v.51). Il annonce ainsi l’institution de l’Eucharistie (je donnerai : le verbe est au futur), qui s’accomplira la veille de sa Passion, et qui est l’aboutissement du don de lui-même : sa « chair donnée » est à la fois sa vie entière dédiée à son Père et aux hommes, et son Corps cloué à la Croix ; c’est ainsi qu’Il accomplit sa Mission de sauver les hommes (pour la vie du monde).
Les termes utilisés par Jean montrent très nettement qu’il s’agit d’une vérité qui va au-delà de la simple communion de foi dans le Christ. Ses paroles sont directes et sans équivoque, et l’évangéliste ne laisse aucun doute sur la référence eucharistique. Il suffit d’ajouter qu’il écrit ces versets dans une communauté chrétienne qui célèbre déjà l’Eucharistie le jour du Seigneur, comme d’autres écrits l’attestent, pour y chercher une théologie profonde du mystère eucharistique.
Jean utilise ici un terme très concret, non pas la vie en général, ou le corps, (σώμα, sôma en grec), comme le font les trois récits d’institution de l’Eucharistie (Lc 22 et //), mais la chair (σάρξ, sarx), terme qui désigne la viande, et il le répète à chaque verset. On remarquera que ce terme est employé dès le Prologue : « et le Verbe s’est fait chair ». Ce terme et l’idée de manducation rappellent les cultes païens, et provoquent la réaction scandalisée des Juifs (v.52), car l’Eucharistie est incompréhensible avant la Résurrection : c’est sa chair glorifiée que Jésus donnera à manger aux disciples.
Au lieu de diluer le mystère et de l’expliquer par des métaphores, le Christ insiste sur son caractère concret : il s’agit de « manger la chair, boire le sang du Fils de l’homme », alors que la consommation du sang est strictement interdite par les préceptes mosaïques. Il passe même d’un verbe générique pour désigner la nourriture (ἐσθίω, esthiô, manger ; les trois autres évangélistes et Paul utilisent le verbe phagein), à un verbe qui désigne spécifiquement la manducation (τρώγω, trôgô, mastiquer), une expression choquante qu’il répète trois fois (vv.54.56.58). Le verset 55 vient renforcer cette optique : « en effet, ma chair est VÉRITABLEMENT (ἀληθῶς, aletôs) une nourriture, et mon sang est VÉRITABLEMENT une boisson ».
Pourquoi une telle insistance si ce n’est parce que Jésus introduit ici un élément totalement nouveau ? Dieu Très-haut se fait chair et prend la nature humaine ; pour que chaque personne humaine s’unisse plus intimement à lui et reçoive la vie, il livre sur la Croix la chair qu’il a assumée, et continue de nourrir les hommes dans l’Église de sa chair ressuscitée et glorifiée. C’est par le don de sa chair reçue à l’incarnation et livrée sur la Croix que Jésus rencontre et vivifie pleinement l’homme : voilà ce que célèbre l’Eucharistie.
Jésus s’est donné jusqu’à la dernière parcelle de lui-même, et pas de n’importe quelle manière : la chair séparée du sang évoque le rite du sacrifice où les animaux sont saignés, au soir de la Pâque, et où la chair est offerte séparément du sang. Son sang, Jésus le verse dès la flagellation et la couronne d’épines. Sur la Croix, alors qu’il est déjà mort, le soldat transperce son cœur et tout le sang encore présent s’écoule à terre. Cette chair donnée, ce sang versé, restent disponibles jusqu’à la fin du monde, en source de miséricorde. C’est à cet extrême d’amour que Jésus s’est donné pour notre salut, et c’est jusque-là qu’Il nous demande de le rejoindre pour recevoir pleinement le salut.
Cette théologie eucharistique, en Jn 6, se développe sur le thème de la « vie éternelle », abordé tant de fois par Jésus dans ce chapitre. Au terme de notre ascension théologique, Jésus tourne notre regard vers trois repères temporels :
– Vers le passé de l’histoire sainte : l’Eucharistie n’est pas « comme celui que les pères ont mangé » (v.58), le nouveau mystère dévoilé par Jésus dépasse toutes ses préfigurations, et le règne de la mort est brisé ;
– Vers l’avenir ultime : « je le ressusciterai au dernier jour » (v.54), une promesse qui montre combien Jésus affirme sa divinité sans ambages, et comme aucun autre homme ne peut le faire ;
– Vers le présent de la vie chrétienne : « il demeure en moi, et moi, je demeure en lui » (v.56), ce qui rejoint la profondeur de saint Paul : « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Gal 2,20).
Passé, présent et futur sont ainsi totalement renouvelés pour le chrétien : il est introduit par l’Eucharistie dans l’éternité de Dieu, où se trouve la vraie « vie éternelle ». Jésus en arrive ainsi à nous donner accès à la Trinité par le don de sa chair : « de même que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi » (v.57). Nous n’avons pas en nous la source de la Vie, nous ne pouvons la recevoir que de lui. L’Eucharistie nous procure l’union totale avec celui qui s’est livré pour nous et qui est ressuscité à la vie nouvelle.
La première lecture : la Sagesse à l’œuvre (Pr 9)
Avouons-le : l’ascension théologique que nous venons de décrire nous laisse un peu démunis ; la faiblesse et la timidité de nos esprits nous empêchent de suivre totalement le Christ, la lumière est trop éblouissante. Nous sentons bien qu’il nous faudrait une force surnaturelle qui vienne au secours de notre faiblesse. C’est précisément cette force et ce don de Dieu que la première lecture nous présente sous les traits de la Sagesse divine. Elle est présentée comme distincte de la sagesse humaine et répondant à une autre logique.
Les chapitres 8 et 9 du livre des Proverbes sont un sommet de la littérature sapientielle dans l’Ancien Testament. Dans ce recueil, écrit au début du premier millénaire avec l’ère chrétienne, et traditionnellement attribué à Salomon, la Sagesse est d’abord introduite, de façon très classique, comme une vertu humaine que le père veut transmettre à son fils : « Écoute, mon fils, accueille mes paroles, et les années de ta vie se multiplieront. Dans la voie de la sagesse je t’ai enseigné, je t’ai fait cheminer sur la piste de la droiture » (Pr 4,10-11).
Dans la Bible, les compositions sapientielles sont au service de l’éducation de la jeunesse, un trait qui se reflète dans la première lecture : il s’agit d’interpeller les « étourdis », « ceux qui manquent de sens », pour les mener à la sagesse humaine, le « chemin de l’intelligence » (v.6). Dieu se tient derrière l’effort des pères et des maîtres pour éduquer les plus jeunes.
Mais dans un deuxième temps, la Sagesse est personnifiée, sans que nous puissions préciser s’il s’agit d’un attribut divin, d’un être céleste intermédiaire entre Dieu et nous (comme un ange), ou d’un simple artifice poétique ; elle se présente elle-même avec hardiesse : « le Seigneur m’a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes… » (Pr 8,22). Plusieurs passages du Nouveau Testament y voient une préfiguration du Christ, par exemple chez saint Paul : « Je combats pour que leurs cœurs soient remplis de courage et pour que, rassemblés dans l’amour, ils accèdent à la plénitude de l’intelligence dans toute sa richesse, et à la vraie connaissance du mystère de Dieu. Ce mystère, c’est le Christ, en qui se trouvent cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2, 3). Le Christ est le Logos, celui qui nous révèle Dieu (Jn 1,18), et que nous sommes appelés à écouter pour que notre sagesse humaine cède le pas à celle de Dieu qui a disposé toutes choses au mieux. On peut aussi voir dans la Sagesse une figure du Saint Esprit qui nous aide à envisager toute chose selon le « regard » de Dieu.
Le texte de la première lecture (Pr 9,1-6) est tout d’abord à considérer par rapport à un passage qui se situe quelques lignes plus bas : la description de « Dame folie » (v.13-18), en opposition à cette Sagesse que loue Salomon. La première ne veut que tromper l’homme, tandis que la seconde l’invite à emprunter « le chemin de l’intelligence » (v.6) ; le repas proposé par la première est un piège ( les eaux dérobées sont douces…, v.17), tandis que la seconde prépare un banquet savoureux pour les fidèles du peuple : la description nous montre une maison bien ordonnée (sept colonnes, le chiffre de la perfection) et une cérémonie minutieusement préparée ( elle a tué ses bêtes, etc.). Cette métaphore de la maison bien construite veut signifier que le Seigneur possède un dessein bien arrêté, qui nous dépasse mais qui nous enveloppe et nous mène vers la vie. Le bienheureux Marie-Eugène a bien décrit cet aspect lorsqu’il expose la nature de la Sagesse d’amour :
« Nous ne saurions pénétrer ou embrasser avec notre intelligence le dessein de Dieu dans son ensemble, pas plus que la part qui nous échoit dans les réalisations ou les voies par lesquelles nous serons conduits. Les lueurs qui brillent dans cette obscurité pourraient nous être trompeuses si nous les interprétions d’une façon trop précise. En fondant le monastère de Saint-Joseph d’Avila, sainte Thérèse était conduite par un attrait divin de solitude et d’intimité avec le bon Jésus ; c’est de là que la Sagesse d’amour la fit partir quelques années plus tard pour sillonner en fondatrice les routes de l’Espagne. […] En ces régions, obscures parce que la Sagesse y règne en maîtresse, la lumière est donnée à chaque pas à l’âme qui croit et s’abandonne à cette Sagesse d’amour qu’elle a prise comme guide et maîtresse. Ces jeux de la lumière de la Sagesse dans l’obscurité qu’elle crée sont déjà une apparente contradiction. Et cependant ils sont une réalité que toute expérience spirituelle affirme et leur origine surnaturelle est prouvée par la paix et la fécondité d’action des âmes qui les suivent. La Sagesse est lumière et mystère. Aussi son royaume ici-bas n’est jamais que pénombre. La foi est nécessaire pour y entrer et l’amour peut seul y habiter dans la paix. » [1]
Pour caractériser la figure de la Sagesse, la Bible se réfère aux qualités traditionnellement attribuées aux femmes, celles d’une bonne maîtresse de maison, d’une femme avenante et accueillante, de quelqu’un qui sait où elle va et se dépense pour les autres avec amour, sans compter… Elle inclut même la séduction, entendue positivement : la Sagesse attire les âmes chez elle (elle appelle sur les hauteurs de la cité), comme une poule rassemble ses poussins, afin de les nourrir et de les élever (cf. Mt 23,37). Ces traits viennent compléter et enrichir d’autres analogies, à connotation plus paternelle, que l’Ecriture utilise pour évoquer Dieu.
La liturgie nous propose donc ce texte en regard du « discours du Pain de vie » (Jn 6) pour deux aspects de la métaphore qui est proposée : l’image du banquet où Dieu donne la vie, qui se réalise à la « table eucharistique » ; l’idée d’une sagesse prévenante et organisée pour évoquer la pédagogie de Jésus qui fait progressivement entrer ses auditeurs dans le mystère de Dieu. Il est tellement profond que la Révélation doit suivre des étapes, le dessein divin se dévoilant selon la capacité des auditeurs. Nouvelle nourriture, l’Eucharistie que Jésus nous donne ; nouvelle vie, celle de la Trinité que Jésus nous ouvre : pour que l’humanité s’ouvre à ces nouveautés, la Sagesse avait dû déployer toutes ses ressources. Le Catéchisme l’explique ainsi en reprenant la Constitution Dei Verbum :
« Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l’Esprit Saint auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine. Le dessein divin de la Révélation se réalise à la fois par des actions et par des paroles, intimement liées entre elles et s’éclairant mutuellement. Il comporte une » pédagogie divine » particulière : Dieu se communique graduellement à l’homme, Il le prépare par étapes à accueillir la Révélation surnaturelle qu’Il fait de lui-même et qui va culminer dans la Personne et la mission du Verbe incarné, Jésus-Christ. » [2]
⇒Lire la méditation
[1] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p. 299.

Marie, femme eucharistique