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Méditation: l’union de Jésus avec son Père

Les disciples furent surpris de la disparition de Jésus pendant la nuit: pourquoi s’était-il retiré alors que tant de travail apostolique l’attendait, que tant de succès montrait au monde l’avènement du Royaume des Cieux? «Tout le monde te cherche» (Mc 1,37): l’humanité souffrante a besoin du Christ, hier comme aujourd’hui; un Christ qui agit, par l’enseignement et la guérison; mais pourquoi un Jésus en prière, lui qui est Fils de Dieu et ne semble pas avoir besoin d’établir un lien avec Dieu? Par la prière, nous autres les hommes cherchons à combler la distance qui nous sépare du Père; mais dans son cas? Le catéchisme nous l’explique:

«Jésus se retire souvent à l’écart, dans la solitude, sur la montagne, de préférence de nuit, pour prier (cf. Mc 1, 35; 6, 46; Lc 5, 16). Il porte les hommes dans sa prière, puisque aussi bien il assume l’humanité en son Incarnation, et il les offre au Père en s’offrant lui-même. Lui, le Verbe qui a « assumé la chair », participe dans sa prière humaine à tout ce que vivent « ses frères » (He 2, 12) ; il compatit à leurs faiblesses pour les en délivrer (cf. He 2, 15; 4, 15). C’est pour cela que le Père l’a envoyé. Ses paroles et ses œuvres apparaissent alors comme la manifestation visible de sa prière « dans le secret « .»[1]

Le catéchisme nous offre ainsi une clé pour pénétrer un petit peu dans ce grand mystère qu’est la prière de Jésus: elle n’est pas une fuite de ses frères, bien au contraire, elle est le lieu où il les porte devant son Père. Il y revient au fondement de sa mission de proclamer l’Évangile. Marc exprime très concrètement ce retour à la Source par le mouvement de «sortir»: Jésus «sortit dans un endroit désert» (v.35), pour aller prier.

Jésus est sorti du Père (Jn 16, 28) pour s’incarner, mais la plénitude de son être est dans la vie trinitaire. Aussi sort-il régulièrement du vacarme du monde pour retrouver cet amour qui l’habite, cette union avec le Père. Une grande sainte contemplative, Edith Stein, nous décrit la valeur de ses nuits en prière:

«Les évangiles font des références plus nombreuses encore à sa prière solitaire dans le silence de la nuit, sur les sommets sauvages des montagnes, dans les endroits déserts. Quarante jours et quarante nuits de prière ont précédé la vie publique de Jésus. Il s’est retiré dans la solitude de la montagne pour prier avant de choisir ses douze apôtres et de les envoyer en mission. À l’heure du mont des Oliviers, il se prépara à aller jusqu’au Golgotha. Le cri qu’il poussa vers le Père en cette heure la plus pénible de sa vie nous est dévoilé en quelques brèves paroles. Ces paroles brillent comme des étoiles dans nos propres heures au mont des Oliviers. “Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe; cependant, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne” (Lc 22,42). Elles sont comme un éclair qui illumine pour nous un instant la vie la plus intime de l’âme de Jésus, le mystère insondable de son être d’homme-Dieu et de son dialogue avec le Père. Ce dialogue a certainement duré toute sa vie, sans jamais s’interrompre. Le Christ priait intérieurement non seulement lorsqu’il se retirait à l’écart de la foule mais aussi lorsqu’il demeurait parmi les hommes.»[2]

Jésus, dans son humanité, a besoin du contact avec le Père: il a besoin de se plonger dans cette source qui jaillit au plus profond de sa personne; il doit laisser sa divinité prendre toute la place dans son humanité, et c’est le but de sa prière. Un mystère qui nous dépasse, celui d’une désappropriation totale de la nature humaine pour que ce soit Dieu qui agisse en lui, et que le Catéchisme nous explique ainsi:

«Parce que dans l’union mystérieuse de l’Incarnation « la nature humaine a été assumée, non absorbée » (GS 22, § 2), l’Église a été amenée au cours des siècles à confesser la pleine réalité de l’âme humaine, avec ses opérations d’intelligence et de volonté, et du corps humain du Christ. Mais parallèlement, elle a eu à rappeler à chaque fois que la nature humaine du Christ appartient en propre à la personne divine du Fils de Dieu qui l’a assumée. Tout ce qu’il est et ce qu’il fait en elle relève « d’Un de la Trinité ». Le Fils de Dieu communique donc à son humanité son propre mode d’exister personnel dans la Trinité. Ainsi, dans son âme comme dans son corps, le Christ exprime humainement les mœurs divines de la Trinité (cf. Jn 14, 9-10).»[3]

L’école française de spiritualité, au XVIIe siècle, a beaucoup médité ce mystère, et l’a appliqué à notre vie spirituelle. Par exemple, nous lisons sous la plume de Monsieur Olier, fondateur de Saint Sulpice:

«Cette union, cette unité et cette identité de Dieu dans le Verbe est le modèle et l’expression de l’unité de Dieu en nous. Il veut être tout pénétrant notre être de lui. Il veut être tout, le vivifiant, le remplissant et revêtant de ce qu’il est, comme il en revêt le Verbe éternel et le Verbe incarné. Et de même aussi que le Verbe est tout en lui, pénétré et comme absorbé de lui, il veut que chacun de nous soit ainsi absorbé et pénétré de lui, et qu’ainsi nous soyons un en lui, étant en nous et nous en lui (cf. 1Jn 4,16).»[4]

Comment réaliser cette union de notre personne avec celle du Verbe? Les nombreuses guérisons et exorcismes, en ce début de l’évangile de Marc, sont plus que des miracles du passé: ils figurent ce qui arrive à notre âme lorsque le Christ entre dans notre vie. Ainsi saint Jérôme, en commentant la guérison de la belle-mère de Pierre, la transpose à notre vie spirituelle:

«Puisse-t-il [le Christ] venir chez nous, entrer et guérir à son commandement les fièvres de nos péchés! Chacun de nous a la fièvre. Quand je me mets en colère, j’ai la fièvre : autant de vices, autant de fièvres. Mais demandons aux apôtres de prier Jésus de s’approcher de nous, de toucher notre main: car s’il touche notre main, aussitôt la fièvre s’en va. Il est un excellent médecin, le vrai médecin chef.»[5]

Laissons donc entrer le médecin dans notre vie, confions-lui nos maux comme Job les exprimait dramatiquement dans la première lecture. Nous pourrions nous boucher les yeux, refuser de voir tout ce qui nous détourne de Dieu; mais le Christ est patient et veut tout à la fois nous montrer l’étendue de notre misère, et y remédier par sa Miséricorde.

Et même si nous avons déjà reconnu, par la confession, la gravité de nos fautes, il y a toujours des domaines de notre moi intérieur que nous essayons de soustraire à son emprise: nous fuyons un Dieu qui ne veut rien moins que l’offrande totale de toute notre personne. Nous cherchons la sainteté dans l’exercice des vertus, ou dans les mortifications, ou dans la charité extérieure; mais elle ne se trouve que dans «l’invasion divine», cette prise de possession totale de Dieu qui faisait exclamer à saint Paul: «Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi» (Gal 2,20). Sous la plume de Mr Olier:

«Il faut beaucoup tendre à cette union secrète et divine qui met en nous notre Dieu et nous pénètre de lui, nous faisant tous parfaits en lui. Si bien qu’étant rétabli en nous, se répandant et s’expliquant en nous, il ait comme anéanti tout notre être et qu’il n’y ait que ses perfections divines en nous: rien que son être et son essence adorable qui paraisse en nous. C’est en cette union divine et intime de Dieu en quoi consiste toute la perfection ; c’est cette union et unité qui fait que Dieu est en nous, comme il est en une de ses personnes divines.» [6]

Rassurons-nous: cette œuvre n’est pas la nôtre, elle est d’abord celle du Christ qui vient nous sauver; nous ne faisons que répondre à son invitation, qu’acquiescer à sa venue toujours plus profonde. Dans l’évangile, c’est bien le Christ qui entre dans la maison de Simon-Pierre, c’est lui qui décide d’opérer une guérison, et c’est encore lui qui est au centre de toute l’action. Les apôtres ne font que collaborer avec lui, et la belle-mère en reçoit tout le bénéfice. Saint Jérôme l’a bien saisi:

«Car elle ne pouvait pas se lever, puisqu’elle était au lit et elle ne pouvait donc pas venir à sa rencontre. Mais lui, médecin plein de miséricorde, il se dirige lui-même vers le lit, lui qui avait porté la brebis malade sur ses épaules. […] De sa main il lui prit la main. Bienheureuse amitié, splendide baiser! Et il la fit lever après lui avoir pris la main: de sa main il lui guérit la main. Il lui prit la main comme un médecin, il lui tâta le pouls, il vit l’ampleur de la fièvre: il était à la fois le médecin et le remède. Jésus la touche, la fièvre s’en va. Puisse-t-il nous toucher à nous aussi la main, pour que nos œuvres soient purifiées. Qu’il entre chez nous: levons-nous enfin de notre lit, ne restons pas couchés. Jésus est debout devant notre lit, et nous restons couchés?»[7]

Dans notre méditation, nous pouvons reprendre cette belle prière de sainte Faustine (à la fin de son cinquième cahier), celle d’une âme qui attend le Christ médecin:

«Je t’attends, Seigneur, dans le calme et le silence,
Avec une grande nostalgie en mon cœur
Et un désir inassouvi
Je sens que mon amour pour toi se change en brasier
Et comme une flamme s’élèvera dans le ciel, à la fin de mes jours,
Alors tous mes vœux se réaliseront!
Viens donc enfin – mon très doux Seigneur
Et emporte mon cœur assoiffé
Là-bas chez toi, dans les hautes contrées des cieux
Où règne éternellement ta vie!»[8]


[1] Catéchisme, nº2602.

[2] Edith Stein, Source cachée (œuvres spirituelles), Ad solem – Cerf, 1999, p. 62.

[3] Catéchisme, nº470.

[4] Monsieur Olier, L’âme cristal, Des attributs divins en nous, Seuil 2008, p. 69.

[5] Saint Jérôme, Homélies sur Marc, homélie 2C, SC 494, p. 117-9.

[6]] Monsieur Olier, L’âme cristal, Des attributs divins en nous, Seuil 2008, p. 68.

[7] Saint Jérôme, Homélies sur Marc, homélie 2C, SC 494, p. 117-9.

[8] Sainte Faustine (Héléna Kowalska), Petit Journal, disponible ici, nº1588.


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