Dans la continuité du passage lu la semaine dernière, l’évangile de ce jour retrace le début du ministère public de Jésus: guérisons, exorcismes, enseignement. Un ministère débordant de grâces qui bouleverse la vie du petit village de Capharnaüm: «La ville entière se pressait à la porte…» (Mc 1,33). Le Christ se penche sur la misère de l’homme: ses souffrances physiques et morales, son aliénation spirituelle sous l’influence du démon, sa recherche difficile de la vérité. La Lumière a commencé à resplendir à Capharnaüm, révélant et repoussant bien des ténèbres.
La première lecture: plainte de Job (Jb 7)
La première lecture est tirée du livre de Job: en écoutant la plainte du patriarche, nous explorons ces ténèbres. Dans la Bible, ce n’est pas toujours Dieu qui parle: il laisse souvent la parole à l’humanité pour qu’elle exprime ses souffrances, ses doutes, ses espoirs secrets, ses profondes déceptions. Le dialogue est ainsi noué et la foi peut naître. Bossuet nous introduit ainsi à l’histoire de Job dans son ensemble:
«Quel entretien plus utile pouvait donner Moïse au peuple affligé dans le désert, que celui de la patience de Job qui, livré entre les mains de Satan pour être exercé par toutes sortes de peines, se voit privé de ses biens, de ses enfants, et de toute consolation sur la terre; incontinent après, frappé d’une horrible maladie, et agité au dedans par la tentation du blasphème et du désespoir; qui néanmoins en demeurant ferme, fait voir qu’une âme fidèle soutenue-du secours divin, au milieu des épreuves les plus effroyables, et malgré les plus noires pensées que l’esprit malin puisse suggérer, sait non-seulement conserver une confiance invincible, mais encore s’élever par ses propres maux à la plus haute contemplation, et reconnaître dans les peines qu’elle endure avec le néant de l’homme, le suprême empire de Dieu et sa sagesse infinie?» [1]
Souffrance sur souffrance, épreuve sur épreuve: la douleur envahit tellement l’âme de Job qu’il se sent submergé et lance un dernier cri vers le Seigneur avant de sombrer. Dans sa plainte, nous entendons le cri de tous les malheureux de tous les temps: les innombrables êtres humains traités en esclaves, victimes de violences et de guerres, les grands malades déchirés par la douleur sur les lits d’hôpitaux, mais plus ordinairement aussi ceux que nous croisons sur les lieux de pèlerinages, apportant au Seigneur, comme nous, leurs souffrances et leurs épreuves ordinaires… «Depuis des mois je n’ai en partage que le néant, je ne compte que des nuits de souffrance» (Jb 7,3).
La liturgie, peut-être par pudeur, a supprimé un verset un peu trop cru: «Vermine et croûtes terreuses couvrent ma chair, ma peau gerce et suppure» (v.5). Or, c’est bien cet état de grande dégradation, tant physique que spirituelle, que Jésus va venir toucher et soigner.
La souffrance conduit Job à un constat contradictoire: ses nuits, hantées par les cauchemars et la souffrance, lui semblent interminables: «le soir n’en finit pas…» (v.4); mais d’un autre côté, sa vie passée, avec ses bonheurs fragiles semble n’être qu’un souffle: «Mes jours sont plus rapides que la navette du tisserand…», avec la peur de la mort qui s’avance inexorable: «… ils s’achèvent faute de fil» (v.6). Il ne s’agit pas d’un discours philosophique sur la nature du temps: nous entendons le cri désespéré d’un homme dont la vie est brisée par la douleur. Un jour ou l’autre, ce cri rejoint le nôtre, car aucune vie n’est exempte de souffrance.
Ce qui rend la plainte de Job exemplaire, c’est sa capacité à ne pas se refermer sur sa souffrance mais à l’ouvrir à Dieu. Le pape Benoît XVI nous invite à faire de même:
«Chers amis, nous aussi, dans la prière, nous devons être capables d’apporter devant Dieu nos fatigues, la souffrance de certaines situations, de certaines journées, notre engagement quotidien à le suivre, à être chrétiens, et aussi le mal que nous voyons en nous et autour de nous, afin qu’il nous donne l’espérance, qu’il nous fasse sentir sa proximité et qu’il nous donne un peu de lumière sur le chemin de la vie.» [2]
Le pape expliquait dans une autre catéchèse le sens profond de l’itinéraire de Job, qui rejoint nos expériences douloureuses:
«Pourtant Job, dans sa relation avec Dieu, parle avec Dieu, crie à Dieu; dans sa prière, en dépit de tout, il conserve intacte sa foi et, à la fin, il découvre la valeur de son expérience et du silence de Dieu. Et ainsi, à la fin, s’adressant au Créateur, il peut conclure: “Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu.”» (Jb 42, 5)[3]
L’évangile: Guérisons, exorcismes et prière de Jésus (Mc 1,29-39)
Le passage de la guérison de la belle-mère de Pierre peut nous sembler sans grand enseignement immédiat: le lecteur moderne a du mal à percevoir les enjeux de cette petite narration, qui semble anodine. Combien de sermons présentent le service féminin comme un modèle de vertu? Pourtant, en accomplissant cette guérison, le Christ rompt de nombreuses conventions sociales et religieuses de son époque.
Jésus va à l’encontre des prescriptions mosaïques sur plusieurs points. La guérison, tout d’abord, est effectuée au sortir de la synagogue, le jour du Shabbat (Mc 1,21) ce que ses ennemis lui reprocheront bientôt (3,2). D’autre part, sa relation avec cette femme est beaucoup trop libre et directe pour la mentalité religieuse de l’époque. La description de Marc opère un ralenti pour saisir ce moment choquant pour les Juifs: «Jésus s’approcha, la saisit par la main, la fit se lever» (1,31). Encore aujourd’hui, jamais un rabbin «orthodoxe» ne se permet de toucher une femme, par crainte d’une éventuelle impureté[4] qui le rendrait impropre à la prière.
Jésus, qui est la Sainteté même, est venu nous libérer de cette mentalité légaliste: c’est la pureté du cœur qui lui importe. Il ira jusqu’à toucher les lépreux pour les guérir (1,41), la fille de Jaïre (Mc 5) pour la ressusciter, et se laissera approcher par les prostituées (Lc 7,39).
Le service rendu par la belle-mère à Jésus et aux disciples va, lui aussi, à l’encontre des conventions religieuses des Pharisiens. Un spécialiste nous explique qu’un rabbin n’aurait jamais accepté d’être servi par une femme:
«Les Pharisiens appliquent la pureté sacerdotale à la vie quotidienne. Préparé par la femme, mais non servi par elle, le repas est un lieu fondamental où se joue la pureté rituelle; pour s’y sanctifier et trouver le salut, l’homme doit avoir une épouse qui pratique, elle aussi la Torah, et lui faire confiance.»[5]
Au-delà du miracle de la guérison, un événement profond a donc eu lieu: Jésus a rompu les règles qui le séparaient du monde féminin, il est entré dans la maison de Simon-Pierre et y a fondé une «nouvelle famille». Il fera de même avec tous ceux que la société tient à l’écart en raison de principes sociaux, moraux ou religieux.
En décrivant une belle-mère qui servait le Christ et ses disciples, Marc ne tombe pas dans les stéréotypes sexistes de son époque, mais décrit le début d’une nouvelle communion entre hommes et femmes, saints et pécheurs, malades et bien portants. En y ajoutant les païens, un peu plus loin dans son évangile, il peint l’Église en train de naître sur le modèle d’une nouvelle famille, où chacun a sa place. Ainsi lors de la vocation de Lévi le publicain, au grand scandale des scribes et Pharisiens: «Alors qu’il était à table dans sa maison, beaucoup de publicains et de pécheurs se trouvaient à table avec Jésus et ses disciples: car il y en avait beaucoup qui le suivaient.» (Mc 2,15)
Ce passage de l’Évangile nous montre également comment le Seigneur procède pour s’approcher de nous dans notre pauvreté fondamentale: «Il s’approcha, la saisit par la main et la fit lever» (1,31). Il y a dans ce récit un triple mouvement que nous pouvons également observer pour nous-même.
Dans un premier temps, Dieu s’approche de nous par sa Parole, un témoignage donné par un croyant. Nous n’avons pas l’initiative. Si nous ne nous détournons pas, sa parole et sa personne vont faire résonner quelque chose en nous. Nous constatons alors, dans un deuxième temps, que sa parole et sa personne nous rejoignent personnellement: il nous saisit et vient créer, entre lui et nous, un lien. Une fois ce lien et cette amitié établis, le Seigneur vient dans un troisième temps nous transformer, guérir en nous ce qui déchu, froid, malade: il nous relève.
La plupart des miracles de l’Évangile obéissent à ce schéma : approche, amitié, guérison. Jamais Jésus ne crée ce rapport direct sans avoir auparavant approché avec respect la personne. Jamais il ne guérit sans avoir créé une relation personnelle, souvent matérialisée par un contact physique. Très souvent même il demande: «que veux-tu?» (Mc 10,51), ou bien: «crois-tu que je puisse faire cela?» (Mc 5,36).
Nous pouvons aisément appliquer ce schéma à notre propre relation au Christ. Dans notre histoire personnelle, si nous en faisons mémoire, mais aussi dans notre vie de prière et notre vie sacramentelle: Dieu s’approche, une parole, une situation nous frappe, une action salvatrice de Dieu s’opère.
Deuxième lecture: saint Paul évangélisateur (1Co 9)
L’évangile de Marc nous présente Jésus «proclamant l’Évangile de Dieu» (1,14), pressé par l’urgence de le répandre partout: «Allons ailleurs, afin que là aussi je proclame l’Évangile» (v.38), parcourant toute la Galilée. Cependant, son «rayon d’action» a été limité: la Palestine, une petite province de l’Empire romain, et ses périphéries immédiates (Tyr et Sidon, la Transjordanie). Il reviendra à ses apôtres d’être animés par le même zèle pour propager l’Évangile, et de le porter à toute la terre habitée, selon l’ordre du Christ à la fin de l’œuvre de Marc: «Allez dans le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la création» (Mc 16,15).
La deuxième lecture nous montre ainsi saint Paul expliquant son ministère, dans une lettre à la communauté d’une ville importante de l’Empire, Corinthe, avant d’atteindre Rome elle-même (1Co 9). Il justifie sa méthode d’évangélisation, et ce terme revient si souvent sous sa plume qu’une définition nous sera utile, que nous empruntons au cardinal Ratzinger:
«Comment apprend-t-on l’art de vivre? Quel est le chemin du bonheur? Évangéliser signifie: montrer ce chemin – apprendre l’art de vivre. Jésus a dit au début de sa vie publique: je suis venu pour évangéliser les pauvres (Lc 4, 18); ce qui signifie: j’ai la réponse à votre question fondamentale; je vous montre le chemin de la vie, le chemin du bonheur – mieux: je suis ce chemin. La pauvreté la plus profonde est l’incapacité d’éprouver la joie, le dégoût de la vie, considérée comme absurde et contradictoire. Cette pauvreté est aujourd’hui très répandue, sous diverses formes, tant dans les sociétés matériellement riches que dans les pays pauvres.»[6]
Cette notion de «pauvreté» nous révèle le lien profond qui unit toutes les lectures de ce dimanche:
- Job exprime toute sa détresse en ressentant la pauvreté radicale de la douleur (Jb 7);
- Jésus, qui est «riche» de sa divinité, s’est fait «pauvre» de notre humanité, et se penche sur la misère de notre condition pour la guérir (Mc 1);
- Saint Paul épouse aussi la pauvreté pour annoncer le Christ, une pauvreté matérielle – «sans rechercher aucun avantage matériel» – mais aussi un dépouillement humain: «Avec les faibles, j’ai été faible, pour gagner [à l’Évangile] les faibles, je me suis fait tout à tous» (1Co 9).
D’où l’action de grâce qui jaillit du plus profond de notre cœur, face à cette pauvreté que le Seigneur est venu toucher et guérir. Le psaume de ce jour l’exprime ainsi:
«Il est beau de fêter notre Dieu, il est beau de chanter sa louange: il guérit les cœurs brisés, et soigne leurs blessures» (Ps 147,1).
⇒Lire la méditation
[1] Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, Seconde partie chapitre III, Pléiade p. 797, disponible ici.
[2]] Benoît XVI, La prière de Jésus à Gethsémani, Catéchèse du 1er février 2012
[3] Benoît XVI, La prière et le silence, catéchèse du 7 mars 2012.
[4] Aux convenances sociales très rigides dans l’Antiquité s’ajoutait donc une prescription de la Loi: si la femme est en état d’impureté, celle-ci se communiquera à quiconque la touche (voir Lv 15). Pour une application moderne de cette prescription, voir ici.
[[5] Hugues Cousin (ed), Le monde où vivait Jésus, Cerf 1998, p. 675.
[6] Cardinal Ratzinger, conférence du 10 décembre 2000 sur la Nouvelle Evangélisation, disponible ici.