La voix étrangère qui traverse nos cœurs
En écoutant la proclamation de l’évangile ce dimanche (Mc 1,21-28), nous pouvons être comme la foule dans la synagogue de Capharnaüm qui reste perplexe devant l’exorcisme accompli par Jésus: «Qu’est-ce que cela veut dire?» (v.27). Peu d’entre nous ont pu assister à un véritable exorcisme dans l’Église du nouveau millénaire; le terme évoque peut-être pour nous des légendes venues d’un autre âge où l’ignorance régnait en maître; aujourd’hui, nous pensons être plus savants… Pourtant le rite du baptême, par exemple, contient un exorcisme simplifié et nous sommes appelés à renoncer à Satan lors des cérémonies pascales. N’évacuons donc pas le démon aussi facilement et écoutons les avertissements du pape François:
«S’il vous plaît, ne faisons pas affaire avec le démon et prenons au sérieux les dangers qui dérivent de sa présence dans le monde. La présence du démon est dans la première page de la Bible et la Bible se termine aussi avec la présence du démon, avec la victoire de Dieu sur le démon. Mais celui-ci revient toujours avec ses tentations. Et c’est nous qui «ne devons pas être naïfs» […] L’évangéliste rapporte également les commentaires de ceux qui y assistent perplexes et accusent Jésus de magie ou, tout au plus, le reconnaissent comme un guérisseur de personnes frappées par l’épilepsie. Aujourd’hui aussi, il y a des prêtres qui lorsqu’ils lisent ce passage et d’autres passages de l’Évangile disent : Jésus a guéri une personne d’une maladie psychique. Assurément, il est vrai qu’à cette époque on pouvait confondre l’épilepsie avec la possession du démon. Mais nous, nous n’avons pas le droit de rendre la chose si simple, en la liquidant comme s’il s’agissait de malades psychiques et non de possessions démoniaques.» [1]
Sans nous effrayer, prenons donc conscience de la présence, dans notre vie, d’une voix étrangère qui nous appelle à la méfiance d’abord, à la désobéissance ensuite, et enfin au désespoir. L’ignorance et la complaisance peuvent nous laisser penser que cette voix est neutre, voire même qu’elle serait l’expression de notre liberté. Ce piège est redoutable.
Apprenons à reconnaître cette voix étrangère – ce n’est pas la nôtre – qui parle et parfois crie en nous. Laissons courageusement Jésus entrer dans la synagogue de notre cœur là où cette voix crie et nous tourmente. Sans lui, nous ne pouvons rien faire. Et laissons-le faire taire cette voix. Nous expérimenterons alors une immense liberté.
Pour autant ne plaçons pas le démon au cœur de notre vie spirituelle, qui doit être centrée sur le Christ. Le pouvoir et l’influence du démon sont réels et causent de terribles dommages, mais ils restent limités, comme le rappelle le Catéchisme:
«L’Écriture atteste l’influence néfaste de celui que Jésus appelle « l’homicide dès l’origine » (Jn 8, 44), et qui a même tenté de détourner Jésus de la mission reçue du Père (cf. Mt 4, 1-11). « C’est pour détruire les œuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu » (1 Jn 3, 8). La plus grave en conséquences de ces œuvres a été la séduction mensongère qui a induit l’homme à désobéir à Dieu. La puissance de Satan n’est cependant pas infinie. Il n’est qu’une créature, puissante du fait qu’il est pur esprit, mais toujours une créature: il ne peut empêcher l’édification du Règne de Dieu. Quoique Satan agisse dans le monde par haine contre Dieu et son Royaume en Jésus-Christ, et quoique son action cause de graves dommages – de nature spirituelle et indirectement même de nature physique – pour chaque homme et pour la société, cette action est permise par la divine Providence qui avec force et douceur dirige l’histoire de l’homme et du monde. La permission divine de l’activité diabolique est un grand mystère, mais » nous savons que Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment » (Rm 8, 28).» [2]
La Seigneurie du Christ
La bonne nouvelle de l’évangile de ce jour, la révélation profonde qu’il contient, est que les démons ont rencontré plus fort qu’eux, et que l’homme a trouvé son sauveur. Avec ce passage, nous sommes appelés à passer de la crainte à la foi, dans la joie. Moïse pouvait réaliser des miracles et guider le peuple, mais seul Dieu pouvait protéger de l’Ange exterminateur au soir de la Pâque et ouvrir la Mer Rouge. Avec le Christ, les temps sont accomplis et nous sommes libres des attaques du Mauvais, si nous faisons du Christ notre rocher.
Ce passage nous dit que nous ne sommes pas ballotés au gré du vent et livrés à la souffrance et au péché, mais que nous sommes dans la main de Dieu et que nul ne peut nous arracher de cette main (Jn 10). Il en découle que dans toutes les situations de notre vie où le mal se déchaîne (tentations, haine, maladie, souffrances et mort), nous n’échappons en rien au pouvoir salvateur de Dieu, quelles que soient les apparences, bien au contraire. Il nous tient fermement et nous délivrera si nous lui ouvrons nos cœurs.
Nous pouvons aujourd’hui nous interroger sur ce que nous croyons profondément à ce sujet. Est-ce que nous récriminons comme les Hébreux à Massa, en demandant des preuves face au péché et la souffrance ? Ou sommes-nous capables d’aller plus loin et de dire de tout notre cœur: «je crois que tu as vaincu le mal, que tu es présent dans cette épreuve et que le moment venu, tu étendras la main pour me sauver»?
La vie des saints nous donne de nombreux exemples de luttes avec les démons, qui devraient elles aussi nous avertir et nous montrer la conduite à tenir. Par exemple, le pape Benoît XVI expliquait cet épisode de la vie de sainte Catherine de Bologne:
«En 1431, elle a une vision du jugement dernier. La scène terrifiante des damnées la pousse à intensifier les prières et les pénitences pour le salut des pécheurs. Le démon continue à l’assaillir et elle se confie de manière toujours plus totale au Seigneur et à la Vierge Marie. Dans ses écrits, Catherine nous laisse quelques notes essentielles sur ce mystérieux combat, dont elle sort victorieuse avec la grâce de Dieu. Elle le fait pour instruire ses consœurs et ceux qui veulent s’acheminer sur la voie de la perfection: elle veut mettre en garde contre les tentations du démon, qui se cache souvent sous des apparences trompeuses, pour ensuite insinuer des doutes sur la foi, des incertitudes sur la vocation, la sensualité.» [3]
Voilà dévoilée l’action la plus courante du démon, celle qui nous concerne tous, et sur laquelle nous devons méditer: les tentations contre la vie de grâce et particulièrement la prière. Sainte Thérèse d’Avila nous confie ses difficultés au début de la vie spirituelle:
«Le démon me tentait particulièrement pendant la semaine sainte… Il vient tout à coup assaillir l’entendement de choses parfois si frivoles que j’en rirais dans toute autre circonstance. Il le trouble à son gré; l’âme n’est plus maîtresse d’elle-même, mais enchaînée; elle ne peut penser qu’aux choses folles qu’il lui représente et qui sont pour ainsi dire inutiles… Parfois il m’a semblé que les démons s’amusaient à se renvoyer mon âme comme une balle, sans qu’elle pût s’échapper de leurs mains.» [4]
Nous pourrions penser que ce genre d’expériences est réservé aux âmes très avancées comme celle de sainte Thérèse; le démon s’intéresserait-il à des chrétiens aussi médiocres que nous ? En commentant la citation précédente, le père Marie-Eugène tient à nous avertir:
«Il semble normal que le démon profite de sa puissance et de la faiblesse relative des âmes dans les débuts de l’oraison, pour les arrêter dans leur marche vers Dieu en produisant, autant que cela lui est possible, sécheresses et distractions. Son action sur les débutants semble certaine et, bien qu’usant à leur égard de procédés plus bénins que pour sainte Thérèse, elle est probablement beaucoup plus efficace.» [5]
Nous sommes au Christ
Un peu plus avant dans l’évangile, dans une controverse avec les Pharisiens qui l’accusent d’être possédé par Beelzébul, Jésus déclarera:
«Si Satan s’est dressé contre lui-même et s’est divisé, il ne peut pas tenir, il est fini. Mais nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort et piller ses affaires s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort, et alors il pillera sa maison.» (Mc 3,26-27)
Qui est donc ce voleur qui vient piller la maison? D’emblée, nous pensons à Satan entré par effraction dans la nature humaine, au tout début de notre histoire. Il a trompé Adam et Ève par le mensonge, et a ligotés leurs âmes en les séparant de Dieu. C’est ainsi que saint Jérôme comprend l’ordre que le Christ émet contre le démon impur, dans une homélie très vivante à Bethléem:
«‘Tais-toi et sors de l’homme’. C’est comme s’il disait: ‘Sors de chez moi, que fais-tu dans ma demeure? Je veux entrer: ‘Tais-toi et sors de l’homme’. De l’homme, de cet être raisonnable. Sors de l’homme: laisse cette demeure qui a été préparée pour moi. Le Seigneur veut sa maison: Sors de l’homme, de cet être raisonnable. Sors de l’homme. Dans un autre passage, il dit à une légion de sortir d’un homme et d’entrer dans des porcs. Voyez le prix de l’âme humaine: cela contre ceux qui pensent que les animaux et nous possédons une même âme et avons part à un même esprit. Il chasse les démons d’un seul homme et il les envoie dans deux mille porcs: précieux est ce qui est sauvé; vil est ce qui est perdu. Sors de l’homme: va dans les porcs, va dans les animaux, va où tu veux, va dans les abîmes. Laisse l’homme, ma propriété privée. Sors de l’homme: je ne veux pas que tu possèdes l’homme: c’est un outrage pour moi que tu demeures dans l’homme quand, moi aussi, je demeure dans l’homme. J’ai assumé un corps humain, j’habite dans l’homme: cette chair que tu possèdes est une part de ma chair: sors de l’homme!» [6]
Nous découvrons ainsi une autre interprétation du «voleur» qui doit ligoter l’homme fort pour piller sa maison (Mc 3,27): ce serait… le Christ lui-même, qui vient ligoter Satan pour récupérer son bien, la maison qu’est la nature humaine. Le propriétaire original, Dieu, a été empêché d’entrer dans son domaine de prédilection qu’est l’homme; il est donc forcé d’entrer par effraction et de soumettre l’usurpateur, Satan; Il envoie pour cela son Fils, qui ligote Satan avant de le renvoyer errer dans son domaine de ténèbres. Les porcs, dans lesquels est entrée la Légion de démons, se précipitent dans la mer (Mc 5,13)… Nous assistons donc, dans l’évangile de ce dimanche, à un combat qui nous dépasse de beaucoup et qui nous laisse frappés de stupeur comme les foules à Capharnaüm.
L’autre sujet de joie et de paix qui ressort de cet évangile est donc que nous sommes le bien propre de Dieu, nous sommes à lui, il veut faire en nous sa demeure et il ne permettra pas que cette demeure soit habitée par un autre que lui.
Mais le Christ veut aussi nous introduire à un mystère plus profond, celui de sa Croix. Nous admirons son autorité, comme les premiers disciples; mais Il nous rappelle souvent vers où se dirigent ses pas: «Le Fils de l’homme doit beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, après trois jours, ressusciter» (Mc 8,31). Le pape Benoît XVI nous explique le sens de cette affirmation en relation avec le démon:
«Jésus sait en effet que pour libérer l’humanité de la domination du péché, il devra être sacrifié sur la croix comme un véritable Agneau pascal. Le diable, pour sa part, cherche à le détourner pour le dérouter au contraire vers la logique humaine d’un Messie puissant et plein de succès. La croix du Christ sera la ruine du démon, et c’est pour cela que Jésus ne cesse d’enseigner à ses disciples que pour entrer dans sa gloire, il doit beaucoup souffrir, être rejeté, condamné et crucifié, la souffrance faisant partie intégrante de sa mission.» [7]
Voilà finalement le plus grand moyen de nous libérer du démon : nous tourner vers la Croix du Christ, pour y recueillir la Miséricorde qui jaillit de son côté transpercé. Sainte Faustine, l’apôtre de la Miséricorde, se fait l’écho de Jésus auprès de nous:
«Dieu m’a promis une grande grâce particulière ainsi qu’à tous ceux qui proclameront la grandeur de sa Miséricorde. Il les défendra à l’heure de la mort. Lorsqu’un pécheur se tourne vers sa Miséricorde, même si ses péchés étaient noirs comme la nuit, il lui rend la plus grande gloire et fait honneur à Sa Passion. Lorsqu’une âme glorifie sa bonté, alors le démon tremble à cette vue et s’enfuit au fond de l’enfer. Au cours d’une adoration, Jésus m’a promis: «J’agirai, à l’heure de leur mort, selon mon infinie Miséricorde, envers les âmes qui auront recours à ma Miséricorde, et envers celle qui la glorifieront et en parleront aux autres.» «Mon Cœur souffre, dit Jésus, à cause des âmes choisies, qui ne comprennent pas elles-mêmes l’immensité de ma Miséricorde. Leur relation envers moi, d’une certaine manière, comporte de la méfiance. Oh! Comme cela blesse mon Cœur! Souvenez-vous de ma Passion et si vous ne croyez pas à mes paroles, croyez au moins à mes plaies.» [8]
[1] Pape François, méditation du 11 octobre 2013 (texte reconstitué),
[3]Benoît XVI, Audience générale du 29 décembre 2010. Voir cet autre passage de l’audience, très éclairant pour la vie spirituelle : « Dans le traité autobiographique et didactique, Les sept armes spirituelles, Catherine offre, à cet égard, des enseignements de grande sagesse et de profond discernement. Elle parle à la troisième personne, en rapportant les grâces exceptionnelles que le Seigneur lui donne, et à la première personne lorsqu’elle confesse ses propres péchés. De ses écrits transparaît la pureté de sa foi en Dieu, sa profonde humilité, sa simplicité de cœur, son ardeur missionnaire, sa passion pour le salut des âmes. Elle identifie sept armes dans la lutte contre le mal, contre le diable: 1. faire preuve de soin et d’attention en accomplissant toujours le bien; 2. croire que seuls nous ne pourrons jamais faire quelque chose de vraiment bon; 3. avoir confiance en Dieu et, par amour pour lui, ne jamais craindre la bataille contre le mal, que ce soit dans le monde, ou en nous-mêmes; 4. méditer souvent les événements et les paroles de la vie de Jésus, surtout sa passion et sa mort; 5. se rappeler que nous devons mourir; 6. garder à l’esprit la mémoire des biens du paradis; 7. connaître les Saintes Ecritures, en les portant toujours dans son cœur pour qu’elles orientent toutes les pensées et toutes les actions. Un beau programme de vie spirituelle pour chacun de nous, aujourd’hui également ! »
[4]Sainte Thérèse d’Avila, Livre de la vie, ch. XXX, p. 318.
[5] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p. 221.
[6] Saint Jérôme, Homélies sur Marc, SC 494 p. 111-3.
[7] Benoît XVI, Angelus du 1er février 2009.