Nous assistons aujourd’hui à la première apparition publique de Jésus dans l’évangile de Marc: après avoir appelé ses premiers disciples (semaine dernière), il les emmène dans la synagogue de Capharnaüm pour commencer son ministère auprès des foules (Mc 1). Elles sont aussitôt «frappées par son enseignement» (v.22) et les plus lettrés d’entre eux auront certainement pensé à la prophétie de Moïse que nous présente la première lecture (Dt 18).
La première lecture: l’annonce d’un prophète comme Moïse (Dt 18)
La figure de Moïse domine le Pentateuque de son autorité, et imprègne tout l’Ancien Testament. Moïse concentre en lui toutes les grandes institutions pour la vie du peuple d’Israël: les prérogatives royales, puisqu’il juge le Peuple (cf. Ex 18) et lui donne la Loi; les fonctions sacerdotales, puisqu’il institue le culte à travers son frère Aaron (cf. Ex 23-31); le charisme prophétique enfin: «Il ne s’est plus levé en Israël de prophète pareil à Moïse, lui que le Seigneur connaissait face à face» (Dt 34,10). C’est d’ailleurs sur cette parole que se clôt non seulement le Livre du Deutéronome mais tout le Pentateuque (la Torah); ce verset ne peut qu’évoquer, pour nous, une place laissée vacante dans l’attente du nouveau Moïse, le Christ.
La première lecture nous explique que la fonction prophétique, exercée à un degré éminent par Moïse, se transmettra au long des siècles pour accompagner le Peuple: le Seigneur «fera se lever au milieu de leurs frères un prophète comme toi» (Dt 18,18), et l’on pense spontanément aux grands prophètes comme Jérémie, Ezéchiel, etc.
En évoquant l’apparition possible d’un faux prophète, «un prophète qui aurait la présomption de dire en mon nom une parole que je ne lui aurais pas prescrite» (v.20), le texte nous renvoie aux expériences douloureuses de ce ministère prophétique, par exemple l’affrontement entre Jérémie et Hananya (cf. Jr 28).
Les vrais prophètes sont des hommes qui ont reçu un charisme personnel, provenant directement du Seigneur sans intervention humaine: d’où l’insistance du texte sur l’action immédiate de Dieu (Je ferai se lever); ce charisme consiste à transmettre la Parole divine telle qu’on l’a reçue: «Je mettrai dans sa bouche mes paroles». On se souvient de la vocation de Jérémie: «Alors le Seigneur étendit la main et me toucha la bouche; et le Seigneur me dit: ‘Voici que j’ai placé mes paroles en ta bouche’» (Jr 1,9).
Le Peuple a besoin de ces prophètes pour entendre indirectement la voix d’un Dieu transcendant et terrible dans sa majesté, qui a fait trembler la terre dans ses manifestations au Sinaï: «l’homme ne peut me voir et vivre» (Ex 33,20). Le passage d’aujourd’hui fait référence à la réaction du peuple, partagé entre émerveillement et peur lors de la manifestation spectaculaire de Dieu sur le Sinaï:
«Et maintenant, pourquoi mourir, dévorés par ce grand feu? Si nous continuons à entendre la voix du Seigneur notre Dieu, nous allons mourir! Est-il jamais arrivé à un être de chair d’entendre, comme nous, le Dieu vivant parler du milieu du feu et, malgré tout, de rester en vie ? Toi, Moïse, approche donc pour écouter tout ce que dira le Seigneur notre Dieu : tu nous répéteras toutes les paroles du Seigneur notre Dieu; nous les écouterons et nous les mettrons en pratique.» (Dt 5, 25-27)
Dieu comprend cette peur – Ils ont bien fait de dire cela – et envoie des prophètes à son peuple, mais ce même Peuple est, en échange, tenu à l’obéissance: «Si quelqu’un n’écoute pas les paroles que ce prophète prononcera en mon nom, moi-même je lui en demanderai compte» (Dt 18,19). De nouveau se profile l’expérience douloureuse de la résistance à la volonté du Seigneur, que Jésus exprimera dans les larmes: «Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés…» (Lc 13,34).
Le Psaume: «ne fermez pas votre cœur!» (Ps 95)
Le psalmiste se réfère lui aussi à un épisode de fermeture spirituelle, de refus, le «jour de tentation et de défi» (Ps 95,8); le texte original hébreu dit en réalité: «comme à Mériba, comme au jour de Massa». Ces deux noms de lieux se réfèrent étymologiquement à l’errance pendant quarante ans au désert sous la conduite de Moïse quand la soif poussa le peuple à récriminer contre le Seigneur:
«Le peuple y souffrit de la soif, le peuple murmura contre Moïse et dit: ‘Pourquoi nous as-tu fait monter d’Égypte? Est-ce pour me faire mourir de soif, moi, mes enfants et mes bêtes?’ Moïse cria vers le Seigneur en disant: ‘Que ferai-je pour ce peuple? Encore un peu et ils me lapideront.’ […] Il donna à ce lieu le nom de Massa et Meriba, parce que les Israélites cherchèrent querelle [rib, d’où Meriba] et parce qu’ils mirent Yahvé à l’épreuve [massa] en disant: ‘le Seigneur est-il au milieu de nous, ou non ?’» (Ex 17,3.7).
Le psaume de ce jour fait écho à ce passage douloureux de l’Exode et nous invite à une autre attitude:
- inversant l’image de Moïse qui met Dieu à l’épreuve en frappant le rocher, sur les injonctions du peuple pour faire jaillir l’eau (Ex 17,6), le psalmiste invite à la foi. Reconnaissons dans le Seigneur la vraie roche qui est le fondement de tout et d’où provient la vie: «Acclamons notre Rocher, notre salut!» (v.1);
- Au lieu de nous rebeller, nous sommes appelés à pratiquer l’acceptation et l’humilité qui s’expriment corporellement dans les processions cultuelles: «Entrez, inclinezvous, prosternez-vous» (v.6);
- plutôt que de défier le Seigneur en récriminant contre les difficultés, nous sommes invités à la confiance en un Dieu qui nous aime: «nous sommes le peuple qu’il conduit, le troupeau guidé par sa main» (v.7).
Reste cette interrogation ouverte exprimant l’anxiété du cœur de Dieu et qui résonne en notre for intérieur «Aujourd’hui, écouterez-vous sa parole?» (v.7). Elle fait écho au ministère prophétique que nous a présenté la première lecture: «Si quelqu’un n’écoute pas les paroles que ce prophète prononcera en mon nom, moi-même je lui en demanderai compte» (Dt 18,19).
Pour notre vie de prière, nous pouvons aussi nous appuyer sur l’exemple d’Abraham qui, comme nous l’explique le Catéchisme, a su croire à la parole:
«Dès que Dieu l’appelle, Abraham part “comme le lui avait dit le Seigneur” (Gn 12, 4): son cœur est tout “soumis à la Parole”, il obéit. L’écoute du cœur qui se décide selon Dieu est essentielle à la prière, les paroles lui sont relatives. Mais la prière d’Abraham s’exprime d’abord par des actes: homme de silence, il construit, à chaque étape, un autel au Seigneur. Plus tard seulement apparaît sa première prière en paroles: une plainte voilée qui rappelle à Dieu ses promesses qui ne semblent pas se réaliser (cf. Gn 15, 2-3). Dès le début apparaît ainsi l’un des aspects du drame de la prière: l’épreuve de la foi en la fidélité de Dieu.» [1]
L’évangile: premier exorcisme de Jésus (Mc 1)
Lorsque Jésus se présente à la synagogue, pour la première fois dans l’évangile de Marc (Mc 1,21), il accomplit tout ce qu’on peut espérer d’un ministère prophétique enfin efficace: il serait difficile de ne pas «entendre la parole», parce que son enseignement est délivré «avec autorité, non pas comme les scribes» (v.22).
Qu’est-ce que cela signifie? Probablement que Jésus parlait avec une grande force de conviction, mais également que ses paroles avaient une totale authenticité; elles ne faisaient qu’un avec son être profond. À la différence de Moïse, qui transmet une parole qui ne vient pas de lui mais de Dieu, Jésus est lui-même la parole de Dieu incarnée, il est lui-même le message que le Père adresse aux hommes. Ce qu’il dit sort de son propre cœur, le cœur de Dieu. Cette réalité, même si elle n’était pas directement accessible à ses auditeurs, devait nécessaire donner à ses paroles un retentissement et une force uniques, et le sentiment d’une présence surnaturelle.
Dans l’évangile de ce dimanche, nous voyons l’autorité de Jésus s’exercer dans l’un des domaines où l’homme se sent le plus démuni: les esprits impurs qui tourmentent certaines personnes, ces possessions diaboliques dont l’Église fait l’expérience aussi à notre époque. Dans la mentalité juive contemporaine de Jésus, ces esprits proviennent d’un domaine obscur et inquiétant, en relation avec le Shéol, séjour des morts, et la mer, séjour des monstres… Nous le voyons clairement dans l’épisode du Gérasénien (chap. 5), où toute la troupe d’esprits impurs, qui sont Légion, est refoulée dans leur royaume de ténèbres: «ils entrèrent dans les porcs et le troupeau se précipita du haut de l’escarpement dans la mer, au nombre d’environ deux mille, et ils se noyaient dans la mer» (5,13).
La présence de ces esprits en un homme le rend «impur»: contaminé par les forces du mal et donc incapable de participer à la vie cultuelle du Peuple saint, ce contact avec le Dieu trois fois saint (cf. Is 6,5: «Malheur à moi, je suis perdu! car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au sein d’un peuple aux lèvres impures, et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur Sabaot»).
Face à cette présence du mal se tient Jésus, venu pour libérer l’homme et refouler les forces maléfiques. Le démon le reconnaît immédiatement et se sent menacé : «Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth? Es-tu venu pour nous perdre?» (v.24). A travers ce nous collectif, et l’angoisse d’une défaite, se profile le règne de Satan sur l’humanité, que Jésus vient briser. Jésus accomplit alors un exorcisme d’une seule parole (sors de cet homme !), ce qui impressionne les assistants: «tous furent frappés de stupeur». Il en accomplira de nombreux autres tout au long de sa vie publique, avant d’en confier la charge à ses apôtres:
«Les esprits impurs, lorsqu’ils le voyaient, se jetaient à ses pieds et criaient en disant: “Tu es le Fils de Dieu!” Et il leur enjoignait avec force de ne pas le faire connaître. […] Il en institua Douze pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher, avec pouvoir de chasser les démons» (Mc 3,11-15).
Ce thème de l’autorité (ἐξουσία, exousia) domine vraiment le ministère de Jésus selon Marc: les disciples abandonnent tout sur un simple ordre (évangile de la semaine dernière); ses discours lui valent une renommée immédiate «dans toute la région de la Galilée» (v.28); il accomplit de nombreuses guérisons en son propre nom, sans devoir invoquer le Père (1,34); il s’attribue l’autorité de pardonner les péchés (2,5); ce sera une question-clé dans sa confrontation avec les autorités religieuses de Jérusalem: «Par quelle autorité fais-tu cela?» (11,28).
L’évangéliste Marc profite donc de cet exorcisme pour insérer le thème principal de son évangile: Jésus, selon l’ouverture du livre, est «Christ, Fils de Dieu» (Mc 1,1), et il doit être reconnu comme tel par les hommes, grâce à la foi. Les foules, en ce début de ministère, se demandent: «Qu’est-ce que cela veut dire?» Elles ne l’acclameront comme Messie que lors de son entrée triomphale à Jérusalem (chap. 11). Les disciples devront parcourir tout un itinéraire de croissance pour parvenir à cette foi.
Les démons, quant à eux, perçoivent immédiatement à qui ils ont affaire: «Je sais qui tu es: tu es le Saint de Dieu» (1,24), et ils lui attribueront le titre de «Fils de Dieu» un peu après (3,11). Il savent qu’il est le maître et Seigneur de toute chose et que les jours de leur domination sur l’homme sont désormais comptés. Pourtant Jésus, toujours avec la même autorité souveraine, leur imposera silence: «Tais-toi» (1,25); «il leur enjoignait avec force de ne pas le faire connaître» (3,12). Il ne veut, à ce stade, être reconnu comme Messie et Fils de Dieu que par ses intimes, qu’Il fait grandir dans la foi, pour éviter toute fermentation politique qui fausserait sa mission. Le pape Benoît XVI nous en donne une belle explication:
«Jésus ne chasse pas seulement les démons des personnes, en les libérant du pire esclavage, mais empêche les démons eux-mêmes de révéler son identité. Et il insiste sur ce “secret” parce que c’est la réussite de sa mission même, dont dépend notre salut, qui est en jeu. Il sait en effet que pour libérer l’humanité de la domination du péché, il devra être sacrifié sur la croix comme un véritable Agneau pascal. Le diable, pour sa part, cherche à le détourner pour le dérouter au contraire vers la logique humaine d’un Messie puissant et plein de succès.» [2]
Dernier élément de cet épisode: Dieu n’est plus un sujet de terreur pour le peuple, comme dans la première lecture. Son contact n’est plus un risque de mort pour le pécheur; au contraire, il restaure la vie dans sa plénitude. En Jésus-Christ, le royaume de Dieu s’est approché, Jésus s’est fait notre prochain, notre médecin et notre Maître, en lequel repose toute notre confiance. Il est le médiateur entre le Père éternel et les hommes. En lui, la rencontre avec Dieu est enfin possible pour chacun d’entre nous, et elle est source de salut.