«Convertissez-vous et croyez à l’Évangile» (Mc 1,15): les lectures de ce dimanche nous dévoilent comment devenir disciples du Christ, par la foi et la conversion.
Ce mouvement de conversion et d’adhésion à la foi, le livre de Jonas l’illustre par une description très pittoresque : la conversion de Ninive. C’est le seul dimanche des trois années liturgiques où ce petit livre nous est ouvert, nous renvoyant à l’univers merveilleux de nos premières leçons de catéchisme. Jonas, le prophète réfractaire, la baleine qui le recueille pendant trois jours, le ricin sur la colline et son découragement paradoxal devant la clémence de Dieu. Un grand exégète, Paul Beauchamp, nous livre une clé pour entrer dans cette petite merveille littéraire:
«L’histoire de Jonas ne manque pas de toucher. Le dépit du prophète démenti par l’événement est d’un comique irrésistible. Et puis, et surtout, cette leçon sur l’amour de Dieu pour tout vivant et même pour les pires ennemis d’Israël nous en dit long sur les horizons qui s’ouvrirent à quelques-uns dans le peuple à partir de l’exil et se fermèrent à d’autres. L’auteur a fort bien pu se sentir très seul devant une large majorité. Il aura voulu inviter Israël à se reconnaître dans Jonas.» [1]
Laissant de côté toutes les péripéties du livre, le passage que nous lisons à la messe de ce jour est d’une clarté foudroyante: Dieu s’adresse à Jonas qui, cette fois, obtempère; à peine prêche-t-il une journée que Ninive se convertit totalement, entraînant la clémence du Seigneur. On peut regretter que quelques éléments pittoresques aient été exclus de la proclamation liturgique, notamment l’ordre du roi qui commande un jeûne pour les animaux: «Hommes et bêtes, gros et petit bétail ne goûteront rien, ne mangeront pas et ne boiront pas d’eau» (Jo 3,7). Cette radicalité dans la conversion, qui frise le comique, touche Dieu au cœur.
Ce texte met en scène, en réalité, un exploit qu’aucun autre prophète avant Jonas n’avait réalisé: la conversion du peuple. Un peuple païen, de surcroît, et l’ennemi juré d’Israël. La première lecture nous révèle une profonde théologie qui habite l’auteur: d’abord la foi en Dieu manifestée par l’accueil de la proclamation prophétique, «aussitôt les gens de Ninive crurent en Dieu» (v.5). Puis la conversion de vie qui s’exprime très concrètement par une attitude collective: «Ils annoncèrent un jeûne, et tous, du plus grand au plus petit, se vêtirent de toile à sac». En d’autres termes, Dieu ne demande pas la conversion des mœurs seulement: il demande que l’on s’attache à lui par la foi, et cet attachement produit la vraie conversion qui, sinon, risquerait de n’être qu’extérieure. Il demande notre cœur. Surtout, le rôle du prophète n’est pas de condamner et d’annoncer le châtiment, mais d’obtenir la conversion préparant la voie à la clémence de Dieu.
L’auteur du livre de Jonas introduit le paradoxe jusque dans sa représentation de Dieu. Dans la dernière phrase (v.10) la traduction liturgique édulcore le texte en disant «Dieu renonça au châtiment» alors qu’ en réalité est employé un terme signifiant «conversion» tant dans la version grecque (μετανοήσεν, metanoêsen), que dans la version hébraïque (ינחם, yinakhem). L’auteur renvoie donc à une «conversion» de Dieu, «en voyant leur réaction», comme s’il s’agissait d’une bonne nouvelle prêchée au Seigneur lui-même.
Conversion des Ninivites, «conversion» de Dieu: il ne manque plus que celle… du prophète lui-même, qui est le thème de fond du livre. Le cœur de Jonas se sera-t-il retourné, à la fin? Dans un premier temps, la conversion de Ninive – le succès de sa prédication – le décourage, paradoxalement, car il attendait le châtiment de Dieu. Ne sommes nous pas parfois un peu comme Jonas, lorsque, sûrs de notre supériorité de chrétiens, nous proclamons des vérités de foi à des incroyants, plus pour les condamner que pour leur ouvrir le salut?
Cette page du livre de Jonas reste comme un exemple parfait de l’enchaînement «prédication-foi-conversion». Jésus lui-même fera référence, dans son ministère public, au «signe de Jonas»: «Les hommes de Ninive se dresseront lors du Jugement avec cette génération et ils la condamneront, car ils se repentirent à la proclamation de Jonas, et il y a ici plus que Jonas!» (Lc 11,32). Saint Paul exprimera lui aussi la nécessité des prédicateurs pour obtenir la foi et le salut:
«En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Mais comment l’invoquer sans d’abord croire en lui? Et comment croire sans d’abord l’entendre? Et comment entendre sans prédicateur? Et comment prêcher sans être d’abord envoyé? selon le mot de l’Écriture: Qu’ils sont beaux les pieds des messagers de bonnes nouvelles! […] Ainsi la foi naît de la prédication et la prédication se fait par la parole du Christ» (Ro 10,13-15.17).
C’est exactement ainsi que commence la vie publique de Jésus dans l’évangile de Marc: après les tentations au désert, Jésus «proclame l’Évangile de Dieu» (Mc 1,14) et l’objet de cette proclamation est très simple: conversion et foi, parce que «les temps sont accomplis». Cette dernière expression est difficilement traduisible: il s’agit littéralement d’un «moment favorable» (καιρός, caîros), une période spéciale dans l’histoire du Salut, qui est arrivée à sa plénitude (πεπλήρωται, peplêrotai) parce que le Royaume de Dieu «s’est fait proche». Comme si l’arbre qu’est l’histoire d’Israël donne enfin son meilleur fruit, le Christ qui est, dans son humanité, la présence du Royaume.
Cette affirmation du Christ, «les temps sont accomplis, (…) convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle», est la porte d’entrée pour comprendre toute son œuvre dans l’évangile de Marc: Jésus n’aura de cesse d’introduire tous les hommes dans ce Royaume, par la conversion et la foi. Commence ainsi tout un chemin pédagogique pour le lecteur, qui devra se mettre à l’école d’un Jésus qui n’accomplit des miracles que pour susciter la foi des auditeurs. Suivre le Christ, avoir foi en lui, se convertir profondément: nous voyons dans les versets suivants quatre premiers disciples entreprendre cette aventure.
Un détail de l’évènement peut retenir notre attention: «laissant dans la barque leur père Zébédée avec ses ouvriers…» (v.20). Quitter son père et sa famille, pour suivre le Christ sur les routes de Galilée et du monde: tant de personnes consacrées ont fait cette expérience à travers les siècles, mais aussi tant de chrétiens ordinaires appelés à rompre avec leurs habitudes familiales et sociales pour suivre Jésus. Expérience parfois douloureuse, parfois sereine, mais qui touche toujours les fibres les plus intimes du cœur humain. Rappelons-nous l’exemple de saint François d’Assise, renié publiquement par son père dans un procès devant l’évêque et toute la ville. Christian Bobin nous en montre l’enjeu:
«Quelques heures après le procès il [saint François] rencontre un mendiant à qui il demande la bénédiction que son père lui refuse. Ainsi pourra-t-il vraiment aller, s’étant donné une vraie parenté: le vrai père c’est celui qui bénit, pas celui qui maudit. Le vrai père c’est celui qui ouvre les chemins par sa parole, pas celui qui retient dans les filets de sa rancœur.»[2]
Plusieurs éléments du récit montrent que les apôtres ne sont qu’au début d’un long processus personnel qui prendra du temps, et qui s’étendra sur tout l’évangile:
- Jésus leur promet qu’il les «fera devenir pêcheurs d’hommes»: le verbe « devenir » exprime bien l’idée d’une transformation intérieure qui prendra du temps et ne sera complète qu’à la Pentecôte;
- Marc introduit l’un des fils conducteurs de son évangile: la «suite» du Christ, puisque les quatre premiers apôtres sont invités par trois fois à «le suivre» physiquement. C’est par cette proximité humaine que va s’accomplir leur conversion;
- Ce que le Christ attend d’eux est la foi, mais les apôtres ne la recevront que très progressivement, et c’est un païen qui l’exprimera pleinement au pied de la Croix (15,39).
- Lors de ses apparitions comme Ressuscité, il leur reprochera précisément leur «manque de foi» (16,11.13.14)…
De manière générale, Jésus s’étonne souvent de notre manque de foi et nous encourage à lui faire toujours davantage confiance. Au chapitre 4 de Marc, lors de l’épisode de la tempête apaisée, Jésus dira aux disciples: «Pourquoi êtes-vous si craintifs? N’avez-vous pas encore la foi?» (Mc, 4, 40). Et nous pouvons aussi entendre, comme en écho, ce cri du Seigneur en Luc: «le fils de l’homme quand il viendra trouvera-t-il la foi sur la terre?» (Lc 18, 8).
Il faudra donc que Jésus attende patiemment que les apôtres – et nous avec eux – se transforment en croyants puis en prédicateurs de l’Évangile. Le Christ devra pour cela vivre son mystère pascal; ressuscité, il leur confiera la même tâche de prêcher la «conversion et la foi»: «Allez dans le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé; celui qui ne croira pas, sera condamné.» (16,15-16).
Lorsque nous écoutons attentivement cet évangile de l’appel des quatre premiers apôtres, alors que «les temps sont accomplis», nous pouvons découvrir que le dimanche nous est donné comme un espace sacré pour rencontrer le Christ, pour nourrir notre foi et favoriser notre conversion. Une préface nous offre cette belle prière pour ce moment si important:
«Tu offres à tes enfants ce temps de grâce pour qu’ils retrouvent la pureté du cœur. Tu veux qu’ils se libèrent de leurs égoïsmes, afin qu’en travaillant à ce monde qui passe, ils s’attachent surtout aux choses qui ne passent pas.» [3]
⇒Lire la méditation
[1] Paul Beauchamp, Jonas et l’homme de partout, dans Cinquante portraits bibliques, Seuil, p. 226.
[2] Christian Bobin, Le Très-Bas, Gallimard 1992, p. 75.
[3] Préface du Carême II.