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Méditation : L’Esprit saint nous pousse à l’oblation parfaite

Les lectures nous présentent deux scènes assez différentes: le jeune Samuel auprès d’Éli à Silo, et les disciples auprès Jean-Baptiste au bord du Jourdain. Pourtant, nous pouvons recueillir bien des leçons des points communs qui les relient, puisqu’il s’agit de deux «vocations», deux appels à suivre le Seigneur. Comment entendre cet appel dans notre vie et le suivre?

Tous appelés comme Samuel, André et Jean

Nous n’en avons pas forcément conscience mais nous passons tous, comme Samuel et comme les disciples, d’une foi pratiquée avec une certaine extériorité – ce qui est déjà bien – à quelque chose de plus personnalisé et de plus intime qui est la réponse à un appel personnel. Pour la plupart d’entre nous, ce passage correspond à un moment que nous pouvons identifier.

 C’est le moment où Dieu, nous ayant vu le suivre un certain temps, comme Jésus dans l’évangile de ce jour, se retourne et nous fait face; il nous fait prendre conscience de notre quête intérieure – Que cherchez-vous? – et nous adresser un appel personnel à le suivre: «Venez et vous verrez». Cet appel peut être une consécration ou un autre état de vie, un ministère, un charisme, mais il nous conduit toujours à nous décentrer et à nous mettre en marche: «Ils allèrent donc…»

Pourquoi Dieu nous appelle-t-il individuellement? Ne pourrions-nous pas, pour être ses disciples, nous contenter de lire sa parole et de suivre ses commandements? Les deux textes de ce jour insistent sur cette condescendance de Dieu: Jésus prend la peine de demander aux disciples: «Que cherchez-vous?» (Jn 1,38), puis il les invite à venir voir où il demeure. Quant à Samuel, la voix du Seigneur épouse tellement son univers intérieur qu’il croit entendre le vieillard Éli! Dieu, qui est un être de relation, veut établir un lien personnel et direct avec chacun d’entre nous et souhaite que nous soyons responsables et libres d’accueillir ou non son amour. C’est ce que nous explique le bienheureux Marie-Eugène en ouverture du chapitre de son chef d’œuvre, Je veux voir Dieu, sur le «don de soi»:

«Maître absolu de toutes choses comme créateur, Dieu pourrait user de ses droits pour contraindre les créatures à réaliser sa volonté. En fait, il conduit les êtres par des lois conformes à leur nature et qui respectent les dons qu’il leur a faits. À l’homme doué d’intelligence et de volonté libre, Dieu dictera sa volonté par la loi morale qui s’adressera à l’intelligence et respectera la liberté. «Dieu ne force pas notre volonté», souligne sainte Thérèse. Plutôt que de la contraindre, il préfère affronter le risque d’un échec partiel de ses desseins et devoir en modifier l’ordonnance, ainsi qu’il arriva après la révolte des anges et la chute de l’homme.»[1]

La perception de l’appel du Seigneur

Le psaume 40, dans la liturgie de ce jour, exprime notre réponse libre et aimante à l’appel de Dieu, la réponse de l’Église à son époux, la réponse que nous apprenons petit à petit à vivre en plénitude. «En ma bouche il a mis un chant nouveau, une louange à notre Dieu» (Ps 40,4): la nouveauté d’une volonté qui ne se centre plus sur elle-même, comme l’exigerait la nature blessée, mais qui s’offre à Dieu et permet à ce Père d’entendre cette nouvelle louange qu’est l’oblation de toute notre personne.

Le mystère de l’appel de chacun demeure néanmoins. Comment Dieu se manifeste-t-il de manière personnelle et si indéniable? Samuel a entendu dans les profondeurs de la nuit une voix l’appeler par son nom… D’autres seront brusquement saisis au plus profond de leur cœur par une parole, une inspiration dans la prière ou la sensation d’un amour infini qui les enveloppe. Pour d’autres ce sera plus diffus et plus long : une lecture ou une rencontre et un parcours de découverte qui les poussera peu à peu à donner leur vie avec, sur ce chemin, un moment «où tout bascule».

Si nous parvenons à identifier clairement, comme Jean – c’était la dixième heure – le moment où le Seigneur s’est retourné et nous a appelés, rendons grâce et chérissons ce souvenir. À l’heure de l’épreuve, il nous redonnera force et joie.

Sous le souffle imprévisible de l’Esprit

La seconde lecture nous offre une explication profonde de l’appel: saint Paul y parle de notre corps comme «un sanctuaire de l’Esprit Saint, lui qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu» (1Co 6,19).

C’est bien l’Esprit Saint qui a discrètement poussé les âmes de Jean, André et Simon vers le Christ, à partir d’un témoignage extérieur; il a ouvert leurs yeux et leurs cœurs. Quelques lignes auparavant, l’évangéliste avait mentionné cette présence de l’Esprit sur Jésus, que le Baptiste avait perçue: «J’ai vu l’Esprit descendre, tel une colombe venant du ciel, et demeurer sur lui» (Jn 1,32). De même, dans les récits du Baptême par les Synoptiques, Jean-Baptiste annonce la venue de l’Esprit ; cette venue sera éclatante à la Pentecôte, mais Il est déjà à l’œuvre dès la vocation des premiers disciples, comme l’explique saint Jean Chrysostome:

«Il [Jean-Baptiste] veut bien même pour les encourager davantage leur parler d’abord du mystère qui ne devait s’accomplir qu’après tous les autres, c’est-à-dire le don du Saint-Esprit. Car il fallait auparavant que l’agneau fût égorgé, que le péché fût détruit, que l’inimitié qui existait entre Dieu et les hommes fût abolie. Il fallait que Jésus-Christ fût enseveli et qu’il ressuscitât, et ce n’était qu’après toutes ces choses que le Saint-Esprit devait venir. Il ne garde point cet ordre; il commence à leur parler du don qui devait être la suite nécessaire, l’accomplissement et la fin de tous les autres, et faire éclater avec le plus de force par la prédication, la gloire de Jésus-Christ. Par l’annonce du Saint-Esprit, Jean veut d’abord frapper l’esprit de l’auditeur, l’amener à réfléchir en lui-même comment un tel présent sera accordé à la terre inondée d’un déluge de péchés; puis, lorsque cette préoccupation dans laquelle il le jette, l’aura préparé à recevoir une révélation plus complète, il lui découvrira le mystère de la passion dont il pourra alors lui parler sans le scandaliser, à cause de l’attente d’un si admirable don, qui devait en être la suite. Les esprits étant donc ainsi préparés, il s’écrie : «Voilà l’agneau de Dieu qui porte les péchés du monde.» (Jean, I, 29.) Il ne dit pas, «qui remet,» mais, ce qui marque plus d’amour, «qui porte les péchés du monde.» Il y a bien de la différence entre pardonner le péché ou s’en charger. Le premier se fait sans peine, mais le dernier coûte la vie.»[2]

Les apôtres suivent donc le Christ parce que l’Esprit les y pousse.

Que se passe-t-il ensuite? Une grande pudeur projette son ombre sur cette partie du récit: ces deux premiers disciples, qu’ont-ils vu et entendu «ce jour-là», pour être convaincus d’avoir rencontré le Messie et persuader Simon-Pierre de les rejoindre? On perçoit l’émotion de saint Jean, qui a dû ressentir cette effusion intérieure de l’Esprit lors de sa première rencontre avec Jésus. Il fut conquis par le Cœur du Christ, qu’il écoutera battre durant la Cène, et qu’il rendra présent à sa communauté après la Pentecôte.

Une seule indication: «Ils restèrent auprès de lui ce jour-là». Rester, demeurer – μένω, menô en grec – est un verbe cher à Jean. Il l’utilise pour signifier l’entrée dans l’intimité de la vie en Dieu: vivre avec lui, de sa vie. Au chapitre 5, Jésus reproche aux autorités juives leur méconnaissance du Père en disant: «Vous n’avez jamais entendu sa voix, vous n’avez jamais vu sa face, et vous ne laissez pas sa parole demeurer en vous, puisque vous ne croyez pas en celui que le Père a envoyé» (Jn 5, 37-38).

Au chapitre suivant (discours sur le Pain de Vie) il invite à entrer en pleine communion avec lui: «Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui (Jn 6, 36); Au chapitre 15, avec le discours sur la vigne, le verbe demeurer est abondamment utilisé: «Demeurez en moi» (v 4); «Demeurez dans mon amour» (v 9). Après la résurrection, enfin, Jean deviendra le «disciple qui demeure», qui reste en intime communion avec Jésus dans la prière alors que les autres seront appelés au martyre: «Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ?» (Jn 21,22)

Demeurer avec Jésus, qui est le Verbe venu en ce monde, pour recevoir en lui la lumière de la vérité, et la propager parmi les hommes: c’est bien ce que Jean va nous transmettre tout au long de son évangile et de ses lettres. Il pourra conclure à la fin de sa vie qu’il a bien transmis à l’Église naissante cette connaissance intime qu’il a acquise en demeurant auprès de Jésus: «Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons. (…) afin que vous aussi soyez en communion avec nous.» (1Jn 1,1.3)

Nous-mêmes, que répondons-nous aujourd’hui à la question de Jésus: «Que cherchez-vous?» Sommes-nous fidèles à l’invitation permanente qu’il nous adresse: «venez et vous verrez», et cherchons-nous à rester toujours en communion avec lui dans notre prière, nos pensées, nos actions?

Vivre l’appel aujourd’hui

Reprenons ces réalités spirituelles que les lectures nous ont amené à introduire: obéissance libre pour aimer vraiment; intervention de l’Esprit Saint; vie d’union au Christ dans un cœur à cœur… Telles sont les pierres de fondation du culte au Sacré Cœur, comme l’a décrit le pape Pie XII dans son encyclique, et dont saint Jean fut le premier messager:

«Ce lien très étroit que les Saintes Écritures affirment intervenir entre la divine charité, qui doit brûler dans les cœurs des chrétiens, et l’Esprit Saint – qui est essentiellement Amour – nous dévoile à tous, Vénérables Frères, la nature intime elle-même de ce culte que l’on doit rendre au très saint Cœur de Jésus-Christ. Car, s’il est manifeste que ce culte, si nous considérons sa nature particulière, est l’acte de religion par excellence – puisqu’il requiert de notre part une volonté pleine et absolue de nous vouer et consacrer à l’amour du divin Rédempteur, dont son Cœur transpercé est le vivant témoignage et le signe, – de même il est également manifeste, et dans un sens encore plus profond, que ce même culte suppose avant tout que nous rendions amour pour amour à ce divin Amour. En effet, du fait seul de la charité découle cette conséquence que les cœurs des hommes se soumettent pleinement et parfaitement à l’autorité suprême du Seigneur, puisque, en réalité, le sentiment de notre amour s’attache à la volonté divine au point de ne faire qu’un en quelque sorte, selon ce qui est dit: ‘Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un esprit.’ (1Co 6,17)»[3]

Le même Esprit qui habitait Samuel et Jean nous a été donné au baptême: c’est lui que nous devons écouter sans cesse, et qui nous conduit à l’intimité des cœurs avec le Christ. Fénelon, dans une œuvre spirituelle de grande élévation, a bien noté la différence entre les apôtres et nous, et a décrit admirablement l’action «ordinaire» de l’Esprit dans les baptisés:

«Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, l’humilité, et toutes les autres vertus nécessaires à tout chrétien. Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu; c’est une simple invitation dans le fond de l’âme pour obéir, pour nous laisser détruire et anéantir selon les desseins de l’amour de Dieu. Cette inspiration, prise ainsi dans ses bornes et dans sa simplicité, ne renferme donc que la doctrine commune de toute l’Église; elle n’a pas elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion; au contraire elle nous tient dans la main de Dieu sous la conduite de l’Église, donnant tout à la grâce sans blesser notre liberté, et ne laissant rien ni à l’orgueil ni à l’imagination.»[4]

Pour conclure, nous pouvons méditer ce texte de la Bienheureuse Mère Marie de Jésus[5], en le considérant comme adressée à moi, hic et nunc:

«Votre âme est à Dieu, mais non encore uniquement; Dieu veut vous posséder de plus près, mais que d’obstacles extérieurs semblent s’y opposer! Courage! L’indignité ne fait rien à l’affaire. Qui est digne de communier, par exemple? et pourtant nous communions, et avec quel bonheur! Le choix de Dieu ne se borne pas sur notre mérite; il dit le premier mot de cet appel à qui il veut; il ramasse Paul, Augustin, Madeleine, au fond de leurs rébellions et de leurs faiblesses. Son choix entraîne sa grâce pour former l’âme selon ses desseins, si elle est fidèle à l’appel. Car voilà le grand point: Beaucoup sont appelés, peu sont élus, parce que peu correspondent à l’appel. Dieu appelle, sa grâce descend; c’est à l’âme de saisir cette grâce et de répondre à cet appel; si elle se détourne et si elle refuse, entraînée par le monde, par les affections humaines, les intérêts temporels, les répugnances naturelles, les considérations et les craintes de la chair et du sang, Dieu, après d’instantes sollicitations, se retire; et qui peut comprendre ce qu’est la jalousie irritée d’un Amour divin méprisée?… “Je crains Jésus qui passe…” 

Ô Jésus, en passant, emparez-vous de nos âmes, et ne les laissez pas errer loin de vous; rien, hors de vous, ne peut contenter ces cœurs que vous avez faits pour vous seul! L’amour divin a son appel; il a aussi ses heures, et ses heures sont fécondes: alors l’impossible devient possible, la générosité brise suavement les obstacles, car la grâce n’aime pas les retards. Prions ensemble, et quand Jésus parlera bien clairement, confiance, n’hésitez pas, ne reculez pas.»[6]


[1]Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p. 323.

[2]Saint Jean Chrysostome, Homélie XI sur Matthieu, disponible ici.

[3] Pie XII, encyclique Haurietis Aquas (1956), nº4.

[4]Fénelon, De la parole intérieure, Pléiade pp. 591-2.

[5]Marie Deluil-Martiny, en religion Mère Marie de Jésus, fondatrice de la Congrégation des Filles du Cœur de Jésus ; Voir sa biographie ici.

[6] Extrait de la Lettre à la Soeur X., Berchem, 8 juin 1875, in “Lettres de Mère Marie de Jésus Deluil-Martiny – Fondatrice de la Société des Filles du Cœur de Jésus”, Paris, P. Lethielleux, Quatrième édition, 1911.


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