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Méditation : l’Église, barque de Pierre au milieu du lac

Avant de rejoindre ses disciples sur le lac, Jésus se retire sur la montagne pour prier (Mt 14,23) ; la semaine dernière, Matthieu a mentionné un mouvement similaire du Maître : après avoir appris la mort de Jean-Baptiste, « Jésus se retira en barque dans un lieu désert, à l’écart » (v.12). On peut imaginer qu’il ressent la nécessité de parler à son Père, de se plonger dans la communion avec lui et qu’il va chercher, auprès de lui, la force nécessaire pour inaugurer le Royaume. Son œuvre est arrivée à un moment critique, entre les foules qui le pressent de partout, les menaces qui s’accumulent autour de lui – le Précurseur vient d’être assassiné – et les disciples si lents à croire en lui… Quelle direction prendre ?

Sa prière est un exemple pour nous, qui voulons contribuer à l’extension du Royaume : c’est dans la prière que doit s’enraciner notre contribution, sous peine de devenir agitation stérile. Les pasteurs le savent bien : la conversion des cœurs est un mystère au-delà de notre portée humaine… Le cardinal Ratzinger l’avait expliqué dans une conférence sur la nouvelle évangélisation :

« Les paroles et tout l’art de la communication ne peuvent atteindre la personne humaine à la profondeur à laquelle doit arriver l’Évangile. Il y a quelques années, je lisais la biographie d’un excellent prêtre de notre siècle, Dom Didimo, curé de Bassano del Grappa. Dans ses notes, on trouve des paroles précieuses, fruit d’une vie de prière et de méditation. À ce propos, Dom Didimo dit par exemple : « Jésus prêchait le jour, la nuit il priait« . Par cette brève remarque il voulait dire : Jésus devait acquérir ses disciples de Dieu. Cela reste toujours valable. Nous ne pouvons pas gagner, nous, les hommes. Nous devons les obtenir de Dieu pour Dieu. Toutes les méthodes sont vides sans le fondement de la prière. La parole de l’annonce doit toujours baigner dans une intense vie de prière. »[1]

Jésus qui se retire pour prier seul, sur la montagne, ressemble aussi au prophète Élie de la première lecture : tous les hommes de Dieu ont besoin de se retirer, de chercher dans la « caverne sur la montagne du Seigneur » (1R 19) une intimité renouvelée avec le Père.

Jésus retourne ensuite à l’action et aperçoit de loin la barque des disciples, battue par les vagues : ces disciples qui viennent d’être au cœur de son dialogue avec le Père, les voici en difficulté… La situation critique de cette barque symbolise bien notre histoire, l’histoire de l’Église, ou de notre communauté, ou encore notre histoire personnelle. La traversée du lac, cet itinéraire que nous parcourons pour parvenir au Ciel, l’autre rive, est l’occasion de bien des agitations, tentations et angoisses. C’est ainsi qu’Origène a interprété la scène de Matthieu :

« Quand nous nous verrons entourés par des difficultés nombreuses et pénibles, fatigués de naviguer au milieu d’elles avec la pauvreté de nos moyens, pensons que notre barque est alors au milieu de la mer, secouée par les vagues qui voudraient nous voir faire naufrage dans la foi (1 Tm 1,19) ou quelque autre vertu. Si par ailleurs nous voyons le souffle du mauvais s’acharner contre nos entreprises, songeons qu’alors le vent nous est contraire. »[2]

Mais cette traversée se fait dans la barque de Pierre : les disciples ne sont pas isolés, ils forment une communauté blottie contre les vagues. Notre histoire, même et surtout notre histoire personnelle, est toujours à comprendre dans le mystère de l’Église, cette barque ballottée par tant de vents contraires, toujours nouveaux, toujours surprenants.

Nous pouvons nous identifier à Pierre, qui pendant ces chapitres de Matthieu va grandir dans la foi jusqu’à la grande déclaration de Césarée : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » (16,16). Dans ce cas le Christ nous invite ce dimanche à mettre toute notre confiance en lui, à laisser l’Esprit infuser dans notre cœur une foi forte et adulte. Car la scène de l’évangile nous montre où se trouve l’essentiel dans cet itinéraire collectif : la foi au Christ.

Les disciples sont d’abord paralysés par l’incrédulité, et nous leur ressemblons vraiment : « C’est un fantôme ! » Nous aussi, chrétiens de peu de foi, sommes souvent incapables de discerner, dans les évènements et les méandres de l’histoire, et de notre vie, la présence du Christ qui vient à nous. Telle épreuve, telle maladie, telle angoisse : et nous perdons pied, notre confiance et notre amour se refroidissent. Après-coup, nous nous rendons parfois compte que le Seigneur s’y est manifesté. Selon Origène, c’est toujours ainsi que le Christ vient à nous :

« Et lorsque nous verrons le Logos [le Christ] nous appa­raître, nous serons saisis de trouble jusqu’au moment où nous comprendrons clairement que c’est le Sauveur qui s’est exilé parmi nous et, croyant encore voir un fantôme, remplis de crainte nous crierons ; mais lui nous parlera aussitôt et nous dira : Ayez confiance, c’est moi ; n’ayez pas peur ! (Mt 14, 26-27) »[3]

Notons que le Christ se révèle en disant « c’est moi », littéralement « je suis », qui constitue une théophanie et renvoie à la révélation du Nom divin à Moïse (Ex 3,14). C’est sa réponse à nos cris, et le dialogue peut s’engager dans la personne de Pierre. Cela renvoie également et à la toute-puissance de Dieu qui possède la plénitude de l’être et la maîtrise parfaite des événements : quelles que soient les épreuves de nos vies, nous n’échappons jamais à la main de Dieu, jamais rien ne peut nous séparer de la protection aimante de Dieu, même si nous ne percevons pas clairement sa présence. C’est même l’inverse, jamais Dieu n’est si proche que dans ces moments-là et il a toujours le dernier mot sur le mal.

En Église, nous devenons ainsi capables d’une vraie profession de foi : « Alors, ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui, et ils lui dirent : ‘Vraiment, Tu es le Fils de Dieu !’ » (Mt 14,33). La barque peut alors arriver à l’autre rive, enfin dans la paix. Nous sommes, ce dimanche, invités à faire cette profession de foi, particulièrement si nous nous trouvons dans l’épreuve.

Mais nous pouvons aussi nous identifier aux disciples, qui ont besoin de Pierre pour vaincre l’épreuve : en fait, la victoire du Christ sur les eaux déchaînées ne s’établit qu’après l’expérience douloureuse de Pierre. Le Christ veut offrir une leçon importante pour l’Église, que relève le pape Benoît XVI :

« Aujourd’hui aussi, le Seigneur commande les eaux et se révèle Maître des éléments. Il demeure sur sa barque, sur le navire de l’Église. Ainsi, dans le ministère de Pierre également, se révèle, d’une part, la faiblesse qui est propre à l’homme, mais également la force de Dieu : c’est précisément dans la faiblesse des hommes que le Seigneur manifeste sa force ; il démontre que c’est lui-même qui construit, à travers les hommes faibles, son Église. »[4]

L’histoire de l’Église, récente ou ancienne, nous offre bien des exemples de ce profond mystère de Pierre. Rappelons-nous le bienheureux Paul VI, qui a affronté les remous de différentes révolutions pendant les années 60-70, et qui a su mener à bien la navigation si difficile du Concile Vatican II… Le pape François, lors de la cérémonie de béatification, lui rendait cet hommage :

« Dans son journal personnel, le grand timonier du Concile, au lendemain de la clôture des Assises conciliaires, a noté : « Peut-être n’est-ce pas tant en raison d’une aptitude quelconque ou afin que je gouverne et que je sauve l’Église de ses difficultés actuelles, que le Seigneur m’a appelé et me garde à ce service, mais pour que je souffre pour l’Église, et qu’il soit clair que c’est Lui, et non un autre, qui la guide et qui la sauve ». Dans cette humilité resplendit la grandeur du bienheureux Paul VI qui, alors que se profilait une société sécularisée et hostile, a su conduire avec une sagesse clairvoyante – et parfois dans la solitude – le gouvernail de la barque de Pierre sans jamais perdre la joie ni la confiance dans le Seigneur. »[5]

Ce même Paul VI, lors d’une audience générale consacrée à Catherine de Sienne, nous rappelait la dernière expérience mystique de cette sainte, qui a tant œuvré pour l’Église. Elle fut confrontée constamment aux paradoxes du mystère de l’Église : son unité, le rôle de Pierre. Elle a joué un rôle décisif dans la décision de Grégoire XI de rentrer d’Avignon à Rome, puis s’est épuisée à promouvoir l’obéissance des princes et des cardinaux au pape Urbain VI. Son attitude peut nous inspirer au milieu des tribulations et perplexités qui ne manqueront jamais : ce qui compte, c’est de prendre sur soi la Croix que le Seigneur nous a réservée. Serait-ce une coïncidence que Paul VI ait voulu rappeler cet épisode en 1969, alors que la tempête se levait de toutes parts ? Il enseignait ainsi :

« Exténuée, et en proie au jeûne et à la maladie, Catherine venait chaque jour à Saint-Pierre ; […] une mosaïque connue, exécutée par Giotto [… y] reproduisait la scène de la barque de Pierre, secouée par la tempête nocturne, et représentait l’apôtre qui ose aller à la rencontre du Christ marchant sur les vagues, symbole de la vie toujours dangereuse et toujours miraculeusement sauvée du divin Maitre mystérieux. Un jour, c’était le 29 janvier 1380 [… et] ce fut la dernière visite de Catherine à Saint-Pierre, elle vit, absorbée en extase dans sa prière, que Jésus, se détachant de la mosaïque, s’approchait d’elle et posait sur ses faibles épaules la barque, la barque lourde et agitée de l’Église ; et Catherine tomba, comme opprimée par un si grand poids, perdant les sens. Le sacrifice de Catherine, historiquement, parut un échec. Mais qui peut dire que son amour brûlant s’éteignit inutilement, si des myriades d’âmes vierges et des foules de prêtres et de laïcs fidèles et actifs en firent le leur. Il brûle encore, avec les paroles de Catherine : « Doux Jésus, Jésus amour » ? »[6]

Pour notre méditation, nous pouvons reprendre cette prière d’un autre bienheureux qui a souffert du mystère de l’Église, John Henry Newman :

« Seigneur Jésus Christ, qui, à la veille de votre passion, avez prié pour vos disciples pour qu’ils soient un jusqu’à la fin des temps, comme vous êtes un avec le Père et comme le Père est un en vous, abattez les murs de séparation qui divisent une part déterminée de chrétiens avec d’autres.

Apprenez à tous les hommes que le siège de S. Pierre, la sainte Église de Rome, est le fondement, le centre, et l’instrument de l’unité. Ouvrez leurs cœurs à cette vérité longtemps oubliée que notre Saint-Père le pape est votre vicaire et votre représentant ; de telle sorte que comme il n’y a qu’une sainte compagnie là-haut dans le ciel, de même il ne puisse y avoir qu’une seule communion confessant et glorifiant votre saint nom ici-bas.[7]


[1] Cardinal Ratzinger, conférence du 10 décembre 2000 sur la nouvelle évangélisation, disponible ici

[2] Origène, Commentaire sur l’évangile selon Matthieu, Livre XI, Chapitre 5, Sources chrétiennes 162, Cerf.

[3] Origène, Commentaire sur l’évangile selon Matthieu, Livre XI, Chapitre 5, Sources chrétiennes 162, Cerf.

[4] Pape Benoît XVI, Homélie du 29 juin 2006.

[7] Bienheureux John Henry Newman, Prière pour l’unité de l’Eglise.


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