Le prophète Élie, l’apôtre saint Pierre : la liturgie nous présente ce dimanche deux hommes au caractère trempé, dont le rôle fut très important dans l’histoire du peuple de Dieu. Au temps du roi Achaz, Israël était infidèle au Dieu vivant ; sur le lac de Tibériade, la barque des disciples menaçait de couler et Pierre de s’enfoncer dans les eaux… Élie et Pierre vivent tous deux une expérience forte qui marque un tournant dans leur relation avec le Seigneur.
Nous devons ouvrir le Premier livre des Rois au chapitre 17 pour retracer l’histoire d’Élie le Tishbite : un prophète haut en couleur, qui accomplit le miracle de multiplier la farine et de ressusciter un mort. Dieu l’envoie au-devant de son peuple, qui est tombé dans l’idolâtrie à cause de la reine Jézabel. Celle-ci a persécuté les prophètes officiels et installé les faux prophètes de Baal. L’homme de Dieu réagit énergiquement : après les avoir vaincus sur le mont Carmel, au nom du vrai Dieu, il les passe tous au fil de l’épée (chap. 18). La vengeance de la reine le poursuit ; il doit fuir, la mort aux trousses mais aussi dans l’âme, puisqu’il traverse un moment de désespoir : « C’en est assez maintenant, Seigneur ! Prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères ! » (1R 19,4).
Après l’avoir nourri par la main de l’ange, le Seigneur l’attire alors au mont Horeb, la montagne de Dieu (le Sinaï) où Moïse avait reçu l’Alliance : il s’installe dans la même grotte que lui (v.9, cf. Ex 33,22). Retour aux origines, nécessité de renouveler l’Alliance pour sauver de nouveau le peuple guetté par la mort spirituelle. Un court dialogue précède le passage que nous lisons ce dimanche et il est répété à l’identique après la narration :
« Voici que la parole du Seigneur lui fut adressée, lui disant : “Que fais-tu ici, Élie ?” Il répondit : “Je suis rempli d’un zèle jaloux pour le Seigneur des armées, parce que les Israélites ont abandonné ton alliance, qu’ils ont abattu tes autels et tué tes prophètes par l’épée. Je suis resté moi seul et ils cherchent à m’enlever la vie.” » (1R 19,9-10 = 13-14).
Dans ce cadre s’inscrivent les différentes manifestations de puissance : l’ouragan, le tremblement de terre, le feu ; Dieu les avait utilisées autrefois, sur la même montagne, pour impressionner le peuple et se présenter à Moïse comme le Transcendant (Ex 19,16). Mais cette fois-ci, « le Seigneur n’était pas dans l’ouragan… » .
Ce déchaînement de la nature renvoie aussi Élie à la tourmente qui l’habite intérieurement : il s’était probablement laissé prendre par l’ivresse d’avoir égorgé les 450 prophètes de Baal, il enrageait de ne pas obtenir la conversion du Peuple et voulait plus imposer le vrai culte que rapprocher les cœurs du Dieu d’Israël. La mort rôdait autour de lui, gagnant son cœur et le jetant dans le désespoir… Il avait pourtant proclamé à grande voix : « C’est toi, Seigneur, qui es Dieu et qui convertis les cœurs » (1R18, 37) : son tour est venu de se convertir lui aussi, de découvrir, comme autrefois Moïse (Ex 34) un autre aspect de Dieu, lui qui est « Dieu de tendresse et pitié lent à la colère, plein d’amour et de vérité »… et qui se rend présent dans « le murmure d’une brise légère » (v.12).
Devant Élie, le Seigneur se montre comme le Dieu du silence et de l’action imperceptible qu’illustre une brise légère : à l’opposé des moyens qu’Élie attendait avec impatience. Son action dans le monde est souvent cachée, voire déroutante, mais bien réelle, et plus puissante que tout. Grâce à la conversion du prophète, que le texte ne fait que supposer, l’histoire sainte pourra suivre son cours. Dieu peut alors répéter sa question à Élie sur le sens de sa vocation « Que fais-tu là Élie ? », et il l’envoie conférer trois onctions : à un roi étranger, au roi d’Israël, au prophète Élisée (v.15-16). Voilà la véritable solution au drame religieux qu’Élie et le peuple sont en train de vivre. Ainsi Dieu ouvre une issue à la double impasse qui semblait insurmontable : impasse spirituelle d’un prophète trop, impasse religieuse du peuple qui ne veut pas se convertir.
Le psalmiste nous rapporte une expérience spirituelle semblable (Ps 85). Il affronte probablement une épreuve difficile, qui le fait apostropher Dieu : « Seras-tu pour toujours irrité contre nous, garderas-tu ta colère d’âge en âge ? » (v.6). Puis, invité comme Élie par le silence divin, il tend l’oreille pour percevoir un message nouveau : « J’écoute : que dira le Seigneur ? C’est la paix pour son peuple et ses fidèles » (v.9). Il ne s’agit plus de vengeance ni de jugement, mais d’une réconciliation profonde : « justice et paix s’embrassent », ces deux attributs divins qu’Élie n’arrivait pas à tenir ensemble, rêvant d’un châtiment exemplaire contre le Peuple, désespérant de la paix… car le Dieu vivant et vrai qui confond les faux prophètes de Baal est aussi un Dieu d’amour : « Amour et vérité se rencontrent ».
Comme pour Élie, l’histoire s’ouvre sur des perspectives nouvelles : « Ses pas [du Seigneur] traceront le chemin » (v.14). Le Dieu d’Israël, qui a conduit son peuple à travers le désert, veut y rencontrer Élie, et tous les orants d’hier et d’aujourd’hui qui, comme le psalmiste, traversent l’épreuve, pour les mener vers la Terre promise, celle d’une nouvelle fécondité : « notre terre donnera son fruit » (v.13).
Ce même Dieu, fait chair en Jésus-Christ, va rencontrer son Peuple représenté par les douze disciples, dans les circonstances tout aussi dramatiques d’une tempête au milieu de la nuit : « Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur ! » (Mt 14,27). Même déchaînement extérieur : l’ouragan, le tremblement de terre et le feu vécus par Élie sont devenus les vagues menaçantes qui fouettent la barque de Pierre ; même épouvante devant l’intervention de Dieu, (« la peur leur fit pousser des cris ») ; même difficulté intérieure pour reconnaître le Seigneur : « si c’est bien toi… » (v.28) ; même expérience de paix profonde : « le vent tomba » (v.32). Saint Pierre vit lui aussi une forte expérience spirituelle, et l’épisode se termine par cette perle que Jésus était venu susciter, la profession de foi de ses disciples : « Vraiment, tu es le Fils de Dieu ! » (v.33).
Cette scène de la tempête apaisée ouvre une nouvelle phase de l’évangile de Matthieu : avant, Jésus manifestait la présence du Royaume par ses miracles et son enseignement, et s’adressait surtout aux foules (chap. 5-13). Après la multiplication des pains, il renvoie la foule, une expression répétée deux fois (Mt 14,23.24). Ce détail est significatif : désormais, il va surtout se consacrer à la formation des disciples, en les emmenant à l’écart « dans la région de Tyr et de Sidon » (15,21), pour se reposer, puis à Césarée de Philippe pour soulever la question essentielle : « Pour vous, qui suis-je ? » (16,15). Il veut donc les faire grandir dans la foi et les préparer à son mystère pascal qui aura lieu à Jérusalem :il leur annonce par trois fois sa Passion, sa mort et sa Résurrection. L’événement culminant de toute cette partie de l’évangile de Matthieu est la Transfiguration (chap. 17). Dans tous ces chapitres, saint Pierre joue un rôle de premier plan : il sera amené à faire la grande « profession de foi » (Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant, 16,16). Il recevra les « clefs du Royaume des Cieux » (v.19), et se verra également adresser un reproche cuisant : « Passe derrière moi, Satan ! » (v.23).
C’est donc Pierre qui prend l’initiative dans cette scène hors du commun d’une tempête sur le lac, de nuit. Les autres disciples sont paralysés par la peur et incapables d’accéder à la foi : « Ils dirent : c’est un fantôme ».
Pierre au contraire répond à l’apostrophe du Maître en se détachant courageusement du groupe. L’Esprit commence à travailler en son intérieur, suscitant ce désir étonnant de « marcher sur les eaux ». En fait, il s’agit plutôt de « venir à Jésus », c’est-à-dire de rejoindre son Seigneur, ce qui n’est possible que par la foi. Il lui faudra tout l’Évangile pour l’apprendre. Mais son cœur commence déjà à se centrer sur l’essentiel, la personne de Jésus, son Maître. Ses premières paroles sont plutôt hésitantes : « si c’est bien toi… » mais il parvient à dépasser sa peur et s’élance sur les flots ; porté d’abord par la foi (Pierre descendit de la barque et marcha sur les eaux), il détourne ensuite les yeux de son Seigneur et se laisse impressionner par les circonstances ; bien vite le doute lui fait boire la tasse. Son cri d’angoisse (Seigneur, sauve-moi !) l’assimile à tous ces pauvres qui auront obtenu, par une prière sincère et spontanée « en extrême nécessité », la bienveillance du Christ. On pense immédiatement à la femme cananéenne : « Seigneur, viens à mon secours » (15,25), elle qui aura bravé vents et marées pour obtenir la guérison de sa fille. Le Catéchisme nous la donne en exemple lorsqu’il explique le rôle de la foi dans la prière, reprenant aussi l’expression « peu de foi » qui s’applique à Pierre :
« De même que Jésus prie le Père et rend grâces avant de recevoir ses dons, il nous apprend cette audace filiale : “tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu” (Mc 11, 24). Telle est la force de la prière, “tout est possible à celui qui croit” (Mc 9, 23), d’une foi “qui n’hésite pas” (Mt 21, 22). Autant Jésus est attristé par le “manque de foi” de ses proches (Mc 6, 6) et le “peu de foi” de ses disciples (Mt 8, 26), autant il est saisi d’admiration devant la “grande foi” du centurion romain (Mt 8, 10) et de la cananéenne (Mt 15, 28). »[1]
La scène de la tempête apaisée nous montre, tout ensemble, l’audace de Pierre, qui demande de marcher sur les eaux, et son « manque de foi », qui le met en péril : le Catéchisme nous invite à cultiver la même audace et à combler notre manque de foi, par la prière. La liturgie nous en fournit un excellent exemple en reprenant comme antienne de la messe, un psaume adapté à toutes les situations d’extrême nécessité :
Viens me délivrer, Seigneur,
Dieu, viens vite à mon secours.
Tu es mon aide et mon libérateur,
Seigneur, ne tarde pas.[2]