Nous connaissons tous la parabole du semeur, qui montre le génie oratoire du Christ : une image simple et vivante, proche de notre vie, qui se grave directement dans la mémoire et le cœur des auditeurs… Mais sa simplicité cache une profondeur spirituelle inouïe : le risque serait de la considérer comme « déjà connue », de l’archiver placidement dans notre bagage spirituel sans lui prêter plus d’attention, en la traitant comme une page de catéchisme pour enfants. On laisserait alors la Parole du Christ tomber dans une oreille distraite ou blasée, elle ne pourrait pas produire de fruit, comme ces grains tombés au bord du chemin…
Commençons par l’émerveillement : à travers les siècles, une Parabole extraordinaire nous est parvenue. L’Église, qui est là pour nous l’expliquer, a recueilli des lèvres de son Fondateur non seulement la Parabole elle-même (vv.1-9), mais aussi son explication « mystique » (vv.18-23).
Le message du Christ nous parvient donc dans toute sa fraîcheur originelle et sa force de conversion. Si cette parabole nous semble désormais trop commune, un peu trop « ordinaire » et destinée aux enfants, c’est que nous avons perdu l’émerveillement de l’âme simple, qui sait reconnaître la présence de son Seigneur. Peut-être ne savons-nous plus y puiser de nouvelles ressources spirituelles… Nous aurions alors perdu l’émerveillement devant l’Incarnation elle-même : Jésus aussi se présentait de prime abord comme un Juif très « ordinaire », au point de scandaliser les Pharisiens. Mais si nous l’accueillons avec un cœur ouvert, c’est à nous que le Christ dit aujourd’hui : « Heureux vos yeux puisqu’ils voient, et vos oreilles puisqu’elles entendent ! » (Mt 13,16).
Charles Péguy peut nous aider à retrouver cet émerveillement devant la simplicité et la profondeur du Christ incarné. Ecoutons les paroles qu’il met dans la bouche de Jeanne d’Arc :
« Heureux ceux qui l’ont vu passer dans son pays ; heureux ceux l’ont vu marcher sur cette terre ; ceux qui l’ont vu marcher sur le lac temporel ; heureux ceux qui l’ont vu ressusciter Lazare. Quand on pense, mon Dieu, quand on pense que cela n’est arrivé qu’une fois. Quand on pense, mon Dieu, quand on pense. Quand je pense que c’était un homme comme tous les autres, un homme ordinaire ; apparemment comme tous les autres, apparemment ordinaire. Il marchait sur la route comme un homme ordinaire ; ses pieds portaient par terre ; et il montait les sentiers du coteau. Jérusalem, Jérusalem, tu as été plus bénie que Rome. En vérité, en vérité tu as été plus favorisée, Jérusalem, tu as été plus fortunée… »[1]
En Jésus, l’extraordinaire se revêt de l’ordinaire pour venir à notre rencontre et commencer un dialogue d’égal à égal : comme avec la Samaritaine, avec les pèlerins d’Emmaüs… Il nous élève petit à petit jusqu’aux profondeurs de sa Personne. Il en est de même ce dimanche : la Parabole du semeur semble anodine mais elle renferme tout le mystère du Christ, qui est le Verbe semé en terre par son Incarnation. Il est rejeté par les hommes qu’Il est venu sauver, mais l’aboutissement de ce refus, la Passion, produira des fruits abondants dans la fécondité de l’Église… En commentant ce passage de Matthieu, le pape Benoît nous offrait cette profonde réflexion :
« Au fond, la vraie « Parabole » de Dieu, c’est Jésus lui-même, sa personne qui, sous le signe de l’humanité, cache et en même temps révèle sa divinité. De cette façon, Dieu ne nous oblige pas à croire en lui, mais il nous attire à lui par la vérité et la bonté de son Fils incarné : l’amour, en effet, respecte toujours la liberté. »[2]
Jésus décrit longuement toutes les résistances possibles à la Parole, ces attitudes des âmes qui le rejettent lui-même. La Parabole du semeur, entrée dans notre cœur, y provoque un examen de conscience : tant de facteurs peuvent s’opposer à l’action du Christ… Ecoutons le pape François adresser ces questions aux jeunes réunis à Rio en 2013 :
« Quel type de terrain sommes-nous, quel type de terrain voulons-nous être ? Peut-être sommes-nous parfois comme la route : nous écoutons le Seigneur, mais rien ne change dans notre vie, parce que nous nous laissons étourdir par beaucoup d’attraits superficiels que nous écoutons […] Ou nous sommes comme le terrain pierreux : nous accueillons avec enthousiasme Jésus, mais nous sommes inconstants, devant les difficultés nous n’avons pas le courage d’aller à contre-courant. Que chacun de nous réponde dans son cœur : Suis-je courageux ou suis-je un lâche ? Ou nous sommes comme le terrain avec les épines : les choses, les passions négatives étouffent en nous les paroles du Seigneur… Dans mon cœur, ai-je l’habitude de jouer deux rôles : faire bonne figure avec Dieu et faire bonne figure avec le Diable ? Vouloir recevoir la semence de Jésus et arroser en même temps les épines et les mauvaises herbes qui se cachent dans mon cœur ? »[3]
Notre méditation doit s’arrêter sur cet examen de conscience : nos connivences avec l’esprit du monde et son Prince ; notre manque de profondeur humaine et la facilité avec laquelle nous tournons le dos au Christ ; et nos passions, si nombreuses, qui étouffent l’œuvre de l’Esprit… Quelle est mon attitude vis-à-vis de la parole de Dieu ?
Est-ce que je l’écoute de l’extérieur comme un beau récit, sans souhaiter réellement qu’elle change ma vie ? Est-ce que je la reçois comme un appel personnel, sachant que c’est à chacun de nous qu’elle s’adresse, et non à « tous globalement », de façon impersonnelle ? Est-ce que je rapporte de chaque messe, de chaque méditation, une parole qui me touche particulièrement ? Lorsque cette parole m’a touché est-ce que je lui permets de pénétrer et de se transformer en actes concrets qui parfois peuvent me coûter ? Est-ce qu’il m’arrive, devant les difficultés de la vie ou les tentations, d’écarter la parole de Dieu qui m’avait pourtant séduit, en me disant que c’est trop difficile, trop exigeant ou bien ai-je le courage de la laisser s’installer profondément dans mon cœur ?
La parabole se termine néanmoins sur une note très positive : la « bonne terre qui donne du fruit à raison de cent, ou soixante, ou trente pour un ». Nous le constatons autour de nous et dans l’histoire de l’Eglise : les saints sont nombreux et la moisson est abondante. Et le cœur de chacun d’entre nous devient lui aussi, s’il se laisse labourer et cultiver par la grâce, un jardin fertile dont le Christ aime les fruits savoureux. Comment faire ? L’Esprit Saint, avec ses multiples dons, intervient et accomplit ce miracle ; par exemple, le pape François décrivait ainsi un aspect de son œuvre :
« La semence, toutefois, se heurte souvent à la sécheresse de notre cœur et, même lorsqu’elle est accueillie, elle risque de rester stérile. Avec le don de la force, en revanche, le Saint-Esprit libère le terrain de notre cœur, il le libère de la torpeur, des incertitudes et de toutes les craintes qui peuvent le freiner, de manière que la Parole du Seigneur soit mise en pratique, de façon authentique et joyeuse. C’est un vrai secours ce don de la force, il nous rend plus forts, il nous libère aussi de nombreuses entraves. »[4]
Nous pouvons enfin reprendre cette prière du cardinal Daniélou, tirée de son journal personnel. Voilà une personne très spirituelle et un apôtre exemplaire, qui ressentait les dangers de son immersion dans le monde, surtout dans la vie mondaine de Paris. Tant de prêtres courent les mêmes risques que lui et peuvent donc s’approprier ce saint désir :
« Oh ! mon Dieu, dégagez-moi du monde dont l’emprise subtile me guette tant : désir de l’approbation des hommes et de leurs vains applaudissements. Aidez-moi à fouler tout cela aux pieds, cela qui a causé la mort de Jésus. Aidez-moi à comprendre la frivolité du monde, à la peser au poids de la mort de Jésus. Là sont les véritables événements : la grâce, le péché, le drame véritable – et la ruse de Satan est de nous en détourner pour nous occuper aux grandeurs apparentes de la chair et du sang. Que je renonce entièrement à ces grandeurs. Que le monde soit crucifié pour moi et que je le sois pour le monde, occupé seulement à croître dans la grâce par la charité, par l’exercice intérieur de la charité qui est l’unique occupation : être dans la grâce, croître dans la grâce. La grâce est l’unique nécessaire, puisqu’elle est la vie de l’âme. Avoir la grâce, donner la grâce, peu importe le reste. Juger de tout selon la grâce et non selon le monde. »[5]
[1] Charles Péguy, Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, pp. 400-401.
[2] Benoît XVI, Angelus du 10 juillet 2011.
[3] Pape François, Veillée de prière avec les jeunes du 27 juillet 2013 (Copacabana).
[4] Pape François, Audience générale, 14 mai 2014.
[5] Jean Daniélou SJ, Carnets spirituels, Cerf 1993, p.248.