Grandeur, fécondité et mystère de la Parole divine : voici le thème des lectures ce dimanche. Cette Parole est comparée par Isaïe à l’eau qui vient féconder la terre (Is 55), et par Jésus à la semence jetée en terre (Mt 13). Entre ces deux métaphores, il y a continuité et progression.
Le prophète Isaïe, en première lecture, contemple la Parole divine qui se déploie dans l’histoire du peuple d’Israël, et nous offre une comparaison très profonde. L’eau de pluie provient des cieux, irrigue la terre, y produit du fruit, et retourne au ciel en s’évaporant. De même, la Parole rapportée par l’Écriture est d’abord proférée par Dieu, comme l’exprime l’expression « oracle du Seigneur » qu’emploient si souvent les prophètes. Elle vient accompagner Israël dans son cheminement, lui apporter réconfort dans les tribulations, l’appeler à la conversion dans ses errements, ou encore l’instruire dans la foi : ce sont les fruits de la Parole. Par exemple, Ezéchiel est envoyé aux exilés de Babylone pour leur rendre l’espoir (Ez 37) ; Jérémie reprend vertement les péchés du peuple (Jr 7) ; Isaïe reçoit une vision de la transcendance divine (Is 6).
Toutes ces marques d’attention divine, cette présence du Seigneur au sein de son Peuple, produisent des fruits abondants, et modèlent petit à petit le cœur des Israélites. C’est ainsi que le Psaume 65 (64), qui développe comme Isaïe l’image de la fécondité de la terre, peut être interprété spirituellement : « Tu visites la terre et tu l’abreuves, et Tu la combles de richesses » (v.10). Cela s’applique au cycle des saisons, voulu par Dieu qui a tout créé par sa Parole (Gn 1) mais la terre particulièrement choyée par ce Dieu, sa vigne préférée, c’est la maison d’Israël (Is 5), qui reçoit en héritage, en écoutant la Parole des prophètes, les richesses de l’élection divine.
Le cycle annuel des saisons peut alors devenir une image du cycle annuel de la liturgie : Israël, en célébrant son Dieu par le culte des sacrifices et de la proclamation de la Parole, se laisse « labourer » profondément par lui. Comme un bon Père, le Seigneur a la joie de voir grandir ses fils dans la foi et la confiance en lui telle une moisson spirituelle très abondante, la seule qui importe vraiment à ses yeux : « tu couronnes toute une année de bienfaits, sur ton passage a ruisselé l’abondance » (v 12) Même les cœurs endurcis se convertissent : « Au désert, les pâturages ruissellent… » (v.13).
C’est ainsi que s’accomplit le « retour de la Parole » que décrivait Isaïe : « Elle ne me reviendra pas sans résultats, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission » (Is 55,11), une mission qui consiste à nourrir le Peuple et le guider vers le Père. Cet aspect est important : la parole de Dieu n’est pas n’importe quelle parole, elle possède une dynamique propre car elle est habitée par l’Esprit et elle est toujours efficace. L’auteur de la lettre aux Hébreux écrira :
« Elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle pénètre au plus profond de l’âme, jusqu’aux jointures et jusqu’aux moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle, dominé par son regard ; nous aurons à lui rendre des comptes. » (He 4, 12-13)
L’Église vit aujourd’hui le même mystère dans sa lecture, proclamation et méditation de l’Ecriture, selon le Catéchisme :
« Dans l’Écriture Sainte, l’Église trouve sans cesse sa nourriture et sa force, car en elle, elle n’accueille pas seulement une parole humaine, mais ce qu’elle est réellement : la Parole de Dieu. Dans les Saints livres, en effet, le Père qui est aux Cieux vient avec tendresse au-devant de ses fils et entre en conversation avec eux. »[1]
La grande parabole du semeur que Jésus nous offre dans l’évangile du jour (Mt 13) reprend toute cette théologie de la Parole et la reformule par la belle métaphore d’un paysan qui jette la semence en terre. Le Christ vient toutefois lui donner son sens plénier.
En Isaïe, Dieu envoyait sa Parole depuis les Cieux par la bouche des prophètes. Dans l’évangile, c’est Dieu lui-même qui vient à notre rencontre. Il est le « semeur sorti pour semer », le Verbe qui est « sorti » du sein du Père, et fait chair pour habiter parmi nous (Jn 1). Il est, dans le psaume de ce jour, celui qui « visite la terre et l’abreuve » (v 10).
Il est aussi la semence, la Parole du Père venue illuminer les hommes, et cela implique l’offrande de sa vie : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12,24). Il y a donc un similitude entre la mission du Christ et le mystère de la parole prophétique, que le Concile avait souligné :
« En effet, les paroles de Dieu, passant par les langues humaines, sont devenues semblables au langage des hommes, de même que jadis le Verbe du Père éternel, ayant pris l’infirmité de notre chair, est devenu semblable aux hommes. »[2]
La parabole de Matthieu 13 que nous lisons aujourd’hui insiste également beaucoup sur la résistance des hommes à la Parole de Dieu. Elle présente trois situations où cette Parole ne porte pas de fruit, à cause de la fermeture de notre cœur, de notre superficialité, ou de l’attachement au monde. Nous reviendrons sur elles dans notre méditation. Ces trois cas de figure négatifs sont équilibrés par les trois « rendements » possibles de la bonne terre qui eux, sont exponentiels : « ils ont donné du fruit à raison de cent, ou soixante, ou trente pour un » (Mt 13,8).
Enfin, entre la parabole (vv.1-9) et son explication aux disciples (vv.18-23), Matthieu insère une longue citation d’Isaïe (Is 6,9-10) qui dénonçait la résistance obstinée du peuple : « Le cœur de ce peuple s’est alourdi… » Il s’agit de la même expérience de résistance qu’ils avaient vécue au désert contre Moïse : voir la narration d’Ex 17, par exemple, ou l’appel contenu dans le psaume 95 : « aujourd’hui n’endurcissez pas votre cœur ». Jérémie s’y était aussi confronté ; une véritable constante de la vie d’Israël, qui ne veut pas se convertir à son Seigneur et qui persécute les prophètes.
Jésus reviendra sur ce point de manière très frappante avec la parabole des vignerons homicides (Mt 21) pour expliquer sa propre mort. Pour la communauté chrétienne, cette dénonciation par Isaïe de la dureté de leur cœur était très importante, puisque tous les évangiles la mentionnent, ainsi que saint Paul et les Actes des Apôtres.
Dans l’évangile de ce dimanche, la citation d’Isaïe (Is 6) est en relation étroite avec la parabole du semeur : elle explique pourquoi Jésus parle en paraboles. On pourrait avoir l’impression que Jésus décide d’ouvrir les yeux de certains et pas des autres ; mais il prend plutôt acte de l’endurcissement de certains : ils ne l’écoutent que pour le critiquer, et il réserve donc son enseignement à ceux qui veulent sincèrement se mettre à son école. Cette citation d’Isaïe donne aussi un fondement théologique au mystère de la Parole rejetée. À travers Isaïe, Jésus se réfère au témoignage douloureux des relations entre Dieu et son Peuple, à la résistance obstinée du cœur humain qui ne veut pas se convertir… Il distingue plusieurs attitudes :
Ceux qui résistent à sa Personne, tels les Pharisiens qui ne l’écoutent que pour l’accuser ; ils ne cherchent même pas à accueillir cette parole, chez eux elle est entièrement dévorée par le démon.
Ceux qui l’accueillent partiellement, tel Pierre à ses débuts, qui manque de profondeur et le reniera « quand vient la détresse, il trébuche aussitôt… » ; ou encore le jeune homme riche qui sera retenu par « le souci du monde et la séduction de la richesse… ».
Ceux qui l’accueillent comme Fils de Dieu, et se mettent à son école : ce sont les « tout-petits » que l’évangile de la semaine dernière a proclamés bienheureux : « ce que tu as caché aux sages et savants, tu l’as révélé aux tout-petits… » (11,25) ; ou encore Marie et Joseph.
Dans quelle catégorie se trouvent les disciples, et où nous situons-nous nous-mêmes ? Le plus souvent dans les trois premières, successivement selon notre avancement dans la vie spirituelle. Le père Cantalamessa relève alors un paradoxe de cette parabole, dans sa prédication devant le pape François :
« En lisant, nous pourrions être tentés de survoler rapidement les trois premières catégories, et attendre d’arriver à la quatrième croyant, malgré toutes nos limites, que celle-ci répond à notre cas. En réalité – et c’est bien là la surprise – la bonne terre sont ceux qui, sans effort, se reconnaissent dans chacune des trois catégories précédentes ! Ceux qui, humblement, reconnaissent toutes les fois qu’ils ont écouté distraitement, toutes les fois qu’ils ont été inconstants dans leurs bonnes intentions après avoir écouté une parole de l’Évangile, toutes les fois qu’ils se sont laissés submerger par un excès d’activités et de préoccupations matérielles. Ceux-ci, sans le savoir, deviennent la vraie bonne terre. Que le Seigneur nous accorde d’en faire nous aussi partie ! »[3]
Les paroles de Jésus sont un avertissement sévère, une invitation à la conversion, pour ne pas tomber dans l’aveuglement spirituel : « ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux… » Mais elles reconnaissent aussi la valeur de notre foi, puisqu’il affirme que les disciples sont la bonne terre qui produira son fruit en son temps : « heureux vos yeux puisqu’ils voient, et vos oreilles puisqu’elles entendent ! » (Mt 13,16).
⇒Lire la méditation
