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Après le « discours missionnaire », que nous avons terminé de lire la semaine dernière, Matthieu nous présente quelques épisodes de la vie publique du Christ (chap. 11-12), qui traitent d’un thème douloureux : le rejet du Messie par « cette génération mauvaise et adultère » (12,39). Le Royaume des Cieux, qu’Il est venu établir sur terre, suscite l’enthousiasme mais provoque aussi des résistances et des inimitiés dangereuses… Ces paradoxes seront développés tout au long des sept paraboles du chapitre 13, que nous commencerons à proclamer la semaine prochaine. Mais alors que ces nuages inquiétants s’accumulent, qui déclencheront la tourmente de la Passion, s’élève, sous le soleil de Galilée, le « cri d’exultation » du Cœur de Jésus, que nous écoutons ce dimanche : « Je te bénis, Père… Venez à moi, vous tous… »

Le contexte de ces chapitres est des plus défavorables. Jean-Baptiste est en prison, assailli par le doute : « Es-tu celui qui doit venir ? » (11,3) Par deux fois, le Christ juge sévèrement « cette génération », c’est-à-dire ses contemporains juifs qui devraient l’accueillir, (11,16 et 12,38). Il apostrophe les villes où Il a commencé son ministère, dont la chère Capharnaüm où Il est venu appeler les premiers disciples : « pour le pays de Sodome, il y aura moins de rigueur, au jour du Jugement, que pour toi ! » (v.24). À cause de ses miracles, Il est soupçonné de sorcellerie, accusé d’être un suppôt de Satan, agissant au nom de Béelzéboul (12,24), et les intentions de ses ennemis se précisent: « les Pharisiens tinrent conseil contre lui, en vue de le perdre » (v.14). On imagine facilement la peine que toute cette opposition devait lui causer. Voici ce que disait à ce propos le pape François, à Assise, le 20 septembre dernier :

«  Le prophète Jérémie a exprimé la satisfaction de Dieu pour notre amour : « Je me souviens de la tendresse de tes jeunes années, ton amour de jeune mariée » (2, 2). Mais il a donné aussi une voix à la souffrance divine, quand l’homme, ingrat, a abandonné l’amour, quand –aujourd’hui aussi, semble dire le Seigneur – « ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive et ils se sont creusés des citernes fissurées qui ne retiennent pas l’eau » (v. 13). C’est le drame du “cœur desséché”, de l’amour non rendu, un drame qui se renouvelle dans l’Évangile, quand, à la soif de Jésus l’homme répond par le vinaigre, qui est du vin tourné. Comme, prophétiquement, se lamentait le psalmiste : « Quand j’avais soif, ils m’ont donné du vinaigre » (Ps 69, 22). “L’Amour n’est pas aimé” : selon certains récits, c’était la réalité qui troublait saint François d’Assise. Lui, par amour du Seigneur souffrant, n’avait pas honte de pleurer et de se lamenter à haute voix (cf. Sources franciscaines, n. 1413). Cette réalité même doit nous tenir à cœur en contemplant le Dieu crucifié, assoiffé d’amour.[1] »

Mais un petit groupe suit le Christ malgré ce contexte difficile : de pauvres gens qui ont été guéris, de saintes femmes, les douze apôtres qui ne savent pas très bien pourquoi ils sont embarqués dans cette étrange histoire, et puis tant de miséreux qui ont senti pour la première fois un regard de compassion se poser sur eux… Ce groupe est tellement dérisoire qu’un leader ordinaire aurait toutes les raisons d’en désespérer, voire de les renvoyer à leur médiocrité pour chercher mieux ailleurs… Mais pas le Christ, humble et pauvre : Il est au contraire touché par leur affection sincère ; Il a lui-même assumé et béni leurs pauvretés dans le discours des Béatitudes… Ils se convertissent, petit à petit, à la mesure de cette pauvreté, et le Christ perçoit avec émotion cette nouvelle aurore d’âmes saintes qui se lève sur l’humanité. Il s’enthousiasme en constatant l’œuvre secrète de l’Esprit qui agit en eux, et nous ouvre son Cœur qui exulte devant le Royaume qui vient comme autrefois David dansait devant l’Arche sainte : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits… » (v.25).

Ces accents de joie et cette prédilection pour les petits plongent leurs racines dans la spiritualité des « pauvres (anawim) » déjà révélée dans l’Ancien Testament. La première lecture nous en donne un exemple : dans la deuxième partie du livre de Zacharie (chap. 9-14), aux accents apocalyptiques impressionnants, nous trouvons l’oracle du « Messie humble » (Zc 9,9-10), qui nous est familier puisque les évangélistes l’évoquent lors de l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem (cf. Mt 21,5).

Le Messie se présente alors assis sur un ânon : à l’inverse des démonstrations de puissance des Romains, qui préfèrent le cheval, ou mieux le char tiré par quatre chevaux, la Palestine ancienne offrait un âne à ses princes. Cette image apparaît d’abord lors de la bénédiction finale de Juda par Jacob qui annonce à la fois le roi humble et son sacrifice :

« Il attache à la vigne son ânon, au cep le petit de son ânesse ; il foule dans le vin son vêtement, dans le sang des raisins son manteau » (Gn 49, 11)

Le roi David utilise quant à lui cette coutume pour établir Salomon comme successeur sur le Trône :

« Prenez avec vous la garde royale, faites monter mon fils Salomon sur ma propre mule et faites-le descendre à Gihôn. Là, le prêtre Sadoq et le prophète Natân lui donneront l’onction comme roi d’Israël, vous sonnerez du cor et vous crierez : Vive le roi Salomon !’ » (1R 1,33-34).

On attendait donc du Messie royal, fils de David, l’établissement d’une paix si stable que les armes et les montures de guerre ne seraient plus nécessaires à Jérusalem : « Il fera disparaître d’Ephraïm les chars de guerre, et de Jérusalem les chevaux de combat… » (Zc 9,10). C’est dans ces conditions que pourrait avoir lieu l’intronisation de l’envoyé définitif de Dieu au sein de son Peuple, qui s’incarne dans la « fille de Sion ». Lorsque Zacharie décrit Jérusalem qui « exulte de toutes ses forces, et pousse des cris de joie », il perçoit l’inauguration de l’ère messianique comme des épousailles entre Dieu et son Peuple : « Chante, réjouis-toi, fille de Sion, car voici que je viens pour demeurer au milieu de toi, oracle du Seigneur » (Zc 2,14).

Jésus est bien cet époux (cf. Mt 9,15), le Prince de la Paix, Dieu même qui vient au milieu de son Peuple… Dans un recoin de Galilée, entouré par un petit groupe de pauvres, Il perçoit que le temps des fiançailles messianiques est arrivé. Son Père avait préparé cette rencontre de longue date : « Il en va du Royaume des Cieux comme d’un roi qui fit un festin de noces pour son fils » (Mt 22,2). C’est pourquoi son Cœur déborde de gratitude envers son Père, et pour exprimer son exultation Il reprend les accents du Psaume 145 (144) : « Je t’exalterai, mon Dieu, mon Roi, je bénirai ton nom toujours et à jamais ! » (v.1).

Surpris par ce cri de joie, nous sommes ensuite éblouis par l’abîme que nous découvrons dans son Cœur : la vie divine elle-même, la relation unique d’amour que le Père et le Fils entretiennent de toute éternité : « Personne ne connaît le Fils, sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils… » (Mt 11,27). L’évangéliste Jean nous expliquera plus en profondeur ce Mystère ; mais ce dimanche, nous voyons avec stupeur cette relation d’Amour s’ouvrir à nous : « … et celui à qui le Fils veut le révéler ». Chez saint Luc, le récit prend même une dimension trinitaire : « Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit-Saint… » (Lc 10)

Le regard du Christ, après s’être plongé dans le brasier d’amour du Père, redescend vers ses disciples en Galilée, puis s’élève bien au-delà de ce petit groupe pour lancer une invitation universelle : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau… » (v.28). Nous explorerons le « repos » qu’Il nous propose dans la méditation. Jésus-Christ est venu nous rejoindre sur cette terre non seulement pour nous sauver, mais aussi pour nous ouvrir le Cœur de Dieu, pour que notre chemin soit illuminé par son exemple. Le Catéchisme l’exprime ainsi :

« Le Verbe s’est fait chair pour être notre modèle de sainteté : « Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi… » (Mt 11, 29). « Je suis la voie, la vérité et la vie ; nul ne vient au Père sans passer par moi » (Jn 14, 6). Et le Père, sur la montagne de la Transfiguration, ordonne : « Écoutez-le » (Mc 9, 7 ; cf. Dt 6, 4-5). Il est en effet le modèle des Béatitudes et la norme de la Loi nouvelle : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). Cet amour implique l’offrande effective de soi-même à sa suite (cf. Mc 8, 34). »[2]

Ce passage de Matthieu, si simple en apparence, est en réalité un sommet caché de l’évangile, qui nous révèle de nombreux aspects du Cœur du Christ. En ce moment précis de sa vie publique, comme aujourd’hui et pour toujours, Il est tout à la fois peiné par la résistance de ses frères, obligé de les avertir avec force, touché par l’affection du petit groupe de pauvres autour de Lui, enthousiasmé par l’œuvre secrète de l’Esprit dans les cœurs, plein de gratitude envers son Père, passionné par sa mission de révélation de l’amour trinitaire, heureux de se donner pour toutes les générations à venir, et désireux de soulager tant de misères…

⇒Lire la méditation


[1] Pape François, Visite à Assise, 20 septembre 2016.

[2] Catéchisme, nº459.

 

 

Rembrandt, les pèlerins d’Emmaüs

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