Se disposer à suivre Jésus
« Conversion intérieure » : cette expression que nous venons de lire dans le Catéchisme est ce que nous voulons vivre pendant ce Carême, avec ses étapes et ses rites liturgiques bien structurés. Ce mercredi, avec l’imposition des Cendres, en est un moment important. Écoutons chez un grand saint, Claude La Colombière, ami intime du Sacré Cœur, la description intérieure de l’âme vraiment chrétienne au début du Carême :
« Mon Dieu, pardonnez-moi mes fautes passées. Je n’ai peut-être pas bien su ce que c’était, et à quoi m’obligeait l’honneur que j’ai d’être enfant de votre très sainte Église. Mais je suis dans la résolution de commencer cette année à faire mon devoir. Fussé-je tout seul, vous aurez un serviteur fidèle. Je ne rougirai point de faire ce que je dois, et ce ne sera pas par mon exemple que s’introduira le relâchement et que votre nom sera blasphémé. Je n’ai été que trop pécheur, je n’ai que trop vécu à leur mode. Je veux commencer une vie pénitente ce Carême. Peut-être que ma vie finira avec cette pénitence de quarante jours et que c’est tout ce qui me reste. Tout ce Carême sera, pour moi, partagé entre la méditation et l’imitation de vos souffrances, entre la considération et l’expiation de mes fautes. J’espère que, quand vous verrez mon cœur et mon corps ainsi affligés et humiliés, vous me pardonnerez ; quand vous me verrez ainsi conforme à votre Église, vous exaucerez les prières qu’elle fait pour moi et pour tous ceux de ses enfants qui lui rendent obéissance [1] . »
Le Catéchisme, en décrivant plus en détail la « pénitence intérieure », nous offre l’itinéraire que nous vous proposons de suivre dans cette méditation, depuis le refus du mal jusqu’à l’espérance en Dieu :
« La pénitence intérieure est une réorientation radicale de toute la vie, un retour, une conversion vers Dieu de tout notre cœur, une cessation du péché, une aversion du mal, avec une répugnance envers les mauvaises actions que nous avons commises. En même temps, elle comporte le désir et la résolution de changer de vie avec l’espérance de la miséricorde divine et la confiance en l’aide de sa grâce. Cette conversion du cœur est accompagnée d’une douleur et d’une tristesse salutaires que les Pères ont appelées animi cruciatus (affliction de l’esprit), compunctio cordis (repentir du cœur) [2] . »
Se détourner du mal pour se tourner vers Dieu
Le monde ou Dieu ? Le monde et ses illusions, sa logique qui nous porte, ses maigres espoirs qui nous passionnent, ou bien… Dieu, pour lequel il faut tout quitter, tout abandonner, pour tout recevoir ? L’alternative spirituelle nous est clairement posée en ce début de Carême. Le poète François de Malherbe, paraphrasant un psaume, l’exprimait admirablement :
« N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde ;
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empêche de calmer ;
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre :
C’est Dieu qui nous fait vivre,
C’est Dieu qu’il faut aimer [3] . »
Nous avons peut-être bien ri, avec les foules, en écoutant le Christ décrire le ridicule des hypocrites ; mais, en relisant cette page d’évangile (Mt 6), nous sentons bien que Jésus rejoint subtilement et délicatement l’hypocrite en nous, qu’il nous propose un miroir pour que nous renoncions à toutes ces vanités qui nous animent au long de notre vie. Il faut donc d’abord débusquer l’hypocrite en nous-mêmes, le reconnaître et le dénoncer, pour suivre les pas de Jésus. Saint Claude La Colombière, avec cette pénétration psychologique qui le caractérise, nous explique en quoi consiste l’hypocrisie :
« Un hypocrite n’est autre chose qu’un homme intéressé, qu’un homme qui ne paraît vertueux que parce qu’il trouve son avantage à le paraître, et qui n’imagine point voie, ni plus courte, ni plus sûre pour parvenir : c’est un homme qui ne prend que le masque de la piété et qui, au lieu d’envisager la récompense qu’il peut espérer au Ciel, ne regarde que la gloire temporelle qui accompagne la vie régulière. Son motif, qui fait honneur à la vertu en même temps qu’il en abuse, c’est que pour réussir, pour s’avancer, il faut être vertueux, ou du moins feindre de l’être. Cependant, Messieurs, comme il n’en coûte guère plus de l’être que de le feindre ; outre le péril d’être découvert, outre la contrainte qu’entraîne le soin de se contrefaire éternellement, de jouer sans cesse un rôle étranger, ne faut-il pas être bien malheureux pour préférer un masque, un fard incommode, quand, au même prix, on peut avoir les charmes purs de la beauté naturelle [4] ? »
Quels sont ces « intérêts humains » qui font de nous un hypocrite choisissant sa « voie pour parvenir » en ce monde ? Le regard des membres de ma communauté, de ma famille et de mes amis, leur considération, ma carrière, mes œuvres bien affichées ? Me suis-je rendu compte que souvent, pour être vertueux, il faut accepter de perdre de nombreux gains temporels et ne chercher que Dieu seul ? N’ai-je pas l’impression parfois de porter un masque, de n’être pas complètement sincère dans ma piété, ma vie chrétienne, qui ne devrait être habitée que par la folie de l’amour ? À l’opposé du portrait précédent, saint Léon le Grand, lui aussi grand directeur d’âmes, nous décrit le chrétien vraiment amoureux de son Seigneur :
« Si l’on aime Dieu, on se contente de plaire à celui qu’on aime, car on ne doit pas attendre une récompense meilleure que l’amour lui-même. En effet, la charité qui vient de Dieu est telle que Dieu lui-même est charité ; l’âme religieuse et chaste se réjouit tellement d’être comblée par lui qu’elle désire trouver son bonheur en rien d’autre que lui. Car elle est très vraie, la parole du Seigneur : “Là où sera ton trésor, là aussi sera ton cœur.” Qu’est-ce que le trésor de l’homme, sinon un certain rassemblement de ses récoltes et le total de ses travaux ? Car chacun récolte ce qu’il a semé, et le bénéfice de chacun correspond à son ouvrage ; là où l’on met son plaisir dans la jouissance, c’est là que le cœur attache son intérêt. Mais comme il y a beaucoup de genres de richesses, et des sources de joie très différentes, chacun a un trésor correspondant au penchant de son désir. Si ce désir se porte sur les biens terrestres, il ne rend pas heureux, mais misérables, ceux qui en jouissent [5] . »
Ajoutons un dernier point : si elle est réelle, la conversion doit provoquer en nous une sorte de bouleversement : c’est la contrition qui n’est pas un simple regret, mais une désolation profonde qui passe souvent par les larmes. Regrettons-nous nos péchés jusqu’à en pleurer ? « Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements », nous dit le prophète Joël…
Prière, aumône et jeûne
L’évangile du jour nous propose donc trois domaines concrets de bonnes œuvres : l’aumône, la prière et le jeûne. Chacun des trois permet à mon cœur de choisir Dieu : en le détachant des biens matériels par amour pour le prochain, en le poussant à rechercher le tête-à-tête avec Dieu, en l’éduquant à renoncer à ses instincts naturels. Saint Pierre Chrysologue exprime admirablement ce bien commun de la tradition spirituelle :
« Il y a trois actes, mes frères, trois actes en lesquels la foi se tient, la piété consiste, la vertu se maintient : la prière, le jeûne, la miséricorde. La prière frappe à la porte, le jeûne obtient, la miséricorde reçoit. Prière, miséricorde, jeûne : les trois ne font qu’un et se donnent mutuellement la vie. En effet, le jeûne est l’âme de la prière, la miséricorde est la vie du jeûne. Que personne ne les divise : les trois ne peuvent se séparer. Celui qui en pratique seulement un ou deux, celui-là n’a rien. Donc, celui qui prie doit jeûner ; celui qui jeûne doit avoir pitié ; qu’il écoute l’homme qui demande, et qui en demandant souhaite être écouté ; il se fait entendre de Dieu, celui qui ne refuse pas d’entendre lorsqu’on le supplie [6] . »
De ces trois pieds de mon tabouret spirituel, quel est celui qui manque de solidité et rend mon assise peu sûre ?
Prière
Commençons par la prière intime que nous adressons à notre Père des Cieux, cette rencontre dans le silence et l’endroit le plus retiré de notre maison et de notre cœur… Le bienheureux Charles de Foucauld en a bien saisi la valeur :
« Notre Seigneur nous donne ici le précepte de la prière solitaire : nous enfermer dans notre chambre et y prier, dans la solitude, notre Père qui nous voit dans le secret. Donc, à côté de la prière bien-aimée devant le Saint-Sacrement, à côté de la prière en commun où Notre-Seigneur est au milieu de ceux qui se réunissent pour Le prier, aimons et pratiquons chaque jour la prière solitaire et secrète, cette prière où nul ne nous voit, que notre Père céleste, où nous sommes absolument seuls avec Lui, où nul ne sait que nous Le prions ; tête à tête, secret délicieux, où nous répandons notre cœur en liberté, loin de tous les yeux, aux genoux de notre Père [7] … »
Il ne s’agit pas d’exclure la prière communautaire, en particulier liturgique, ni les autres manifestations de piété comme le pèlerinage, le chapelet, etc. mais il est important de prier aussi seul, et avec ses propres mots, faute de quoi on peut ne rester qu’à la surface des choses. Dieu a quelque chose de particulier à dire à chacun d’entre nous. Par ailleurs, les formules répétées et les rites nous aident à approfondir, mais ils peuvent aussi nous conduire à rabâcher, ce que Jésus a également dénoncé : « Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens. » (Mt 6, 5)
Évitons donc pendant ce Carême de répéter des formules, de nous appu yer sur des prières toutes faites. Nous avons un cœur vivant, et Dieu aussi. Parlons-lui cœur à cœur. Seul et avec nos propres mots, nous sommes en vérité, sans filtre face à Dieu. Qu’avons-nous à lui dire sincèrement ? Qu’entendons-nous ? Retournons à la structure du Notre Père. Toute prière doit comporter une dimension de louange pour ce que nous sommes, pour ce que Dieu est, une dimension d’accueil joyeux du Royaume de Dieu, puis une demande d’aide et une demande de pardon. Les deux premiers éléments ont étrangement disparu de la prière des croyants au cours des derniers siècles, et ont été redécouverts au xxe siècle. Entrons dans la louange joyeuse, comme des enfants.
La prière doit nous permettre d’entendre une voix intérieure, de sentir sa proximité, de nous placer tout contre lui. Un verset du psaume du jour nous montre le profit qu’en retire l’âme : « Tu veux au fond de moi la vérité, dans le secret tu m’apprends la sagesse. » (Ps 51, 8) Si Dieu s’est fait homme, c’est précisément pour avoir un cœur humain auquel nous puissions nous confier comme à un ami, en toute confiance ; un cœur qui connaît nos défauts et misères, mais qui sait s’approcher de nous et rejoindre nos blessures pour les soigner. Si nous sommes parfois envahis d’un sentiment d’abandon ou de lassitude, n’est-ce pas que notre rencontre avec l’Ami n’est pas aussi fréquente et profonde qu’il le mériterait ? Demandons-lui franchement et simplement ce qui nous manque, ce dont nous avons besoin aujourd’hui, même si cela nous semble impossible. Dieu est tout-puissant.
Intercédons, enfin. Le pape François parle ainsi de la prière de Carême :
« La prière est la force du chrétien et de toute personne croyante. Dans la faiblesse et dans la fragilité de notre vie, nous pouvons nous adresser à Dieu avec une confiance de fils et entrer en communion avec Lui. Face à tant de blessures qui nous font mal et qui pourraient endurcir notre cœur, nous sommes appelés à plonger dans la mer de la prière, qui est la mer de l’amour infini de Dieu, pour goûter sa tendresse. Le Carême est un temps de prière, de prière plus intense, plus prolongée, plus assidue, plus capable de se charger des nécessités de nos frères ; une prière d’intercession, pour intercéder devant Dieu pour les nombreuses situations de pauvreté et de souffrance [8] . »
Effectivement, une proximité renforcée avec Dieu nous conduit à partager son souci pour les hommes et femmes qu’il aime. La prière d’intercession est bien illustrée, dans l’évangile de Jean, par l’épisode du fonctionnaire royal :
« Il y avait un fonctionnaire royal, dont le fils était malade à Capharnaüm. Apprenant que Jésus était arrivé de Judée en Galilée, il s’en vint le trouver et il le priait de descendre guérir son fils, car il allait mourir. » (Jn 4, 46-47)
Le chemin que ce père de famille parcourt concrètement pour monter de Capharnaüm à Cana de Galilée représente à merveille la démarche du croyant qui laisse derrière lui ses multiples occupations pour aller rejoindre le Christ, et obtenir de lui la guérison. Il insiste avec audace : « Seigneur, descends avant que mon petit enfant ne meure ! » (v. 49), et cette confiance convainc le Christ. De même, les chrétiens, au premier rang desquels les prêtres et consacrés, ont cette mission particulière d’intercéder pour tous les hommes, pour toute cette humanité qui meurt par manque du Christ. Tous les besoins des hommes, matériels comme spirituels, sont à présenter au Christ qui veut nous combler. Le Carême est une bonne occasion pour s’en souvenir et le mettre en pratique. Écoutons les dispositions d’esprit du grand théologien Jean Daniélou pour le Triduum pascal :
« Triduum. Mettre à nouveau au premier plan les biens spirituels, les vraies richesses, la messe, l’oraison. Ne m’occuper que de Jésus durant ces trois jours. Ne plus m’inquiéter tant de mille choses inutiles. Puis rentrer dans l’ordre, la perfection. Enfin prier, prier longtemps, prier toujours, prier dans toutes mes actions, offrir la totalité de ma vie pour les autres ; prier avec la certitude d’être exaucé. Demander les choses impossibles, la vocation de Jean-Marc, la conversion entière de Claude. Et alors toute mon activité sera prolongement de la prière. Ce ne sera pas cette inutile agitation qui brouille tout et fait écran entre les âmes et Jésus ; mais au contraire je livrerai l’odeur de Jésus, mon action sera le canal de la grâce. Action toute cachée en Dieu, tout invisible, tout oubliée, toute mystérieuse, perdue au cœur du monde, cœur secret du monde, accordé au cœur de Dieu. Retrouver la fraîcheur totale de la messe quotidienne, don chaque fois inespéré, et le grand océan paisible de l’oraison. Veiller jalousement sur ces grands trésors [9] . »
Aumône
L’aumône est le deuxième grand moyen qui nous est donné pour nous convertir. Que signifie-t-il ? Il ne s’agit pas de concentrer sur cette période de l’année ce que nous estimons pouvoir donner aux pauvres. Il s’agit de nous souvenir que nous sommes tous frères, également aimés par Dieu, et de vérifier cette conviction par nos actions : notre cœur est-il vraiment libre des biens matériels ?
L’aumône n’est pas une manière de disposer d’un superflu. Elle doit constituer un véritable effort. Si nous ne sommes pas en difficulté financière, donnons généreusement quelque chose qui nous coûte et nous fasse réellement renoncer à une activité, une détente, un voyage, une acquisition utile, mais non essentielle. Si nous avons de l’épargne, une épargne qui croît a fortiori, puisons dedans pour donner à ceux qui n’ont pas le nécessaire. L’aumône va toujours de pair avec l’audace. Soyons un peu déraisonnables aux yeux du monde. Si nous sommes en difficulté nous-mêmes, partageons autre chose : notre temps et notre présence. Nous avons toujours mieux à faire qu’aller visiter des personnes seules, malades, ou d’appeler des amis éprouvés ou des jeunes un peu perdus. Si nous sommes fatigués et débordés, prenons tout de même du temps pour autrui. Si nous sommes tristes, consolons ; si nous sommes seuls, visitons d’autres personnes. Si nous sommes malades, prions pour d’autres malades ou appelons-les. C’est précisément ce qui nous est demandé pendant le Carême.
Reprenons la célèbre prière de Mère Teresa de Calcutta :
« Seigneur, quand je suis affamé, donne-moi quelqu’un qui ait besoin de nourriture. Quand j’ai soif, envoie-moi quelqu’un qui ait besoin d’eau. Quand j’ai froid, envoie-moi quelqu’un à réchauffer. Quand je suis blessé, donne-moi quelqu’un à consoler. Quand ma croix devient lourde, donne-moi la croix d’un autre à partager. Quand je suis pauvre, conduis-moi à quelqu’un dans le besoin. Quand je n’ai pas de temps, donne-moi quelqu’un que je puisse aider un instant. Quand je suis humilié, donne-moi quelqu’un dont j’aurai à faire l’éloge. Quand je suis découragé, envoie-moi quelqu’un à encourager. Quand j’ai besoin de la compréhension des autres, donne-moi quelqu’un qui ait besoin de la mienne. Quand j’ai besoin qu’on prenne soin de moi, envoie-moi quelqu’un dont j’aurai à prendre soin. Quand je ne pense qu’à moi, tourne mes pensées vers autrui. Amen. »
Jeûne
Le jeûne constitue le troisième pilier du Carême. De quoi s’agit-il ? On entend souvent dire qu’il vaut mieux jeûner de mauvaises paroles, de lectures frivoles, que de nourriture. Ce n’est pas ce dont il s’agit. Les mauvaises paroles et les lectures frivoles ne sont pas des options, que ce soit en Carême ou en dehors. Il faut y renoncer de toute manière.
Jeûner signifie s’abstenir de quelque chose de légitime et nullement peccamineux, mais qui conforte le corps. On peut jeûner de cigarettes et de vin, certes, mais si le jeûne s’applique depuis toujours à la nourriture, depuis les ascètes de l’Ancien Testament, ce n’est pas pour rien. C’est parce qu’il permet de vérifier que l’esprit est bien aux commandes et non la chair. En faisant un effort physique sur nous-mêmes, nous libérerons des forces spirituelles pour notre croissance spirituelle et pour le bien de ceux que nous portons dans la prière. Ceux qui prient pour les malades, par exemple, ont pu en faire l’expérience très concrète. Saint Pierre Chrysologue nous enseigne à bien jeûner, c’est-à-dire en y unissant la miséricorde :
« Donne à Dieu ta vie, offre l’oblation du jeûne pour qu’il y ait là une offrande pure, un sacrifice saint, une victime sainte qui insiste en ta faveur et qui soit donnée à Dieu. Celui qui ne lui donnera pas cela n’aura pas d’excuse. Parce qu’on a toujours soi-même à offrir. Mais pour que ces dons soient agréés, il faut que vienne vite la miséricorde. Le jeûne ne porte pas de fruit s’il n’est pas arrosé par la miséricorde ; le jeûne se dessèche par la sécheresse de la miséricorde ; ce que la pluie est pour la terre, la miséricorde l’est pour le jeûne. Celui qui jeûne peut bien cultiver son cœur, purifier sa chair, arracher les vices, semer les vertus : s’il n’y verse pas les flots de la miséricorde, il ne recueille pas de fruit [10] . »
Si nous ne pouvons pas jeûner pour des raisons de santé ou d’âge, choisissons autre chose qui touche aux sens : lectures, films, moments de détente légitimes, activités sportives, dîners festifs… et offrons-les au Seigneur pour sa gloire et pour nos frères. Le pape Benoît XVI nous en expliquait la valeur :
« La pratique fidèle du jeûne contribue en outre à l’unification de la personne humaine, corps et âme, en l’aidant à éviter le péché et à croître dans l’intimité du Seigneur. Saint Augustin, qui connaissait bien ses inclinations négatives et les définissait comme “des nœuds tortueux et emmêlés” (Confessions), écrivait dans son traité sur l’utilité du jeûne : “Je m’afflige certes un supplice, mais pour qu’Il me pardonne ; je me châtie de moi-même pour qu’Il m’aide, pour plaire à ses yeux, pour arriver à la délectation de sa douceur.” (Sermon 400) Se priver de nourriture matérielle qui alimente le corps facilite la disposition intérieure à l’écoute du Christ et à se nourrir de sa parole de salut. Avec le jeûne et la prière, nous lui permettons de venir rassasier une faim plus profonde que nous expérimentons au plus intime de nous : la faim et la soif de Dieu [11] . »
En conclusion, reprenons cette prière de Lansperge le Chartreux, un moine allemand qui fut précurseur de la dévotion au Sacré-Cœur et l’auteur de beaux ouvrages de spiritualité. Elle nous montre une belle attitude de l’âme, à imiter en ce début de Carême :
« Ô Cœur si noble, si bon, si doux, de mon fidèle ami, Jésus-Christ mon Dieu et mon Seigneur, attirez, absorbez en vous, je vous en prie, mon cœur, toutes mes pensées et mes affections, toutes les puissances de mon âme et tous mes sens, tout ce qui est en moi, tout ce que je suis et tout ce que je puis : que je ne vive que pour votre gloire et suivant votre très sainte volonté.
« Ô très miséricordieux Jésus, en votre Cœur, je me remets et je m’abandonne tout entier. Je vous en prie, Dieu de bonté, ôtez-moi mon cœur corrompu, sans piété, sans gratitude, et donnez-moi votre divin Cœur ; ou bien faites mon cœur selon votre Cœur, façonnez-le à votre gré.
« Ah ! Seigneur mon Dieu, mon Sauveur et mon Rédempteur, ôtez-moi mes péchés et tout ce qui vous déplaît en moi ; tout ce qui vous plaît, versez-le en moi de votre Cœur très saint. Changez-moi et possédez-moi tout entier. Que je ne vive que pour vous plaire, ô Dieu très saint, et pour vous aimer. Faites que mon cœur s’unisse à votre Cœur, ma volonté à votre volonté : que je ne veuille jamais rien, que je ne puisse jamais vouloir que ce que vous voulez, que ce qui vous plaît. Que je vous aime, ô doux Jésus, mon Dieu, de tout mon cœur, en tout et par-dessus tout. Amen [12] . »
[1] . Saint Claude La Colombière, Écrits spirituels, DDB, 1982, p. 190.
[2] . CEC, nº 1431.
[3] . F. de Malherbe, Paraphrase du Psaume cxlv.
[4] . Saint Claude La Colombière, Œuvres complètes, tome II, Édition Seguin, 1832, p. 132.
[5] . Saint Léon le Grand, Homélie pour le jeûne du 7e mois.
[6] . Saint Pierre Chrysologue († 451), Homélie sur la prière, le jeûne et l’aumône.
[7] . C. de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus, 2017, p. 18.
[8] . Pape François, Homélie, 5 mars 2014.
[9] . J. Daniélou, Carnets spirituels, coll. « Intimité du christianisme », Cerf, 1993, p. 83.
[10] . Saint Pierre Chrysologue, Homélie sur la prière, le jeûne et l’aumône.
[11] . Pape Benoît XVI, Message pour le Carême 2009.
[12] . Prière de Jean Gerecht, dit Lansperge († 1539).