Première lecture : Appel à la conversion (Jl 2, 12-18)
Au tout début de notre Carême, une voix prophétique résonne avec éclat, pour nous arracher à notre confort et nous mettre en marche vers la conversion. C’est celle du prophète Joël auquel la liturgie emprunte un discours très rude, qui sert comme de portique d’entrée à toute la démarche spirituelle de pénitence. C’est le seul passage de ce prophète que le cycle liturgique de trois ans retienne ; aussi quelques éléments d’explication s’imposent-ils pour saisir son message.
Ce petit livre de quatre chapitres s’ouvre sur un événement catastrophique et bien connu au Proche Orient : une invasion de sauterelles (Jl 1, 4) qui ravage le pays. Ce fut l’une des dix plaies d’Égypte et c’est un véritable cauchemar pour une société agricole qui dépend entièrement des produits de la terre : après les sauterelles, viendra certainement la famine… La désolation est à son comble :
« La campagne est ravagée, la terre est en deuil. Car les blés sont ravagés, le vin fait défaut, l’huile fraîche tarit. Soyez consternés, laboureurs, lamentez-vous, vignerons, sur le froment et sur l’orge, car elle est perdue la moisson des champs. » (Jl 1, 10-11)
Cette catastrophe naturelle est utilisée comme signe de deux autres réalités angoissantes. Les invasions étrangères d’abord, et l’on pense naturellement aux Babyloniens qui détruisent Jérusalem en 587 :
« Un peuple est monté contre mon pays, puissant et innombrable ; ses dents sont dents de lion, il a des crocs de lionne. Il a fait de ma vigne un désert, réduit en miettes mon figuier ; il les a tout pelés, abattus, leurs rameaux sont devenus blancs ! » (Jl 1, 6-7.)
Mais cette calamité renvoie à un événement encore plus redoutable : le « jour du Seigneur », un thème qui apparaît dans les quatre chapitres du livre :
« Sonnez du cor à Sion, donnez l’alarme sur ma montagne sainte ! Que tous les habitants du pays tremblent, car il vient, le jour du Seigneur, car il est proche ! Jour d’obscurité et de sombres nuages, jour de nuées et de ténèbres ! Comme l’aurore, se déploie sur les montagnes un peuple nombreux et fort, tel que jamais il n’y en eut, tel qu’il n’en sera plus après lui, de génération en génération. » (Jl 2, 1-2)
En ce jour de jugement, les hommes vivront un dépouillement extrême devant la puissance de Dieu. Il faut attendre les prophètes plus tardifs et l’avènement du Christ pour saisir toute la réalité de cet événement final.
Dans ce contexte dramatique, le prophète invite tous les habitants de Juda à un rite de conversion nationale. Le texte que nous lisons aujourd’hui suit le schéma de déroulement d’une liturgie dans le Temple : « Sonnez du cor dans Sion : prescrivez un jeûne sacré, annoncez une fête solennelle, réunissez le peuple, tenez une assemblée sainte. » (Jl 2, 15-16) Les catastrophes passées et présentes sont comprises comme un châtiment divin contre l’infidélité du peuple, il faut donc se repentir pour obtenir la clémence divine.
Un verbe-clé en exprime le fondement théologique, « שׁוב, shûv », littéralement « se retourner, revenir », que les prophètes utilisent pour exprimer le mouvement de retour spirituel, la conversion. Le prophète invite le peuple : « Revenez à moi de tout votre cœur… revenez au Seigneur votre Dieu » (v. 12.13) ; cette conversion pourrait avoir l’effet de provoquer le retournement de Dieu lui-même, qui reviendrait de sa colère : « Qui sait ? Il pourrait revenir, il pourrait renoncer au châtiment… » (v. 14) L’Alliance entre le peuple et son Seigneur lui permet d’espérer un tel changement d’attitude, comme un enfant supplie son père de lui pardonner.
En effet, Israël connaît le cœur de son Dieu : « Il est tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour, renonçant au châtiment. » (v. 13) Le peuple sait qu’il doit convertir son propre cœur. C’est pourquoi le texte, dans la ligne des prophètes qui exigent toujours la sincérité intérieure pour que les rites extérieurs soient efficaces, commence par dire : « Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements, et revenez au Seigneur votre Dieu. » (v. 13) Les rites suivent et sont l’expression de ce changement profond : « Vous pourrez présenter offrandes et libations au Seigneur votre Dieu. Sonnez du cor dans Sion : prescrivez un jeûne sacré, annoncez une fête solennelle. » (v. 14-15) Le risque que les rites restent de pures manifestations extérieures sera dénoncé par Jésus dans l’évangile du jour. C’est bien notre cœur qu’il faut examiner afin de restaurer l’amitié qui nous lie à Dieu, comme le dit avec insistance le pape François :
« Avec ses invitations à la conversion, le Carême vient de manière providentielle nous réveiller, nous secouer de notre torpeur, du risque d’aller de l’avant par inertie. L’exhortation que le Seigneur nous adresse à travers le prophète Joël est puissante et claire : “Revenez à moi de tout votre cœur.” (Jl 2, 12) Pourquoi devons-nous revenir à Dieu ? Parce que quelque chose ne va pas bien en nous, ne va pas bien dans la société, dans l’Église et que nous avons besoin de changer, de prendre un tournant. Et cela s’appelle avoir besoin de nous convertir [1] ! »
Le prophète Joël montre également que la démarche pénitentielle comporte deux aspects, collectif et individuel : l’appel est personnel (« Que le jeune époux sorte de sa maison »), car la conversion doit jaillir du cœur du croyant ; mais celui-ci est appelé à se joindre à l’assemblée, qui renforce en lui la démarche de conversion : « Réunissez le peuple, tenez une assemblée sainte. » Cette assemblée doit être complète en incluant toutes les catégories de personnes : « Rassemblez les anciens, réunissez petits enfants et nourrissons ! » (v. 16.) C’est bien le premier sens du mot « Église, ecclesia » (du grec καλέω, caléô, « appeler ») : l’assemblée de ceux qui sont appelés à la conversion par la voix prophétique, pour devenir ensuite un seul corps dans le Christ.
Le lieu de la cérémonie n’est pas indifférent : Joël précise « entre le portail et l’autel », c’est-à-dire le portique d’entrée du Saint. Cet endroit est réservé aux prêtres, on y tient les cérémonies importantes, qui sont visibles des fidèles à travers la porte de Nicanor. Ézéchiel nous révèle que ce fut le lieu d’un culte syncrétiste au soleil, une abomination qui explique le châtiment qui s’est abattu sur Israël, et dont voici la description :
« Et voici qu’à l’entrée du sanctuaire du Seigneur, entre le vestibule et l’autel, il y avait environ vingt-cinq hommes, tournant le dos au sanctuaire du Seigneur, regardant vers l’orient. Ils se prosternaient vers l’orient, devant le soleil. Et il me dit : “As-tu vu, fils d’homme ? N’est-ce pas assez pour la maison de Juda de pratiquer les abominations auxquelles ils se livrent ici ? Or ils emplissent le pays de violence, ils provoquent encore ma colère : les voici qui approchent le rameau de leur nez… Moi aussi, j’agirai avec fureur ; je n’aurai pas un regard de pitié et je n’épargnerai pas. Ils auront beau crier d’une voix forte à mes oreilles, je ne les écouterai pas !” » (Ez 8, 16-18.)
La proclamation de Joël est comme la réponse à cette indignation divine et la conversion s’exprime notamment par les pleurs : « Revenez à moi dans le jeûne, les larmes et le deuil ! » (v. 12) ; « Les prêtres iront pleurer… » (v. 17), pour essayer de faire pleurer le Seigneur lui-même : « Le Seigneur s’est ému en faveur de son pays. » (v. 18)
Psaume : Contrition de David (Ps 51)
Depuis des siècles, tant dans la tradition juive que chrétienne, le Psaume 51(50) est prié par les croyants pour exprimer leur contrition sincère et leur désir de conversion. Il est surnommé le Miserere selon son premier mot en latin (« Pitié pour moi… », v. 3). Les deux premiers versets, omis par la liturgie, nous indiquent le « contexte » de cette prière, le cœur de David torturé par le remords après son triple péché dans l’affaire de Bethsabée (adultère, meurtre et abus de pouvoir, cf. 2 S 11) : « Psaume. De David. Quand Natân le prophète vint à lui parce qu’il était allé vers Bethsabée. » (Ps 51, 1-2)
La liturgie de ce dimanche ne retient que huit versets, choisis dans les deux parties du psaume : la confession du péché (v. 3-11), puis l’espérance dans la miséricorde de Dieu (v. 12-19). Dans l’une de ses audiences, Jean-Paul II a bien expliqué les différents termes utilisés pour désigner la faute :
« Le premier mot [חטאת, hattat] signifie littéralement “une cible manquée” : le péché est une aberration qui nous conduit loin de Dieu, but fondamental de nos relations et, par conséquent, loin aussi du prochain [2] . »
À ce concept correspond l’appel de Joël : se rassembler dans le Temple pour une cérémonie pénitentielle qui nous permette de nous remettre en route vers le Seigneur de tout notre cœur, avec une dimension collective qui répare les divisions entre nous.
« Le second terme hébreu [עוֹן, ‘awon] renvoie à ces images : “tordre”, “incurver”. Le péché est donc une déviation tortueuse de la voie droite ; c’est l’inversion, la distorsion, la déformation du bien et du mal, dans le sens indiqué par Isaïe : “Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres” (Is 5, 20) [3] . »
Nous avons souligné dans le texte de Joël le verbe correspondant : shuv, le retour vers Dieu, pour revenir sur la voie droite en confessant sincèrement le mal commis, en espérant que le Seigneur aussi va revenir vers nous, pour nous rencontrer sur le chemin. Un retour qui peut prendre beaucoup de temps, comme nous l’enseigne l’histoire de David qui a dû connaître l’exil de Jérusalem et la guerre civile pour pouvoir revenir légitimement sur le trône (2 S 15-19).
« Le troisième mot avec lequel le psalmiste parle du péché [פשׁע, pesha‘] exprime la rébellion du sujet à l’égard du souverain, et donc un défi adressé ouvertement à Dieu et à son projet sur l’histoire humaine [4] . »
C’est cette folie que la cérémonie des Cendres essaie de soigner : ne pas répéter le péché originel de rébellion contre le Seigneur, mais éduquer notre volonté à le servir humblement dans l’amour. Si nous sommes rebelles au Seigneur, comment pourrions-nous témoigner de lui ? N’est-ce pas alors avec raison que cette question insistante est adressée aux croyants, dans le texte de Joël comme dans le psaume : « Pourquoi les païens diraient-ils : “Où est leur Dieu ?” » (Ps 79, 10.)
Les deux dernières strophes lues à la messe sont très bien expliquées par saint Jean-Paul II :
« Mais si l’homme confesse son péché, la justice salvatrice de Dieu est prête à le purifier radicalement. C’est ce qui se passe dans la deuxième partie, spirituelle, du psaume, la partie lumineuse de la grâce. Grâce à la confession des fautes s’ouvre en effet, pour l’homme qui prie, un horizon de lumière où Dieu est à l’œuvre. Le Seigneur n’agit pas seulement négativement, en éliminant le péché, mais il recrée l’humanité pécheresse grâce à son Esprit vivifiant : il met en l’homme un “cœur” nouveau et pur, c’est-à-dire une conscience renouvelée, et il ouvre la possibilité d’une foi limpide et d’un culte agréable à Dieu [5] . »
Deuxième lecture : Paul, ambassadeur de la miséricorde (2 Co 5, 20-6, 2)
Les deux lectures précédentes exprimaient à la fois le désir de conversion de l’homme et son espoir en la miséricorde divine. La venue du Christ a accompli ces deux mouvements de façon surprenante : Jésus provoque la conversion de ceux qui entrent en contact humain avec lui, comme saint Pierre au bord du lac (« Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur ! » Lc 5, 8) ; il est lui-même la Miséricorde du Père qui vient relever le pécheur et lui confier sa mission (« Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras », v. 10).
C’est de ce mystère que saint Paul affirme être « ambassadeur » ; à travers la voix des Apôtres, c’est l’appel du Christ lui-même qui retentit : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » (2 Co 5, 20.) La forme passive de ce verbe est étonnante : ce devrait être Dieu, l’offensé, qui se laisse réconcilier avec l’homme, l’offensant, comme dans la prière qui ouvre le second livre des Macchabées : « Qu’il exauce vos prières et se laisse réconcilier avec vous, qu’il ne vous abandonne pas au temps du malheur. » (2 M 1, 5) Au contraire, Paul affirme que ce sont les hommes qui doivent se laisser réconcilier avec Dieu, car le Seigneur fait le premier pas : l’œuvre de réconciliation a été entre-temps accomplie dans le Christ, il ne manque plus que notre adhésion au mystère. Le désir de Joël de voir le Seigneur « renoncer au châtiment » s’est accompli sur la Croix.
Le même retournement se trouve dans la citation du livre d’Isaïe que nous propose Paul. Le « jour du Seigneur », terrible et menaçant, hantait les écrits des prophètes comme Sophonie :
« Jour de fureur, ce jour-là ! Jour de détresse et de tribulation, jour de désolation et de dévastation, jour d’obscurité et de sombres nuages, jour de nuées et de ténèbres, jour de sonneries de cor et de cris de guerre contre les villes fortes et les hautes tours d’angle… » (So 1, 15-16)
Ce thème était en arrière-plan de l’appel de Joël. Mais voici que Paul, parlant de la justice de Dieu, cite un autre oracle prophétique que voici in extenso :
« Ainsi parle le Seigneur : Au temps de la faveur je t’ai exaucé, au jour du salut je t’ai secouru. Je t’ai façonné et j’ai fait de toi l’alliance d’un peuple pour relever le pays, pour restituer les héritages dévastés, pour dire aux captifs : “Sortez”, à ceux qui sont dans les ténèbres : “Montrez-vous”. » (Is 49, 8-9)
Ainsi, le « jour du Seigneur » est devenu le « jour du salut », une expression où se cache d’ailleurs le nom de Jésus (יום ישׁוע, yom yeshûa‘, « jour du salut » ou « jour de Jésus »). Nous sentons une certaine exultation derrière la plume de Paul : « Le voici maintenant, le moment favorable, le voici maintenant, le jour du salut. » (2 Co 6, 2) Ce « moment » est celui de l’Église, de l’annonce de la Bonne Nouvelle, qui permet aux hommes de participer à la Résurrection du Christ, ce véritable Jour où s’est opéré le Salut de toute l’humanité. C’est pourquoi le rôle de saint Paul, et des ministres de l’Église avec lui, est si important : ils rendent présent ce mystère au long des siècles. D’où les expressions qui désignent leur tâche : « ambassadeur », « au nom du Christ », « coopérateurs de Dieu, nous vous exhortons »…
Saint Paul nous dévoile le fondement théologique plus profond de ce retournement : « Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu. » (5, 21) Le Christ est le Juste par excellence, l’unique homme qui peut fièrement déclarer à ses adversaires : « Qui d’entre vous me convaincra de péché ? » (Jn 8, 46.) Dans sa Passion, il a pris sur lui tous nos péchés, dont le poids immense l’a fait ployer à Gethsémani, puisqu’il se présentait à son Père comme s’il était lui-même coupable de toute l’iniquité du monde. C’est le sens de l’expression de Paul : « Dieu l’a fait péché en notre faveur », avec cette expression similaire dans la Lettre aux Galates : « devenu pour nous malédiction » (Ga 3, 13). Mais, par la victoire de la Résurrection, tout ce péché a été anéanti et son humanité glorieuse est pour nous gage de salut, comme l’explique Paul :
« Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle. » (Rm 6, 4)
Paul utilise le terme « justice de Dieu », il décrit la « réconciliation » et laisse entrevoir la « miséricorde »… Saint Thomas d’Aquin nous explique comment justice et miséricorde s’unissent dans l’œuvre du Christ, en reprenant les termes mêmes de Paul :
« Que l’homme soit délivré par la passion du Christ, cela convenait et à la justice et à la miséricorde de celui-ci. À sa justice parce que le Christ par sa passion a satisfait pour le péché du genre humain, et ainsi l’homme a été délivré par la justice du Christ. Mais cela convenait aussi à la miséricorde parce que, l’homme ne pouvant par lui-même satisfaire pour le péché de toute la nature humaine, comme nous l’avons déjà dit, Dieu lui a donné son Fils pour opérer cette satisfaction ; saint Paul le dit (Rm 3, 24) : “Vous avez été justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est dans le Christ Jésus, lui que Dieu a destiné à servir d’expiation par la foi en son sang.” Et cela venait d’une miséricorde plus abondante que s’il avait remis les péchés sans satisfaction : “Dieu qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts du fait de nos péchés, nous a vivifiés dans le Christ.” (Ep 2, 4) [6] »
Évangile : Conseils du Christ aux croyants (Mt 6, 1-6.16-18)
La page d’évangile que nous proclamons pour cette entrée en Carême se démarque des lectures précédentes : il ne s’agit pas exactement d’un appel à la conversion, ni d’une proclamation du mystère du Christ… Pour nous aider à nous mettre en chemin spirituellement, la liturgie nous invite à rejoindre Jésus au début de sa vie publique, lors du « discours sur la montagne » rapporté par Matthieu (Mt 5-7). Nous y retrouvons ceux qui veulent le suivre, au bord du lac de Tibériade : il nous expose les conditions de la sequela Christi [7] , l’itinéraire du disciple.
En effet, ces chapitres sont très clairement structurés. Les Béatitudes constituent l’exorde (5, 3-12). Viennent ensuite trois parties : la justice parfaite (5, 13-48), les bonnes œuvres (chap. 6, notre texte), et trois monitions ou avertissements (chap. 7). Dans chacune, le Christ offre de nombreuses illustrations pour bien marquer l’imagination et le cœur de ses auditeurs. Mais il ne nous introduit pas encore à la foi complète, puisque n’apparaissent explicitement ni le mystère pascal, ni la vie de l’Église… Nous écoutons plutôt un Maître qui avertit les foules des conditions pour le suivre.
Le chapitre 6 recueille des conseils du Christ autour des trois œuvres de charité fondamentales que sont l’aumône, la prière et le jeûne. Il puise ces pratiques dans la tradition et la piété juives, illustrées par les conseils de Raphaël dans le livre de Tobie :
« Faites ce qui est bien, et le malheur ne vous atteindra pas. Mieux vaut la prière avec le jeûne, et l’aumône avec la justice, que la richesse avec l’iniquité. Mieux vaut pratiquer l’aumône, que thésauriser de l’or. L’aumône sauve de la mort et elle purifie de tout péché. Ceux qui font l’aumône sont rassasiés de jours ; ceux qui font le péché et le mal se font du tort à eux-mêmes. » (Tb 12, 7-10)
Ce chapitre de Matthieu est un enseignement très bien conçu, où se reflète la catéchèse des premières communautés chrétiennes, car les répétitions et illustrations montrent le souci d’aider à la mémorisation. Le Christ commence en effet par énoncer un principe général : « Ce que vous faites pour devenir des justes, évitez de l’accomplir devant les hommes pour vous faire remarquer. Sinon, il n’y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux. » (v. 1) Il s’agit ici de « pratiquer la justice », en continuité avec la théologie de l’Ancien Testament : se placer dans le flux de bien que le Seigneur déverse sur les hommes et y collaborer, afin d’être sauvés. Il n’y a pas ici de polémique sur la Loi, mais plutôt un avertissement contre l’accomplissement purement extérieur d’actes vertueux, en vue d’une « récompense » humaine : la reconnaissance et l’admiration d’autrui. Ce but inavoué est inspiré par l’orgueil. Le Seigneur cherche à creuser la sincérité de ses disciples en suscitant la gratuité, la discrétion, la fuite de la gloire humaine, la confiance en Dieu ; et il leur offre un fondement solide pour cela : le « Père qui est aux cieux » contemple dans le secret tous nos agissements et nous récompensera à la fin des temps, comme la grande scène du Jugement final le présentera (Mt 25).
Le principe de gratuité et de recherche de la justice est ensuite appliqué aux trois œuvres de charité et illustré selon le même schéma :
– Énoncé d’une œuvre (« Quand tu fais l’aumône… » « Quand vous priez… » « Quand vous jeûnez ») ;
– Dénonciation pittoresque des abus que la vanité humaine suscite, par d’admirables petites descriptions des « faux dévots », les « hypocrites », un terme que Matthieu aime bien puisqu’il l’utilise treize fois dans son évangile. Nous imaginons le plaisir des foules en écoutant ces portraits très vivants et humoristiques ;
– Sentence de rejet de ces attitudes : « Amen, je vous le déclare : ceux-là ont reçu leur récompense. » Il ne s’agit pas de centrer le discours sur l’obtention ou non de la récompense, mais de montrer combien l’hypocrite est loin du Royaume ;
– Adresse au disciple : « Mais toi, quand tu fais l’aumône / pries / jeûnes »… Après avoir gagné la sympathie de l’auditeur, le Christ lui parle directement pour lui conseiller la voie droite, pour l’éduquer sur la sincérité et la rectitude spirituelle. Nous sommes souvent hypocrites et le rire précédent nous ouvre à l’écoute attentive d’un ami qui veut notre bien ;
– Sentences à la fois pratiques et profondes, qui gouvernent l’action du vrai disciple et sont devenues des règles suivies par des millions de chrétiens, imprimant un « style de piété » qui sonne juste :
– « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite » ;
– « Ferme la porte et prie ton Père qui est présent dans le secret » ;
– « Parfume-toi la tête et lave-toi le visage » ;
– Conclusion sur le rapport personnel du disciple avec le Père, qui lui donne confiance et liberté intérieure : « Ton Père qui voit dans le secret te le rendra. » Notons comment le Christ s’efface humblement à la fin de chaque illustration et nous laisse en face-à-face avec le Père : c’est bien cette nouvelle relation avec Dieu qu’il est venu instaurer.
La pédagogie de Jésus, rapportée par Matthieu, est admirable : non seulement par la qualité du discours qui pénètre bien nos mémoires et nos cœurs, mais aussi par l’impulsion positive qu’il imprime à son enseignement. Il vient dénoncer nos tendances à l’hypocrisie, mais sans âpreté, en gagnant notre sympathie et en nous proposant une relation plus sincère, profonde et intime avec le Père. Jésus est le vrai Maître de l’intériorité, il nous invite à découvrir Dieu comme un hôte intérieur dans le profond de notre cœur. C’est un trait que le Catéchisme de l’Église catholique souligne en décrivant la conversion :
« Comme déjà chez les prophètes, l’appel de Jésus à la conversion et à la pénitence ne vise pas d’abord des œuvres extérieures, “le sac et la cendre”, les jeûnes et les mortifications, mais la conversion du cœur, la pénitence intérieure. Sans elle, les œuvres de pénitence restent stériles et mensongères ; par contre, la conversion intérieure pousse à l’expression de cette attitude en des signes visibles, des gestes et des œuvres de pénitence (cf. Jl 2, 12-13 ; Is 1, 16-17 ; Mt 6, 1-6.16-18) [8] . »
=> Lire la méditation
[1] . Idem.
[2] . Pape Jean-Paul II, Audience, 24 octobre 2001.
[3] . Ibid.
[4] . Ibid.
[5] . Ibid.
[6] . Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa, q. 46, art. 1 ad 3.
[7] . Le fait de se mettre spirituellement à la suite du Christ.
[8] . Catéchisme de l’Église catholique (CEC), nº 143.