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Les lectures de ce dimanche nous réservent un changement de perspective important par rapport aux autres dimanches : elles sont bien la Parole de Dieu, sous la forme de la littérature de sagesse (première lecture) ou d’exhortations évangéliques (saint Luc) ; mais leur thème est… la parole humaine, avec ses grandeurs et ses ombres, puisqu’elle peut servir tout aussi bien à transmettre l’Évangile et à consoler, qu’à répandre l’erreur et à assassiner le prochain par la médisance. La première lecture nous indique comment la parole de l’homme révèle son intérieur (Ben Sira) et Jésus, juste après les Béatitudes, nous donne un enseignement très profond sur l’usage que nous devons faire de la parole. (Lc 6).

La première lecture : la parole humaine (Sir 27)

Dans l’évangile, Jésus se réfère à la parole humaine comme instrument d’enseignement : le disciple doit devenir « comme son maître » pour enseigner, c’est-à-dire comme le Christ. Il dénonce aussi l’hypocrisie des paroles : « Comment peux-tu dire à ton frère… ». Surtout, il montre d’où proviennent les paroles bonnes et les paroles mauvaises : du cœur de l’homme, « car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur » (Lc 6,45), nous exhortant ainsi à changer nos cœurs. C’est pourquoi la liturgie a choisi comme première lecture une réflexion de type sapientiel sur les paroles humaines, tirée du chapitre 27 de Ben Sira.

Cet auteur, rappelons-le, écrit deux siècles avant le discours de Jésus, dans le contexte d’une civilisation fascinée par l’hellénisme, et pour montrer la grandeur de la sagesse d’Israël. Il s’agit d’un petit traité d’éducation des jeunes israélites, destiné à les guider vers la vertu et l’acquisition de la sagesse. Dans le passage qui nous intéresse, après avoir médité sur le rapport avec les femmes (chap. 26) puis les dangers du commerce qui pousse à la fraude (26,29-27,3), l’auteur propose ses réflexions sur la parole humaine.

Dans la vie sociale ordinaire, nous enseigne-t-il, il est essentiel de se faire une opinion sur les personnes, non pas pour les condamner, mais pour savoir si l’on peut se fier à elles ou non : la prudence humaine était de mise dans une civilisation antique où contrats, procès et alliances se nouaient sur la parole de l’interlocuteur, et où celle-ci engageait plus encore que les signatures à notre époque. Il fallait donc sonder les intentions et motivations de l’interlocuteur et ses paroles étaient, pour ce faire, un instrument bien utile.

Dans ce petit texte bien construit, Ben Sira répète trois fois la même idée avec trois images différentes, pour en tirer une application pratique. Il invite d’abord son jeune auditeur à imaginer l’agriculteur qui passe le grain au crible pour le purifier et formule son analogie : les défauts de l’homme apparaissent dans ses discours comme les déchets qui restent dans le tamis (v.4). Puis il l’emmène chez le potier : l’argile est mise à l’épreuve par la chaleur du four qui seule prouve sa bonne qualité. De même la conversation – songeons aux conversations interminables des peuples du Proche-Orient autour d’un thé -, permet de sonder les intentions de l’interlocuteur, la qualité de ses propositions, la justesse de ses pensées (v.5). Le parcours se termine dans un verger, par cette sentence que développera Jésus dans l’Évangile et qui a le même sens que les précédentes : « C’est le fruit qui manifeste la qualité de l’arbre ; ainsi la parole fait connaître les sentiments » (v.6). La conséquence de ces enseignements est immédiate : il ne faut pas présumer de la bonté d’une personne avant de l’avoir écoutée.

Ces trois illustrations, assez belles, sont tirées des trésors de Sagesse qu’Israël partageait avec les autres peuples antiques, mais elles se situent au simple niveau humain. Jésus, pour sa part, va élever le débat au niveau spirituel et délivrer un enseignement sur la bonté et la méchanceté du cœur humain ; comme médecin et sauveur, il aura soin de proposer des remèdes, un aspect qui manque chez Ben Sira.

L’évangile : deux aveugles, une poutre et des fruits… (Lc 6)

Nous arrivons à la fin du « discours inaugural » de Jésus en Galilée (cf. Lc 6,20), qui commence par les Béatitudes et se termine par la parabole des deux maisons, l’une construite solidement et l’autre sans fondation (vv.47-49). La liturgie omet aujourd’hui cette dernière parabole puisqu’elle est déjà proclamée dans la version de Matthieu le septième dimanche du temps ordinaire de l’année A (Mt 7,21).

Nous écoutons ici une série de conseils du Christ organisés autour de trois images frappantes : les deux aveugles (vv.39-41), la paille et la poutre (vv.42-42), et les fruits que l’on cueille sur un arbre (vv.43-45). Jésus tient ici le rôle d’un « maître de Sagesse » qui reprend le meilleur de l’enseignement sapientiel de l’Ancien Testament et le porte à sa plénitude dans la vie chrétienne. De petites formules percutantes comme « ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur » (v.45) viennent ponctuer ce discours et ont été mémorisées par les croyants de tous les temps, éclairant leurs consciences sous l’action de l’Esprit Saint. Sous leur apparente simplicité, elles recèlent des trésors spirituels inépuisables. Essayons d’en discerner quelques-uns.

Dans l’auditoire massé autour du Maître se trouvent des personnages très différents, attirés par les miracles et les signes accomplis par Jésus. Mis à part ceux qui réagissent négativement à ses propos, les scribes et Pharisiens qui commencent à former un parti hostile, il y a la foule remuante et distraite, toujours prête à s’enthousiasmer mais aussi encline à la superficialité. Il y a les disciples que Jésus a distingués et choisis pour former un « premier cercle » : par exemple, les deux paires de frères appelés au bord du lac (vocation de Simon-Pierre, chap. 5) qui ont constitué le premier noyau du groupe des Douze dont Luc nous a énuméré les noms au chapitre 6. Ils sont probablement très fiers de leur distinction et zélés pour prêcher la conversion aux autres, mais oublient peut-être qu’ils doivent encore accomplir eux-mêmes un long chemin de sanctification.

Les conseils du Christ s’adressent donc à tous, mais plus particulièrement à ceux qui vont avoir la tâche de guider et d’enseigner leurs frères. Nous sommes, nous aussi, disciples du Seigneur. Essayons donc d’adopter une attitude d’humilité pour entendre ces réflexions exigeantes.

Jésus, médecin et sauveur, ne se contente pas de mettre en garde ; il propose aussi un remède : il s’agit de se mettre à la suite du Maître et d’effectuer tout un parcours de croissance. « Une fois bien formé, chacun sera comme son maître » (v.40). Les disciples ne savent pas encore que cet itinéraire va prendre le chemin de la Croix ; s’ils veulent vraiment ne pas être « au-dessus du maître », il va leur falloir prendre le même chemin d’humiliation et d’abaissement jusqu’à l’extrême : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive » (Lc 9,23). C’est dans la lumière de la Résurrection, après le tunnel de la Passion, que les yeux pourront s’ouvrir et les Apôtres se convertir en véritables guides de la communauté : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1,8).

Pour l’heure, il leur est simplement demandé d’écouter et de faire résonner en eux la parole du Maître pour se convertir. Les trois paraboles proposées par Jésus laissent apparaître une certaine progressivité. Les disciples sont invités à se garder de toute présomption. Ils sont d’abord appelés à la lucidité qui doit entraîner la prudence (parabole des aveugles). Vient ensuite l’humilité (la poutre et la paille), puis la pureté du cœur (les fruits de l’arbre). Etre prudent, se reconnaitre pécheur, se convertir.

La première parabole met en scène deux aveugles. Aveugle est l’homme qui n’a pas reçu la lumière de l’évangile, mais aveugle aussi est celui qui vient tout juste de rencontrer Jésus, car le chemin de conversion prend du temps et exige une découverte profonde de l’évangile. Les Apôtres sont certainement fiers d’avoir été choisis pour devenir « pêcheurs d’homme » (Lc 5,10), mais ils ne sont encore que des disciples : ils suivent Jésus et apprennent de lui. Ils doivent purifier leurs cœurs et leurs esprits avant de prétendre enseigner les autres. L’image est pittoresque : un aveugle vit dans l’illusion d’aider un autre aveugle, mais ils terminent « tous les deux dans un trou »…

Une petite parabole que Jésus, dans Matthieu, prononce à l’adresse des Pharisiens pour réveiller leur conscience (Mt 15,14), mais qui chez Luc est bien destinée aux Apôtres qui sont encore aveugles car ils n’ont pas ouvert les yeux de la foi pour reconnaître Jésus comme « Fils de Dieu » : le thème de l’aveuglement, rencontré dans la synagogue de Nazareth (Lc 4) revient ici.

La deuxième image est celle de la paille et de la poutre. Ici Jésus teinte son discours d’un peu d’humour, par le moyen d’une hyperbole : il nous fait imaginer une poutre dans l’œil d’un hypocrite qui ne s’en rend même pas compte… Ce qui n’empêche pas ce triste personnage de vouloir dénoncer un défaut mineur chez son prochain. Une situation improbable dans la vie réelle, mais qui spirituellement est fréquente, toute incohérente qu’elle soit. Soyons honnêtes : nous avons tous tendance à juger les défauts d’autrui, jusqu’aux moindres détails, tandis que nous sommes très laxistes par rapport à nos propres manquements, quand toutefois nous les reconnaissons… Remplis d’orgueil et de supériorité, nous sommes étrangement aveugles à nous-mêmes, nous faisant l’illusion, par exemple, d’être très avancés sur le chemin de la sainteté alors que notre orgueil, lui, ne fait que grandir et s’alimente même de la bonne « vie spirituelle » que nous prétendons mener !

Le Christ appelle les choses par leur nom et dénonce ouvertement cette déviance : « hypocrite ! ». Là encore, c’est une apostrophe que Matthieu réserve aux Pharisiens en associant, lui aussi, hypocrisie et aveuglement et en dénonçant le comportement extérieur qui cache une ruine intérieure : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui purifiez l’extérieur de la coupe et de l’écuelle, quand l’intérieur en est rempli par rapine et intempérance ! Pharisien aveugle ! Purifie d’abord l’intérieur de la coupe et de l’écuelle, afin que l’extérieur aussi devienne pur… » (Mt 23,25-26). Jésus sait parfaitement que cette tendance au pharisaïsme, à vouloir corriger le prochain sans se corriger soi-même, guettera toutes les générations de disciples, et le discours en saint Luc ne laisse place à aucune ambiguïté. L’Église continuera de mettre en garde contre ce grave travers, et d’enseigner à ses enfants l’attitude vraiment chrétienne que le Catéchisme décrit, en citant saint Ignace :

« Pour éviter le jugement téméraire, chacun veillera à interpréter autant que possible dans un sens favorable les pensées, paroles et actions de son prochain : ‘Tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner. Si l’on ne peut la sauver, qu’on lui demande comment il la comprend ; et s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour ; et si cela ne suffit pas, qu’on cherche tous les moyens adaptés pour qu’en la comprenant bien il se sauve’ (S. Ignace, ex. spir. 22). Médisance et calomnie détruisent la réputation et l’honneur du prochain. Or, l’honneur est le témoignage social rendu à la dignité humaine, et chacun jouit d’un droit naturel à l’honneur de son nom, à sa réputation et au respect. Ainsi, la médisance et la calomnie lèsent-elles les vertus de justice et de charité. » [1]

La troisième petite parabole est celle de l’arbre et des fruits. Jésus commence par une observation de bon sens que toutes les générations peuvent vérifier, surtout celles qui sont proches de la nature : « Chaque arbre, en effet, se reconnaît à ses fruits » (Lc 6,44). L’opposition est très nette entre les bons fruits, « figues et raisin », et les mauvais, « ronces et épines », nous renvoyant aux conséquences du péché d’Adam : « le sol produira pour toi épines et chardons » (Gn 3,18). Ayant obtenu l’acquiescement unanime des personnes bien disposées, Jésus applique son observation à un vice subtil qui nous guette tous : les paroles mauvaises, celles qui détruisent le prochain et brisent la charité… elles sont comme un fruit du péché originel, cueilli sur un cœur mauvais : « ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur » (v.45). Le pape François est très sensible à ce péché qui divise la communauté chrétienne :

« Combien de bavardages détruisent la communion en étant inopportuns ou par manque de délicatesse! D’ailleurs, les bavardages tuent et c’est ce que dit l’apôtre Jacques dans sa lettre. Le bavard, la bavarde sont des gens qui tuent: ils tuent les autres, parce que la langue tue comme un couteau. Faites attention! Un bavard ou une bavarde est un terroriste, car avec sa langue il lance une bombe et s’en va tranquillement, mais ce qui est dit à travers cette bombe lancée détruit la réputation d’autrui. Il ne faut pas oublier: bavarder, c’est tuer. » [2]

Pour mettre fin aux paroles mauvaises Jésus ne propose pas seulement de se taire, ce qui serait déjà bien ; il propose de se convertir en profondeur en purifiant son cœur. La formulation du Christ se caractérise par son équilibre entre ce qu’il convient de réformer et tout le bien qui est également à l’œuvre chez l’homme. « L’homme bon tire le bien du trésor de son cœur qui est bon » (Lc 6,45) : saint Luc rapporte ces paroles en pensant certainement au Cœur du Christ, habité par un amour infini. Au-delà de cela, le Seigneur nous parle de notre cœur et nous adresse un message d’espérance : nous n’avons pas à nous résigner face à nos défauts, mais devons nous disposer à la purification du Seigneur pour devenir un homme bon, qui tire le bien du trésor de son cœur.

Ce discours de Jésus, dont nous achevons la lecture cette semaine, est un véritable trésor spirituel livré à l’Église et aux hommes de bonne volonté : grandeur des Béatitudes, justesse des critiques, finesse pédagogique des images et paraboles. Ce sont non seulement des paroles bonnes mais également des paroles qui réalisent le bien et le suscitent dans le cœur des auditeurs, sous l’action de l’Esprit Saint. Le croyant trouvera dans les trois métaphores proposées aujourd’hui de quoi acquérir une lucidité sur sa propre valeur et apprendre à rejeter le mal, à désirer le bien, et à accomplir la beauté de sa vocation à être « sel de la terre et lumière du monde » (cf. Mt 5).

=> Lire la méditation

 


[1] Catéchisme, nº2478-9.

[2] Pape François, Audience générale, 14 novembre 2018.

La poutre et la paille (Domenico Fetti, 1619)

La poutre et la paille (Domenico Fetti, 1619)


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