Jésus nous promet dans l’évangile « une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante » (Lc 6,38) : c’est la générosité du Père qui veut nous combler de son amour, nous donner totalement son Fils sans aucune limite et nous faire vivre de l’Esprit. Une générosité infinie de la part du donateur, mais qui ne peut être que limitée de notre côté : notre cœur n’est pas infini, il ne peut recevoir qu’à la mesure de sa capacité… Un mystère qui avait frappé la petite Thérèse dans son enfance :
« Une fois je m’étonnais de ce que le Bon Dieu ne donne pas une gloire égale dans le Ciel à tous les élus, et j’avais peur que tous ne soient pas heureux ; alors Pauline me dit d’aller chercher le grand ‘verre à Papa’ et de le mettre à côté de mon tout petit dé, puis de les remplir d’eau, ensuite elle me demanda lequel était le plus plein. Je lui dis qu’ils étaient aussi pleins l’un que l’autre et qu’il était impossible de mettre plus d’eau qu’ils n’en pouvaient contenir. Ma Mère chérie me fit alors comprendre qu’au Ciel le Bon Dieu donnerait à ses élus autant de gloire qu’ils en pourraient porter et qu’ainsi le dernier n’aurait rien à envier au premier. » [1]
Le Christ, dans son discours des Béatitudes, nous invite donc à imiter la générosité du Père pour que notre cœur s’agrandisse le plus possible et reçoive tout l’amour que Dieu veut nous infuser : « la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous » (Lc 6,38). En d’autres termes, le Père se comportera vis-à-vis de nous comme nous nous sommes comportés vis-à-vis de notre prochain… Dans nos conceptions profondes de la sainteté chrétienne, est-ce cette vérité qui brille le plus ? Le pape François nous appelle à ne pas tomber dans l’illusion :
« Nous pourrions penser que nous rendons gloire à Dieu seulement par le culte et la prière, ou uniquement en respectant certaines normes éthiques – certes la primauté revient à la relation avec Dieu – et nous oublions que le critère pour évaluer notre vie est, avant tout, ce que nous avons fait pour les autres. La prière a de la valeur si elle alimente un don de soi quotidien par amour. Notre culte plaît à Dieu quand nous y mettons la volonté de vivre avec générosité et quand nous laissons le don reçu de Dieu se traduire dans le don de nous-mêmes aux frères. » [2]
Le grand mystique flamand Ruysbroeck n’enseignait pas autre chose :
« Nul ne peut connaître ni posséder la richesse des dons de Dieu, si ce n’est l’homme sage et généreux qui, de la richesse de Dieu, peut donner à toutes les créatures avec sagesse et générosité. C’est ainsi que nous pouvons orner la générosité : par là nous sommes affermis dans le sol de tous les dons, c’est-à-dire dans le Saint-Esprit, comme le nénuphar est affermi dans le sol des eaux. Et nous devons au-dessus de toutes choses épanouir notre cœur à la vérité et au soleil de justice ; et ainsi serons-nous comme un remède pour tous, car le cœur généreux qui possède la richesse divine doit enrichir, consoler, désaltérer et rafraîchir tous les affligés. » [3]
Dans ses révélations à la bienheureuse Conchita Cabrera, une mystique mexicaine du XXème siècle, le Seigneur a ainsi fait part d’une souffrance intime de son cœur : le manque de générosité des ministres ordonnés, leur tendance à l’avarice. Il soulignait combien cette déviance est en contradiction avec l’Évangile et le comportement de Dieu lui-même. Ses paroles sont une excellente prolongation de la page d’évangile de ce dimanche :
« Une autre chose très douloureuse pour moi, qui suis toute charité et tout Amour, est l’avarice des prêtres. Voir que leur cœur est attaché à autre chose qu’à l’autel, qui devrait être leur seul trésor, m’est insupportable. […] Cet horrible vice de l’avarice est un affront fait à l’être même de Dieu et à la bienheureuse Trinité, car il offense directement le Père qui, dans sa bonté, a donné son Fils unique à l’homme pour qu’il soit consolé par lui et reçoive de lui le salut éternel. Ce vice offense aussi directement le Fils qui a offert sa vie et son Sang sur une Croix, son Corps, son Âme et sa Divinité dans l’Eucharistie, et ne cesse de se donner par les sept sacrements. Ce vice offense aussi l’Esprit Saint qui se répand généreusement dans les âmes par la grâce sanctifiante des dons et des charismes. De jour comme de nuit, l’Église se donne même lorsqu’elle ne reçoit rien. Elle donne tout ce qu’elle a. C’est pourquoi elle ne veut pas avoir à son service des âmes pingres et égoïstes qui refusent de se donner pleinement aux âmes dans l’exercice de leur ministère. » [4]
Ce point nous permet également de saisir la relation entre la Loi de Moïse et la « règle d’or » proclamée par Jésus : dans l’Ancien Testament, il y avait déjà un appel à la générosité, et une condamnation de l’avarice, surtout dans le Décalogue. Le Catéchisme nous l’explique :
« Le dixième commandement proscrit l’avidité et le désir d’une appropriation sans mesure des biens terrestres ; il défend la cupidité déréglée née de la passion immodérée des richesses et de leur puissance. Il interdit encore le désir de commettre une injustice par laquelle on nuirait au prochain dans ses biens temporels. Quand la Loi nous dit : ‘Vous ne convoiterez point’, elle nous dit, en d’autres termes, d’éloigner nos désirs de tout ce qui ne nous appartient pas. Car la soif du bien du prochain est immense, infinie et jamais rassasiée, ainsi qu’il est écrit : ‘L’avare ne sera jamais rassasié d’argent’ (Si 5, 9). » [5]
Etre généreux, qu’est-ce que cela peut signifier concrètement pour moi aujourd’hui ? Reprenons le texte de l’évangile. Tout d’abord, quelles sont les personnes que j’identifie aujourd’hui comme des « ennemis », qui me font ou me veulent du mal, me calomnient, me nuisent, m’ont peut-être gravement lésé ou trompé ? La première étape est de les identifier en toute honnêteté. C’est un travail de vérité. Jésus ne nous dit pas que ce sont des amis, il nous dit de les aimer, ce qui est différent. Là encore, il ne s’agit pas d’inventer des sentiments et de s’en tenir là. L’amour n’est pas affaire de sentiments mais d’attitudes et d’actes concrets… Alors, suis-je capable, quelles que soient mes blessures, de faire taire en moi les pensées de haine et de revanche qui me montent du cœur, de poser des actes bienveillants à l’égard de ceux qui ne m’aiment pas ? Même si cela ne m’est pas naturel, est-ce que je forme des souhaits bienveillants à leur endroit, en me disant que Dieu les aime infiniment, que Jésus est mort pour leur salut ? Est-ce que je cherche à me comporter avec charité avec eux, à leur refaire confiance quoi qu’il m’en coûte, à voir en eux ce qui est beau ou blessé, à me réconcilier avec eux, comme Dieu le fait avec moi dans le sacrement du pardon, à prier enfin pour leur conversion ? Nous sommes bien sûrs tous conscients que cela est très difficile, mais sommes-nous au moins disposés à faire cet effort par amour pour Dieu et souci d’aimer comme lui-même nous aime ?
Sommes-nous attentifs à la générosité, surtout dans nos confessions ? Au-delà de l’amour des ennemis, le Christ nous demande aussi d’être généreux au-delà des limites humaines habituelles : « Donne à quiconque te demande, et à qui prend ton bien, ne le réclame pas… » (v.30). Sommes-nous avares de notre argent, de notre temps, de notre santé, de nos énergies ? Nous accrochons-nous à ce qui nous appartient et nous revient de droit ? Nous laissons-nous « manger » par le service pastoral des âmes ou de la famille, selon notre état de vie ? Au-delà du strict devoir, quels gestes avons-nous pour les membres âgés, malades ou importuns de nos familles et de nos communautés, même si cela nous coûte ? Les associons-nous à nos joies, à nos fêtes, à nos vacances ? Peut-être avons-nous tendance à ressembler à ce personnage de Dostoïevski qui se réfugiait dans une charité envers l’humanité « en général » mais sans savoir aimer le prochain concret que le Seigneur nous envoie :
« Moi, disait-il, j’aime l’humanité, mais je l’aime en soi. Et plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens dans le détail, tête par tête. Je rêve souvent avec passion de servir l’humanité — vraiment, j’aurais pu, au besoin, monter sur la croix pour les hommes. Mais je ne puis vivre deux jours dans la même chambre avec personne, je le sais d’expérience. Dès que quelqu’un se trouve près de moi, son personnage pèse sur mon égoïsme et entrave ma liberté. Il suffit d’un tour de cadran pour que je prenne en aversion le meilleur des hommes : l’un reste trop longtemps à table, l’autre est enrhumé et éternue sans interruption. Je deviens l’ennemi des hommes dès que je les frôle. Par contre, plus je déteste les gens individuellement, plus s’enflamme mon amour pour l’humanité en général. » [6]
À l’opposé de cette attitude égoïste, les saints nous montrent la générosité mise en pratique, et l’incroyable fécondité des paroles de Jésus. Comment les suivre ? Comme cela ne nous est pas spontané, il faut en demander la force à Dieu. Le bienheureux Marie-Eugène, en expliquant la doctrine de sainte Thérèse d’Avila, recommandait de faire souvent un « acte de don de soi », qui soit absolu, indéterminé, souvent répété. Voici le fruit que produit cette pratique dans l’âme :
« En le renouvelant ainsi [le don de soi], l’âme crée en elle ce que nous pourrions appeler une disposition psychologique de don de soi, disposition qui agit comme un réflexe. Qu’un événement quelconque survienne qui atteigne cette âme, soit douloureusement soit au contraire joyeusement, et aussitôt elle renouvelle le don sous l’action de ce réflexe apparemment inconscient et cependant volontaire. Contre cette offrande protesteront peut-être parfois les puissances de l’âme affectées douloureusement : l’âme a l’impression que les puissances les plus bruyantes ne veulent pas. Qu’importe ! le don est fait, il est maintenu par la volonté, l’âme a dit son amour et le don atteint Dieu. Par le lien établi la grâce va descendre, efficace certainement et progressivement apaisante. Sans cette disposition créée par l’habitude il eût fallu peut-être attendre l’apaisement pour faire le don qui accepte et dépasse les vouloirs divins. » [7]
Écoutons ce que saint François d’Assise – selon la vision de Bernanos – nous aurait conseillé en la matière. Sa vie fut une mise en pratique radicale du discours de Jésus sur la générosité sans limite :
« Ça va mal, mes enfants, ça va très mal, aurait dit le saint [François d’Assise]. Ça va même aller plus mal encore. Je souhaiterais pouvoir vous rassurer sur l’état de votre santé. Mais si vous n’aviez besoin que de tisanes, je serais resté tranquille chez moi, car j’aimais tendrement mes amis, et m’accompagnant sur la mandore, je leur chantais des vers provençaux. Le salut est à votre portée. N’essayez pas d’y aller par quatre chemins : il n’y en a qu’un, c’est celui de la Pauvreté. Je ne vous y suis pas, mes enfants, je vous précède; je me jette en ayant, n’ayez pas peur. Si je pouvais souffrir tout seul, vous pensez bien que je ne serais pas venu vous troubler dans vos plaisirs. Hélas! le bon Dieu ne me l’a pas permis. Vous avez irrité la Pauvreté, que voulez-vous que je vous dise. Vous l’avez poussée à bout. Parce qu’elle est patiente, vous avez fini par lui mettre, peu à peu sur les épaules, sournoisement, toute votre charge. Elle est là, maintenant, étendue face contre terre, toujours silencieuse et pleurant dans la poussière. Vous dites : rien ne me gêne plus, nous allons pouvoir danser. Vous n’allez pas danser, mes enfants, mais mourir. Vous êtes morts si la Pauvreté vous maudit. N’attirez pas sur ce monde la malédiction de la Pauvreté. En avant ! » [8]
Une application concrète de l’évangile aujourd’hui est l’accueil des migrants, qui suscite beaucoup de crispations chez les chrétiens eux-mêmes. C’est un thème cher au pape actuel, et Benoît XVI s’était déjà exprimé à ce sujet:
« De plus, dans son action d’accueil et de dialogue avec les migrants et les personnes en déplacement, la communauté chrétienne a, comme point de référence, la personne du Christ Notre Seigneur. Il a laissé à ses disciples une règle d’or sur laquelle régler nos vies: le commandement nouveau de l’amour.» [9]
Sans nous dissimuler les difficultés, écoutons l’appel du pape François à dépasser nos sentiments de méfiance et d’hostilité à l’égard des migrants :
« Souvent, en effet, l’arrivée de migrants, de personnes déplacées, de demandeurs d’asile et de réfugiés suscite chez les populations locales suspicion et hostilité. La peur naît qu’il produise des bouleversements dans la sécurité de la société, que soit couru le risque de perdre l’identité et la culture, que s’alimente la concurrence sur le marché du travail, ou même, que soient introduits de nouveaux facteurs de criminalité […] En cela, un changement d’attitude envers les migrants et les réfugiés est nécessaire de la part de tous ; le passage d’une attitude de défense et de peur, de désintérêt ou de marginalisation – qui en fin de compte correspond à la culture du rejet – à une attitude qui ait comme base la culture de la rencontre, seule capable de construire un monde plus juste et fraternel, un monde meilleur. Les moyens de communication, eux aussi, sont appelés à entrer dans une conversion des attitudes et à favoriser ce changement de comportement envers les migrants et les réfugiés (…) [10]
Pour soutenir notre méditation, nous pouvons reprendre cette belle prière donnée par le père Sevin aux Scouts, en s’inspirant de saint Ignace :
« Seigneur Jésus apprenez-nous à être généreux,
À vous servir comme vous le méritez,
À donner sans compter
À combattre sans souci des blessures,
À travailler sans chercher le repos,
À nous dépenser sans attendre d’autre récompense
Que celle de savoir que nous faisons votre sainte volonté. » [11]
[1] Sainte Thérèse de Lisieux, Histoire d’une âme, manuscrit A, folio 19.
[2] Pape François, Gaudete et Exsultate, nº104.
[3] Ruysbroeck, Le tabernacle spirituel, Chap.11.
[4] Conchita Cabrera de Armida, A ceux que j’aime plus que tout : confidences de Jésus aux prêtres , Téqui 2008, p.120.
[6] Dostoïevski, Frères Karamazov, Livre II, chap. 4.
[7] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p. 334. Il faut relire tout le chapitre si excellent sur « le don de soi » (p. 322 sq.).
[8] Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Plon, p. 328.