En ces dimanches du Temps Ordinaire qui séparent la célébration de Noël du Carême (TO 1-8), nous revivons la première phase de la vie publique de Jésus. Luc a retracé ses débuts à Nazareth et Capharnaüm (Lc 4-5) et nous propose maintenant d’approfondir sa doctrine en l’écoutant prononcer le « discours des Béatitudes ». Elle est si novatrice qu’elle frappe les foules et les pousse à suivre le Maître avec enthousiasme. Trois dimanches permettent de couvrir les principales étapes de cet extraordinaire discours (Lc 6,17-49) : la proclamation des Béatitudes (vv.17-26, semaine dernière) ; l’illustration de la « loi évangélique » de l’amour des ennemis (vv.27-38, ce dimanche) ; une suite de petites paraboles sur la vie spirituelle (vv.39-49, semaine prochaine).
La liturgie a choisi de nous présenter, en première lecture, l’exemple de David qui renonce à tuer son ennemi Saül (1Sm 26). Un comportement en apparence noble et admirable : mais s’agit-il d’une illustration de la loi évangélique ? La loyauté de David, qui refuse de porter la main sur l’Oint qu’est Saül, nous permettra de mieux saisir la nouveauté du discours de Jésus.
La première lecture : confrontation dramatique entre David et Saül (1Sm 26)
Nous voici plongés dans cette histoire dramatique qui voit s’opposer Saül, le premier roi d’Israël, à David, l’ancien berger qui va devenir le premier roi du royaume uni d’Israël (le nord) et Juda (le sud). L’intrigue est complexe, les personnages aussi : un bref rappel des chapitres précédents est donc nécessaire.
Présentons, tout d’abord, la figure pathétique de Saül : doté de grands charismes militaires, il avait été choisi comme roi sur Israël pour affronter les Philistins (1Sm 10). Mais il s’est rendu coupable d’une grave désobéissance refusant de vouer à l’anathème (c’est-à-dire à l’extermination) les Amalécites et toutes leurs possessions ; il préféra les récupérer à son profit. De manière mystérieuse, Dieu se détourne de Saül et décide de lui retirer la royauté (chap. 15) alors qu’il pardonnera à David d’autres désobéissances plus graves… Le livre de Samuel a encore une vision très sélective de la miséricorde divine, telle que Jésus viendra la révéler plusieurs siècles après. Quoi qu’il en soit, la rupture est alors consommée entre Saül et le prophète Samuel, qui lui signifie sa déchéance… Ces versets nous plongent dans le drame qui est en train de se nouer :
« Samuel ne revit plus Saül jusqu’à sa mort. En effet Samuel pleurait Saül, mais le Seigneur s’était repenti de l’avoir fait roi sur Israël. Le Seigneur dit à Samuel : ‘Jusques à quand resteras-tu à pleurer Saül, alors que moi je l’ai rejeté pour qu’il ne règne plus sur Israël ? Emplis d’huile ta corne et va! Je t’envoie chez Jessé le Bethléemite, car je me suis choisi un roi parmi ses fils.’ » (1Sm 15,35-16,1).
C’est alors qu’entre en scène David, le berger de Bethléem, que Samuel oint en vue de la royauté (chap. 16). Il accomplit la prouesse de vaincre Goliath, le géant philistin (chap. 17), et accumule les succès militaires dans l’enthousiasme populaire. La jalousie de Saül grandit de jour en jour, dans son âme torturée par le rejet divin, et le royaume commence à se diviser : son propre fils Jonathan est partisan de David, sa fille Mikal est désormais l’époux de David… Saül souffre d’accès de folie meurtrière que la Bible ne nous cache pas :
« Comme la guerre avait repris, David se mit en campagne et combattit les Philistins ; il leur infligea une grande défaite et ils s’enfuirent devant lui. Or un mauvais esprit du Seigneur prit possession de Saül : comme il était assis dans sa maison, sa lance à la main, et que David jouait de la cithare, Saül essaya de clouer David au mur avec sa lance, mais celui-ci esquiva le coup de Saül, qui planta sa lance dans le mur. David prit la fuite et se sauva. » (1Sm 19,8-10)
Aucun doute que les deux soient désormais ennemis, et que le sang va couler… David en général n’éprouve pas de grande pitié pour ses adversaires et son comportement avec les Philistins le prouve bien : « David dévastait le pays et ne laissait en vie ni homme ni femme, il enlevait le petit et le gros bétail, les ânes, les chameaux et les vêtements… » (1Sm 27,9). Dieu le lui reprochera à la fin de sa vie et reportera l’honneur d’édifier le Temple sur son fils Salomon : « tu ne bâtiras pas de maison à mon nom car en ma présence tu as répandu beaucoup de sang » (1 Ch 22, 8). C’est d’ailleurs le comportement habituel à l’époque, que le prophète Samuel lui-même a adopté à l’égard du roi des Amalécites : « Samuel dit : ‘Comme ton épée a privé des femmes de leurs enfants, entre les femmes, ta mère sera privée de son enfant !’ Et Samuel égorgea Agag devant le Seigneur à Gilgal » (1Sm 15,33). Ces personnages pourraient difficilement illustrer la « loi évangélique » proclamée par Jésus. Ils sont plutôt encore dans la logique de la « loi du talion », et pas vraiment dans celle de Moïse censée la remplacer : « tu ne tueras pas » (Ex 20, 13) ; « Tu ne te vengeras pas » (Lv 19, 18).
C’est tout ce contexte qui nous permet de commenter correctement l’attitude de David au chapitre 26. Le passage est à rapprocher de l’épisode de la grotte d’Eïn Guedi (chap. 24), où David avait déjà épargné Saül qu’il aurait pu tuer facilement. L’attitude de David envers Saül semble empreinte de grande noblesse. Il refuse par deux fois de suivre les conseils de ses hommes de guerre qui voudraient assassiner Saül : la proposition d’Abishaï (1Sm 26,8), comme celle des compagnons dans la grotte (24,5). Pourquoi agit-il ainsi ? Son âme est habitée par la crainte du Seigneur, il éprouve une terreur sacrée à l’idée de tuer celui qui est l’Oint du Seigneur qu’est Saül : le Messie (משׁיח, mashiakh), celui que le Seigneur a choisi et distingué pour le placer à la tête de son peuple… Il est devenu sacré par l’onction de Samuel, élevé à une dignité qui le met au-dessus de tous les hommes. David reconnaît cette marque divine et refuse d’y porter atteinte, quels que soient les torts du roi. Mais il se souvient aussi de la faute et du châtiment de Saül et sait ce qu’il en coûte de désobéir à Dieu : « Qui pourrait demeurer impuni après avoir porté la main sur celui qui a reçu l’onction du Seigneur ? » (v.9, répété au v.23). Il n’agit donc pas par pitié pour Saül mais par crainte de Dieu, et aussi par intérêt personnel.
Car David, lui aussi, a reçu l’onction (chap. 16) : tout le drame de cette partie du livre de Samuel est bien dans cette confrontation entre deux Messies, Saül le roi déchu et David le roi en devenir… Un face à face qui est à la hauteur des plus grandes tragédies grecques ; l’écrivain sacré nous présente les revirements pathétiques de Saül, balloté entre le remords et la haine : « Saül dit : ‘J’ai péché ! Reviens, mon fils David, je ne te ferai plus de mal, puisque ma vie a eu aujourd’hui tant de prix à tes yeux. Oui, j’ai agi en insensé et je me suis très lourdement trompé… » (v.21).
Mais David n’est pas seulement profondément religieux, c’est aussi un politique avisé, qui a perdu confiance en ce roi à demi fou qui oscille entre les passions les plus contradictoires. Il est opportuniste et ira même se réfugier chez les ennemis d’Israël, les Philistins, en attendant des jours meilleurs (chap. 27). Le drame se résoudra par la mort de Saül au cours de la bataille de Gelboé, et la parole de David (omise par la liturgie) s’accomplira alors : « Aussi vrai que le Seigneur est vivant, c’est le Seigneur qui le frappera, soit que son jour arrive et qu’il meure, soit qu’il descende au combat et qu’il y périsse » (v.10).
Les paroles de David montrent donc à la fois sa grandeur d’âme et sa profonde crainte de Dieu, puisqu’il épargne l’Oint du Seigneur, mais aussi les limites de sa vertu : point de pardon ni de réconciliation possibles, mais seulement le désir de laisser à Dieu le soin de la vengeance contre son ennemi. Il faudra encore quelques siècles d’éducation divine pour qu’Israël puisse recevoir la révélation définitive sur Dieu par Jésus : «Il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants… Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6,35-36).
L’évangile : la loi de l’amour (Lc 6)
Après avoir attiré les foules par ses exorcismes, miracles et guérisons, le Christ s’attache maintenant à leur enseigner la nouveauté de l’Évangile. Il commence par ces affirmations assez paradoxales que sont les « Béatitudes et Malédictions », que nous avons entendues la semaine dernière ; et voici que résonne, ce dimanche, la « règle d’or » des rapports avec le prochain : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux » (Lc 6,31). Dans un document sur l’éthique naturelle, la Commission Théologique Internationale présentait ainsi cet enseignement :
« À la plénitude des temps, Jésus-Christ a prêché l’avènement du Royaume comme manifestation de l’amour miséricordieux de Dieu qui se rend présent au milieu des hommes à travers sa propre personne et appelle de leur part une conversion et une libre réponse d’amour. Cette prédication n’est pas sans conséquence sur l’éthique, sur la manière de construire le monde et les relations humaines. Dans son enseignement moral, dont le sermon sur la montagne est un admirable condensé, Jésus reprend à son compte la règle d’or : ‘Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes’ (Mt 7,12). Ce précepte positif complète la formulation négative de la même règle dans l’Ancien Testament : ‘Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir.’ (Tb 4,15) » [1]
Ce joyau qu’est la « règle d’or », Jésus l’enserre dans un discours bien articulé, que nous allons analyser : il comporte trois illustrations de la règle (faites du bien…), trois ordres directs (présente l’autre joue…), trois interpellations ( quelle reconnaissance méritez-vous ?), et finalement la perspective du Père miséricordieux qui éclaire le tout. Ce discours bien charpenté permet à la « règle d’or » de briller dans les ténèbres de l’égoïsme, et d’illuminer la conscience des chrétiens de tous les temps.
Jésus est conscient de l’exigence de cette nouvelle doctrine. Il ne s’adresse donc pas à tout le monde, mais à ceux qui ont déjà commencé à accueillir son message et à mettre leur confiance en lui, comme envoyé de Dieu. Il faut, en effet, déjà avoir amorcé une conversion pour pouvoir entendre ce qui suit : « Je vous le dis, à vous qui m’écoutez » (v.27). En entendant proclamer cet Évangile en Église, nous sommes ainsi invités à faire partie de cette foule de disciples réunis en Galilée, pour recevoir avec enthousiasme les paroles du Maître.
L’enseignement moral de Jésus commence par une exigence très forte, avec une expression qui est presque un oxymore : « Aimez vos ennemis » (v.27). Pour qu’elle ne reste pas un slogan vide de contenu, il la remplit immédiatement de contenu en détaillant les domaines de cet amour, par une succession d’impératifs : « Faites du bien… Souhaitez du bien… Priez pour… ». Il ne s’agit pas de bons sentiments mais d’attitudes concrètes. Les destinataires sont également précisés : il ne s’agit pas de ceux que l’on n’aime pas, ou avec qui l’on a quelques différends, mais de ceux qui, concrètement, veulent notre mal, ceux qui activement me nuisent, « mon ennemi » : « ceux qui vous haïssent… ceux qui vous maudissent… ceux qui vous calomnient ». On notera l’importance de la parole dans cette première partie : saint Luc avait certainement en tête les innombrables diffamations, moqueries et condamnations subies par les premières communautés chrétiennes, comme en témoignent les Actes. Dans ces circonstances, ils devaient vraiment se conduire « comme des agneaux au milieu de loups » (Lc 10,3).
Viennent ensuite quatre illustrations choisies pour leur aspect concret, qui frappent les imaginations et donc en appellent au discernement moral de l’auditoire : « À celui qui te frappe sur une joue… qui te prend ton manteau… qui te demande… qui prend ton bien » (vv.29-30). Jésus recommande alors de faire exactement l’opposé de ce que la réaction naturelle ou spontanée nous inspire : ne pas répondre à la violence par la violence, mais par la douceur ; ne pas rentrer dans la logique de la propriété égoïste, fût-elle légitime, mais du partage généreux… Saint Paul, dans le chapitre 12 de la Lettre aux Romains, en offre une description complémentaire, qui se termine sur le célèbre « vince in bono malum », sois vainqueur du mal par le bien :
« Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. […] Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à cœur ce qui est bien devant tous les hommes […] Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien. » (Ro 12,14-21).
Arrivé au point culminant de son discours, Jésus énonce la « règle d’or ». Elle n’est pas une simple exhortation à la sagesse, un bel idéal prôné par un maître rêveur mais peu réaliste ; elle est au contraire une manière concrète de vérifier la réalité de notre charité. Si Jésus peut la proclamer comme une véritable loi pour son disciple, c’est que lui-même donne à ce disciple la paix et la force nécessaires pour la mettre en pratique, et parce qu’il l’a lui-même vécue jusqu’à son expression extrême : donner sa vie pour ceux qui l’ont rejeté et leur pardonner. Le pape François l’explique ainsi :
« Jésus aussi a vécu en des temps de violence. Il a enseigné que le vrai champ de bataille, sur lequel s’affrontent la violence et la paix, est le cœur de l’homme : ‘C’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses’ (Mc 7, 21). Mais le message du Christ, face à cette réalité, offre la réponse radicalement positive : il a prêché inlassablement l’amour inconditionnel de Dieu qui accueille et pardonne et il a enseigné à ses disciples à aimer les ennemis (cf. Mt 5, 44) et à tendre l’autre joue (cf. Mt 5, 39). Lorsqu’il a empêché ceux qui accusaient la femme adultère de la lapider (cf. Jn 8, 1-11) et lorsque, la nuit d’avant sa mort, il a dit à Pierre de remettre son épée au fourreau (cf. Mt 26, 52), Jésus a tracé la voie de la non-violence, qu’il a parcourue jusqu’au bout, jusqu’à la croix, par laquelle il a réalisé la paix et détruit l’inimitié (cf. Ep 2, 14-16). C’est pourquoi, celui qui accueille la Bonne Nouvelle de Jésus sait reconnaître la violence qu’il porte en lui-même et se laisse guérir par la miséricorde de Dieu, en devenant ainsi, à son tour, un instrument de réconciliation, selon l’exhortation de saint François d’Assise : ‘La paix que vos bouches annoncent, ayez-la plus encore en vos cœurs’ » [2]
Viennent alors trois motivations profondes pour convaincre le chrétien de pratiquer cette loi : « Si vous aimez ceux qui vous aiment… Si vous faites du bien… Si vous prêtez… » (vv.32-34). Jésus veut provoquer un sursaut moral chez le bien-pensant, celui qui s’installe confortablement dans ses bonnes œuvres – celles de la Loi de Moïse, celles de son milieu social – et se croit justifié alors qu’il obéit simplement à un échange de bonnes manières entre gens de même compagnie. Répondre au bien par le bien demande déjà un certain niveau de vertu et assure la paix des relations humaines. Beaucoup de sociétés le pratiquent…
Mais l’évangile va plus loin, car il ne part pas des capacités naturelles de l’homme mais de l’amour infini de Dieu. Il invite à aimer non comme les hommes mais comme Dieu aime, c’est-à-dire sans lien avec le comportement de nos semblables, dans un esprit de gratuité et non de réciprocité. Par trois fois l’apostrophe de Jésus est un défi lancé à notre embourgeoisement toujours possible : « Quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs en font autant… ».
Si le chrétien est un véritable converti par le mystère du Christ, comment son agir moral ne pourrait-il pas s’en trouver bouleversé ? Comment refusera-t-il de se comporter comme son Maître qui, « de riche qu’il était, s’est fait pauvre afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2Co 8,9) ? Comme ce Maître qui, « de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave… et s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur une croix ! » (Ph 2,6-8)
Mais Jésus sait que son propre exemple ne sera véritablement suivi qu’après sa résurrection, lorsque les apôtres, illuminés par la joie de Pâques et remplis du Saint Esprit, recueilleront soigneusement tous les gestes et paroles du Maître. Auparavant, la logique mondaine du pouvoir, de la stricte réciprocité, de l’égocentrisme et de l’argent continuera à influencer les Apôtres : Pierre et Judas l’expérimenteront à leurs dépens. Au début de sa vie publique, Jésus préfère donc élever le regard des foules vers ce qui est essentiel : le jugement qui viendra, et le Père miséricordieux. Au lieu de se fixer sur ce monde avec ses apparences, découvrir ce rapport à Dieu qui est bien plus fondamental…
L’argument change alors de nature : il s’agit désormais de se comporter en cette vie selon la mesure qu’emploiera le Seigneur pour nous peser : celle de la miséricorde. Dieu est miséricordieux et nous jugera avec miséricorde, si nous acceptons de nous placer sous le règne de la miséricorde. Si nous préférons la stricte justice pour les autres, elle s’appliquera aussi à nous et nous serons condamnés car, comme le dit le psaume : «N’entre pas en jugement avec ton serviteur ; aucun vivant n’est juste devant toi » (Ps 143). Saint Jacques résume cela ainsi : « car le jugement est sans miséricorde pour celui qui n’a pas fait miséricorde, mais la miséricorde l’emporte sur le jugement » (Jc 2, 13).
Si nous devenons enfants de Dieu par le baptême, alors notre comportement doit imiter Celui qui est notre Père, et qui est « riche en miséricorde » (Ep 2,4) ; ce Père viendra un jour récolter sur l’arbre de notre cœur ces fruits qu’Il a lui-même suscités, les bonnes œuvres : ce sera le moment du jugement. Or la bonne œuvre par excellence c’est la charité dont Pierre dit qu’elle « couvre une multitude de péchés » (1P 4, 8). Comme aucune charité humaine n’est parfaite, Dieu nous pardonnera nos manquements, si nous-mêmes avons pardonné à nos propres frères.… Saint Augustin exprime bien comment le cœur humain doit se modeler sur le cœur divin :
« Conformons-nous donc à ce divin modèle et imitons Dieu qui nous a manifesté son amour et sa vérité: son amour en nous remettant nos péchés, sa vérité en réalisant ses promesses. Comme lui, accomplissons en ce monde des œuvres pleines d’amour et de vérité. Soyons bons envers les malades, les pauvres et même envers nos ennemis. Vivons dans la vérité en évitant de faire le mal. Ne multiplions pas les péchés, car celui qui présume de la bonté de Dieu, laisse s’introduire en lui la volonté de rendre Dieu injuste. Il se figure que, même s’il s’obstine dans ses péchés et refuse de s’en repentir, Dieu viendra quand même lui donner une place parmi ses fidèles serviteurs. Mais serait-il juste que Dieu te mette à la même place que ceux qui ont renoncé à leurs péchés, alors que tu persévères dans les tiens? Veux-tu être injuste au point de rendre Dieu injuste? Pourquoi donc veux-tu le plier à ta volonté? Soumets-toi plutôt à la sienne. » [3]
Soulignons que la perspective du jugement est très positive sur les lèvres de Jésus : il en présente l’aspect heureux, celui de la récompense, à travers une image très parlante pour son auditoire. La rétribution divine sera comme cette portion quotidienne de nourriture que le paterfamilias, dans l’économie gréco-romaine, fournissait à ses ouvriers pour les payer. Chaque matin, il versait dans les larges manteaux, employés alors comme des sacs, le grain correspondant au salaire (d’où l’expression « pan de votre vêtement »).
Le Père céleste ne sera pas avare, mais au contraire généreux et large dans ses bontés : « c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans le pan de votre vêtement » (v.38). En réalité, Dieu qui donne toujours à profusion, nous comblera bien au-delà de nos mérites et de nos attentes. Jésus creuse ainsi le désir de la sainteté chez les âmes qui l’écoutent : cette récompense eschatologique sera la vie divine elle-même, la communion pour toute l’éternité à l’amour du Père pour le Verbe… Le cœur humain en sera comblé dans toute la mesure de sa capacité : la vie sur terre est donc le délai qui nous est accordé pour augmenter cette capacité, et susciter chez le Père une générosité plus grande encore !
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[1] CTI, Document À la recherche d’une éthique universelle (2009), nº24.
[2] Pape François, Message pour la 50e journée mondiale de la paix, 1er janvier 2017.
[3] Saint Augustin, Homélies sur les psaumes, Ps 60, 9; CCL 39, 771.