lecture

La proclamation des Béatitudes en Luc 6 est d’abord une invitation à faire nôtre cette toute première parole de Jésus dans l’évangile de Marc : « les temps sont accomplis, le règne de Dieu est tout proche, convertissez-vous ! » (Mc 1,15). Jésus utilise cette même expression à l’adresse de ses auditeurs, c’est-à-dire pour nous, sous forme d’une hypothèse qu’il soumet à notre intelligence et notre foi, au chapitre 11 de Luc (et 12 de Matthieu) : « si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le règne de Dieu est venu jusqu’à vous… » (Lc11, 20). Que signifie-t-elle ?

Une venue décisive

L’avènement de Jésus marque le début du grand renversement qui fait basculer l’histoire de l’homme. Dieu est venu jusqu’à l’homme. Trop souvent, nous pensons et nous nous comportons comme si l’Incarnation et la Rédemption étaient venus éclairer simplement l’histoire humaine qui se poursuit depuis à l’identique.

En réalité, la venue de Jésus et le salut qu’il apporte, par la Passion et la Résurrection, enclenchent une mécanique qui bouleverse totalement l’histoire. Les derniers temps, ceux qui vont voir la fin de l’histoire, sont commencés. L’homme n’est plus seul face à un destin injuste qui a raison de lui à court et moyen terme. L’heure de Dieu est arrivée ; le mal et la mort sont vaincus ; l’homme est libéré de la domination qu’ils exerçaient sur lui par le péché. La perspective humaine s’éclaire enfin. En sommes-nous convaincus et savons-nous nous en réjouir ? Le pape François affirmait ainsi cette révolution dans l’histoire :

« Nous savons que l’histoire a un centre: Jésus-Christ, incarné, mort et ressuscité, qui est vivant parmi nous. Elle a un objectif : le Royaume de Dieu, Royaume de paix, de justice, de liberté dans l’amour; et elle a une force qui la porte vers cet objectif : cette force est l’Esprit Saint. Nous avons tous l’Esprit Saint, que nous avons reçu lors du Baptême, et c’est lui qui nous pousse à avancer sur le chemin de la vie chrétienne, sur la route de l’histoire, vers le Royaume de Dieu. » [1]

Notre monde occidental, qui devient de plus en plus hostile à l’idée de Dieu, préfère s’appuyer sur lui-même : c’est ce que dénonce Jérémie en première lecture. Cette civilisation nous laisse souvent penser que l’existence humaine n’a guère changé depuis la résurrection de Jésus. C’est faux. Des longs débuts ténébreux de la vie à l’apparition de l’homme, de la longue marche de l’homme de la préhistoire et de l’Antiquité des croyances païennes à la révélation, de la longue attente du peuple élu jusqu’au Messie, tout a convergé vers ce moment où Dieu a visité l’homme et lui a ouvert le chemin de la vie en plénitude. C’est ce que saint Irénée a affirmé avec force :

« Mais alors, penserez-vous peut-être, qu’est-ce que le Seigneur a donc apporté de nouveau par sa venue ? — Eh bien, sachez qu’il a apporté toute nouveauté, en apportant sa propre personne [omnem novitatem attulit seipsum afferens] annoncée par avance, car ce qui était annoncé par avance, c’était précisément que la Nouveauté viendrait renouveler et revivifier l’homme. » [2]

Non, le monde n’a pas continué à fonctionner à l’identique depuis lors. Non, les mêmes questions ne se posent pas éternellement. Oui, Jésus est venu répondre à la quête de l’homme. Il est venu révéler le cœur de Dieu. Dieu est père et aime infiniment l’homme au point de prendre sa nature et de mourir pour lui. Il l’entraîne dans sa résurrection. Oui, l’annonce de l’évangile a illuminé l’histoire ; des hommes n’ont cessé de se lever, porteurs de ce message, et ont, à chaque génération davantage, changé le monde, à leur échelle imprégnant notre société moderne, parfois à son insu, lentement mais sûrement comme la levure dans la pâte. Nous en retrouvons la trace jusque dans la devise de notre pays, les idéaux fondateurs de l’Europe ou les grands principes du droit international. C’est la grande œuvre de la foi dans l’histoire de l’humanité, que le pape Benoît XVI soulignait ainsi :

« L’affaiblissement de la foi dans la résurrection du Christ fragilise par conséquent le témoignage des croyants. En effet, si, dans l’Église, la foi dans la résurrection vient à manquer, tout s’arrête, tout se défait. Au contraire, l’adhésion du cœur et de l’esprit au Christ mort et ressuscité change la vie et illumine toute l’existence des personnes et des peuples. N’est-ce donc pas la certitude que le Christ est ressuscité qui donne le courage, l’audace prophétique et la persévérance aux martyrs de tous les temps? N’est-ce pas la rencontre avec Jésus vivant qui convertit et qui fascine tant d’hommes et de femmes, qui depuis les origines du christianisme continuent à tout abandonner pour le suivre et mettre leur vie au service de l’Évangile? ‘Si le Christ n’est pas ressuscité, disait l’apôtre Paul, vide alors est notre message, vide aussi votre foi’ (1 Co 15, 14). Mais il est ressuscité ! » [3]

Dès lors, le pauvre, l’affamé, l’affligé, ne sont plus seulement objets de désolation et pitié, abandonnés à un destin aveugle et cruel, mais deviennent porteurs d’une espérance : Dieu, qui les chérit particulièrement, s’apprête à leur donner un avenir et à leur rendre justice. Lui-même leur dit qu’ils sont heureux car leurs souffrances sont bientôt parvenues à leur terme et la justice de Dieu va remplir la terre. Sommes-nous convaincus et témoins de tout cela ?

Accueillons donc cette immense espérance du royaume qui vient et qui est déjà là en train de germer, en particulier si nous sommes aujourd’hui de ceux qui sont dépouillés, affamés matériellement, psychologiquement ou spirituellement, affligés par le deuil, la maladie ou l’épreuve. Le temps d’épreuve va bientôt prendre fin et nous marchons vers la justice de Dieu. C’est dans la prière que nous pourrons accueillir cette espérance, comme le souligne le Catéchisme :

« Prier dans les événements de chaque jour et de chaque instant est l’un des secrets du Royaume révélés aux ‘tout-petits’, aux serviteurs du Christ, aux pauvres des béatitudes. Il est juste et bon de prier pour que la venue du Royaume de justice et de paix influence la marche de l’histoire, mais il est aussi important de pétrir par la prière la pâte des humbles situations quotidiennes. Toutes les formes de prière peuvent être ce levain auquel le Seigneur compare le Royaume (cf. Lc 13, 20-21). » [4]

Béni soit l’homme qui met sa foi dans le Seigneur

Si nous ne sommes pas directement concernés par la pauvreté, la faim, l’affliction ou la persécution, en quoi ces paroles nous concernent-elles ? Le bonheur est-il aussi pour nous ? Comment ? Les quatre malédictions qui succèdent aux béatitudes nous éclairent sur ce point…

Si la vie de ce monde nous apporte toute consolation, nous sommes alors des riches (cf. Lc 6,24); nous n’avons pas mis notre foi dans le Seigneur, mais dans le confort de ce monde, les affections humaines et les projets horizontaux. Nous allons être dépouillés au soir de notre vie et laissés sans rien face à l’essentiel… Quelle est ma relation à la richesse, au confort, à l’accumulation de biens, de plaisirs et distractions en tous genres, de relations sans profondeur ?

Soupesons le poids des paroles du Christ, et prions pour toutes ces personnes que nous connaissons et qui se perdent dans la superficialité, comme le pape François y invitait un groupe de « sans abris » :

« Il a dit ‘malheur !’ Et il l’a dite aux riches, aux repus, à ceux qui maintenant rient, à ceux qui aiment être loués (cf. Lc 6,24-26), aux hypocrites (cf. Mt 23,15 sq). Je vous donne la mission de prier pour eux, pour que le Seigneur change leur cœur. Je vous demande aussi de prier pour les responsables de votre pauvreté, pour qu’ils se convertissent ! Prier pour tant de riches qui s’habillent de pourpre et qui font la fête dans de grands festins, sans se rendre compte qu’à leur porte il y a beaucoup de Lazare, avides de se nourrir des restes de leur table (cf. Lc 16,19 sq). » [5]

De même, si nous sommes repus aujourd’hui ou si nous n’éprouvons aucune peine, c’est que nous ne bâtissons pas sur Dieu mais sur le monde (cf. Lc 6,25). Nous n’avons pas creusé en nous la vraie soif, celle d’un amour infini auquel seul Dieu peut répondre. Nous n’entendons pas crier le pauvre et sa souffrance ne nous dérange pas. Ce monde ne prête pas à rire : il est rempli de souffrance et d’appels matériels et spirituels d’hommes en attente de l’évangile. Nous serons rejoints par cette faim et cette soif fondamentales au jour où nous seront face à la vérité. Qu’est-ce qui remplit vraiment ma vie ? Quel temps et quel effort concret pour Dieu et pour le prochain au sein de mes occupations ? Quel écho le cri des pauvres rencontre-t-il chez moi au quotidien ?

Écoutons Charles de Foucauld :

« Mon Seigneur Jésus, comme il sera vite pauvre celui qui, Vous aimant de tout son cœur, ne pourra souffrir d’être plus riche que son Bien-Aimé !… Mon Seigneur Jésus, comme il sera vite pauvre celui qui, songeant que tout ce qu’on fait à un de ces petits, on Vous le fait, que tout ce qu’on ne leur fait pas on ne Vous le fait pas, soulagera toutes les misères à sa portée !… Comme il sera vite pauvre celui qui recevra avec foi Vos paroles : ‘Si vous voulez être parfait, vendez ce que vous avez et donnez-le aux pauvres… Bienheureux les pauvres, car quiconque aura quitté ses biens pour Moi, recevra ici-bas cent fois plus et, au ciel, la vie éternelle…’ et tant d’autres ! » [6]

Enfin, la quatrième béatitude avertit les chrétiens qu’ils ne peuvent pas être du monde. Le fait d’être en porte-à-faux avec ce monde, voire même d’y être persécutés, est le signe que nous avons bâti notre existence sur Dieu et non sur la logique de ce monde. Le royaume de Dieu dérange et n’est pas populaire. Si nous nous accommodons de ce monde et qu’il s’accommode de nous, matériellement, moralement, spirituellement, c’est probablement que nous avons fait quelque compromis. Nous nous croyons encore porteurs d’un message, mais sommes en réalité de faux prophètes qui, comme Hananya (Jr 28), disent au monde ce qu’il souhaite entendre. Est-ce que je garde ma liberté de penser, dans la fidélité à l’évangile ? Suis-je capable de risquer ma réputation pour témoigner ? Est-ce que par charité mal comprise j’approuve lâchement tous les comportements pour assurer ma tranquillité et la sympathie de ceux qui m’entourent ? Suis-je prêt à la contradiction, à l’hostilité ?

La situation de disciple du royaume est rarement confortable mais si c’est en Dieu que j’ai mis ma confiance, que m’importe l’opinion du monde ? Ecoutons à nouveau Charles de Foucauld qui fait parler le Christ :

« Bienheureux ceux qui souffrent persécution avec Moi et pour Moi, et dont l’amour croît sans relâche pendant ces persécutions ! Ne refusez, ne craignez jamais les peines, les haines, les persécutions souffertes pour Moi ; recevez-les, au contraire, avec joie, bénédiction, action de grâce, reconnaissance à Dieu et aux hommes, en me remerciant du fond du cœur, en priant pour vos ennemis et vos bourreaux, en vous joignant, anges terrestres, à leurs anges gardiens pour me demander leur conversion, et en vous réjouissant du fond du cœur d’avoir été jugés dignes de souffrir humiliation et souffrance pour mon amour ! N’oubliez pas que c’est ainsi que je traite tous ceux qui j’aime d’un amour de prédilection : ainsi j’ai traité les patriarches et les prophètes, ainsi je traiterai et j’ai traité ma mère, ainsi j’ai traité mon bien-aimé père Joseph, ainsi je vous traiterai, Magdeleine, ainsi je vous traiterai, Pierre, Jean, Jacques, vous tous mes bien-aimés !… Et ainsi surtout je me traite Moi-même, Moi qui dois être le premier en tout… Et qu’elle sera bénie la fin de ces douleurs !… Plus vous aurez aimé et souffert pour Moi en ce monde, plus vous aurez été persécutés pour Moi, et mieux vous me verrez, et mieux vous m’aimerez éternellement dans l’autre… » [7]

Le royaume des cieux est à vous

Jésus dit aux pauvres, de manière énigmatique : « le royaume des cieux est à vous », une expression que l’on retrouve aussi sous la plume de Matthieu pour les pauvres de cœur et les persécutés. Que signifie cette promesse et que recouvre ce terme ? Il s’agit tout d’abord de lever notre regard vers le haut, comme l’expliquait cette anecdote rapportée par le cardinal Ratzinger :

« Un ange s’approche d’un paysan et lui dit : ‘Je suis venu t’apporter le bonheur’. Ce paysan avait si souvent entendu parler de bonheur que ces mots ne le touchèrent pas ; ainsi, moins ému que bien élevé, il répondit : ‘Merci pour la bonne nouvelle’. Etonné, l’ange reprend : ‘Mais tu ne veux même pas savoir si le bonheur te convient ?’ Le paysan répond : ‘Pour cela le temps viendra, mais laissez-moi d’abord tourner mon regard vers Dieu’. En un monde qui vit de quête de bonheur, qui prétend être lui-même en mesure de susciter le bonheur et qui est devenu infiniment cruel, ce mot résonne comme le vide. Mais une chose devient d’autant plus évidente : au fond, il n’existe qu’une chose, décisive, capable de sauver l’homme : avoir le regard tourné vers Dieu. »[8]

Qu’est-ce que le royaume des cieux ? Comme nous l’avons vu en première partie, il s’agit de cet état d’avancement dans l’amour qui permet de pouvoir entrer en communion avec Dieu. Aussi Dieu promet-il à l’homme non pas des bienfaits, le bien-être, ou la simple fin de ses souffrances, mais la participation à une qualité d’existence supérieure qui dépasse tout cela et que l’on nomme sainteté ou amour, c’est-à-dire Dieu lui-même. Dieu ne fait pas de présents ; il se donne lui-même. Même s’il ne le sait pas encore, le cœur de l’homme, qui tend de manière désordonnée vers toutes sortes de biens, n’a en réalité besoin que d’une seule chose pour être comblé : l’union avec Dieu. En elle il trouve tout et comme la Samaritaine, il n’a plus besoin d’aller puiser l’eau dans les citernes du monde. « Seigneur, donne-moi de cette eau, que je n’aie plus soif, et que je n’aie plus à venir ici pour puiser »(Jn 4, 15).

Symboliquement, d’ailleurs, la samaritaine abandonne sa cruche. Et moi, suis-je capable de dire à Jésus en vérité qu’il est tout pour moi, de croire qu’il peut entièrement me combler, être mon eau vive, ou bien ai-je toujours ma cruche en main pour boire parallèlement l’eau de ce monde ? Il faut toute une vie pour accepter de ne plus boire que l’eau vive, pour n’accepter pour tout don de Dieu que sa présence avec nous et en nous. Peut-être pouvons-nous cette semaine demander humblement au Seigneur de nous donner peu à peu ce seul désir, celui du royaume, celui de sa présence aimante. Nous pouvons terminer notre méditation avec cette réflexion empruntée à Charles de Foucauld :

« Bienheureux ceux qui auront la pauvreté d’esprit ; qui, non seulement rejettent les biens matériels, ce qui est le premier degré, mais montent bien plus haut et vident complètement leur âme de tout attachement, de tout goût, de tout désir, de toute recherche qui n’a pas Moi pour but… Cette pauvreté d’esprit fait le vide complet dans l’âme, la vidant et de l’amour des choses matérielles, et de l’amour du prochain, et de l’amour de soi-même, chassant d’elle tout, tout, et n’y laissant qu’une place entièrement vide que j’occupe tout entière… Moi, alors, je leur rends divinisé cet amour des créatures matérielles qu’ils ont chassé de leur âme pour me donner la place entière… Ils ont chassé de leur âme ces amours ; seul, j’occupe leur âme vide de tout et pleine de moi ; mais en Moi, en vue de Moi, ils recommenceront à aimer toutes ces choses, non plus pour eux, ni pour elles, mais pour Moi : ce sera la charité ordonnée. Ils aimeront toutes les créatures pour Moi, et ils n’en aimeront aucune pour elle, car ils me doivent tout leur amour, ils doivent se perdre en Moi, et n’avoir rien que par Moi et pour Moi, l’amour comme le reste. Bienheureux ceux qui seront si pauvres d’esprit, si vides de tout, si pleins de Moi !… » [9]

 


[1] Pape François, Angelus du 1er janvier 2014.

[2] Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, Livre IV Tome II, Sources Chrétiennes N°100, Cerf, Paris, 1965, p.847-849.

[3] Pape Benoît XVI, Audience générale du 26 mars 2008.

[4] Catéchisme, nº2660.

[5] Pape François, discours du 6 juillet 2016.

[6] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p.99.

[7] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p.133-4.

[8] Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre l’amour de Dieu, Parole et silence 2016, p.253.

[9] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p.131-2.


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