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À l’écoute de la Parole

Les lectures de ce dimanche nous présentent la grande alternative qui s’offre à l’être humain : choisir entre le bonheur et le malheur, entre le chemin de la vie et celui de la mort, recevoir la bénédiction ou s’attirer la malédiction. Le prophète Jérémie, dans la première lecture, se présente comme un auteur de sagesse : « Maudit soit l’homme… Béni soit l’homme… » (Jr 17), et le psaume reprend la même image (Ps 40). Avec les Béatitudes, le Christ élève cet enseignement, en lui donnant une plus profonde perspective : « Heureux, vous les pauvres… Malheur à vous, les riches » (Lc 6). Dans tous ces textes, Dieu s’adresse à l’homme sur le même ton et avec la même finalité que Moïse nous avait transmis dans le Deutéronome :

« Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui ; car là est ta vie, ainsi que la longue durée de ton séjour sur la terre que le Seigneur a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob, de leur donner » (Dt 30,19-20).

La première lecture : sagesse de Jérémie (Jr 17)

Le prophète Jérémie, d’ordinaire absorbé par les luttes et les tensions de l’histoire de Jérusalem, se transforme ici en un véritable « auteur de sagesse » et nous offre quelques réflexions issues de sa méditation profonde sur la vie humaine. La littérature de sagesse fait habituellement abstraction de l’histoire et des circonstances particulières pour s’intéresser aux grands principes de la vie, qu’elle soit individuelle ou en en société : quels sont les chemins capables d’assurer la paix et le bien-être de l’individu et de la société, qui conduisent à la sagesse ? On distingue donc ce genre littéraire de la littérature prophétique où la Parole du Seigneur se fait entendre au cœur même des événements de l’histoire pour éclairer concrètement la marche de son peuple.

Nous voyons, dans la première lecture, Jérémie s’exprimer comme un sage mais nous ne devons pas pour autant oublier sa personnalité et le drame qui marque sa vie : l’incrédulité des responsables politiques face à la Parole qu’il transmet de la part de Dieu. Il existe donc bien un lien entre prophétisme et sagesse. Un autre passage le confirme :

« Ainsi parle le Seigneur. Voici, je place devant vous le chemin de la vie et le chemin de la mort. Qui restera dans cette ville mourra par l’épée, la famine et la peste; mais qui en sortira et se rendra aux Chaldéens, vos assaillants, vivra, il aura sa vie comme butin » (Jr 21,8-9).

Voilà qui éclaire ce que Jérémie entend par «mettre sa foi dans un mortel » : face à la menace de Babylone (les Chaldéens), il s’agit pour Israël de ne pas compter sur les appuis strictement humains, que sont le roi Sédécias, le secours de l’Égypte ou la force de l’armée. Il faut plutôt « mettre dans le Seigneur sa confiance », c’est-à-dire obéir à la parole de Dieu transmise par le prophète qui conseille de se rendre à Nabuchodonosor pour conserver la vie. Cette invitation divine ne sera pas accueillie par le peuple, et les effets en seront désastreux : destruction du Temple, exil à Babylone… Conséquences néfastes auxquelles fait référence l’image de la « terre désolée » : arraché à la Terre sainte, fertile et verdoyante par la bénédiction divine, Israël devra désormais vivre dans le désert de l’exil.

Le texte oppose malédictions et bénédictions. Il faut bien comprendre de quoi il s’agit : le chemin de l’obéissance à Dieu permet à la bénédiction de Dieu de se déployer ; celui de la désobéissance laisse l’homme seul, puisqu’il se soustrait à l’aide divine. Ce choix ne peut conduire qu’au malheur, à ce que l’Ancien Testament appelle la malédiction, c’est-à-dire les situations où la grâce de Dieu est rendue stérile.

La clé du bonheur, selon ce passage de Jérémie, réside dans la confiance en Dieu . L’homme a deux possibilités : mettre sa confiance dans cette vie et dans les êtres qui passent ; ou bien dans le Seigneur qui détient les clés du bonheur éternel. D’où l’image de l’arbre qui croît peu à peu, étend ses racines jusqu’aux eaux vives qui lui donnent l’accès permanent et définitif à la vie. Mettre sa confiance en Dieu n’empêche pas les épreuves mais permet de les traverser : « il ne craint pas quand vient la chaleur… il est sans inquiétude ». La victoire finale est alors assurée: « son feuillage reste vert, il ne manque pas de porter du fruit ».

Dieu s’étonne et se désole de cette tendance incompréhensible de l’homme à placer sa confiance en lui-même ou dans les choses créées, plutôt que dans son créateur qui veut son bien et seul peut tout… Mais il ne le contraint pas pour autant ; en arrière-fond se trouve en effet ce grand mystère : le Seigneur laisse l’homme user de sa liberté, comme le décrit le Catéchisme :

« Dieu a créé l’homme raisonnable en lui conférant la dignité d’une personne douée de l’initiative et de la maîtrise de ses actes. Dieu a ‘laissé l’homme à son propre conseil’ (Si 15, 14) pour qu’il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à Lui, parvenir à la pleine et bienheureuse perfection (GS 17) :L’homme est raisonnable, et par là semblable à Dieu, créé libre et maître de ses actes (S. Irénée) » [1]

Le Psaume : voie du bonheur, voie du malheur (Ps 1)

Le livre des psaumes, ce grand recueil des prières d’Israël, s’ouvre sur le même thème, avec un langage très proche de celui de Jérémie. Nous entendons ici la voix d’une personne d’autorité, une sorte de sage parmi les anciens, qui s’adresse au croyant pour l’inviter au vrai bonheur. Mais le terme de « sagesse » n’apparaît pas et c’est la Loi qui est ici la clé du bonheur, le chemin concret pour l’obtenir : « heureux l’homme qui s’attache à la loi du Seigneur, méditant cette loi, jour et nuit » (v.2).

De nouveau se présente l’alternative entre le bien et le mal, le bonheur et le malheur : la fidélité à la Loi donnée à Moïse s’oppose au «chemin des pécheurs », ces insensés que le psalmiste appelle « méchants » (ou impies) aux versets 4 et 6. Le malheur suprême est, en quelque sorte, d’échapper volontairement au champ visuel de Dieu : le regard du Seigneur est bénédiction et guide pour le juste, mais sans lui le pécheur court à sa perte : « le chemin des méchants se perdra » (v.6). La perspective du jugement final fait ainsi son apparition, même si la liturgie a gommé le verset 5 : « Ainsi, les impies ne tiendront pas au Jugement, ni les égarés, à l’assemblée des justes ». Il reviendra au Christ de révéler le sens plus profond de ces paroles.

Pas plus que le texte de Jérémie, le psaume ne fait l’impasse sur la prospérité du méchant et les souffrances du juste. Le psaume introduit discrètement une nuance de temps que nous retrouverons dans la version lucanienne des Béatitudes, mais sans inclure encore la dimension eschatologique. L’acte juste n’entraîne pas automatiquement et immédiatement le bonheur, mais il le garantit à terme : le juste« donne du fruit en son temps ». De même, le comportement mauvais conduira à une impasse à long terme : « le chemin des méchants se perdra ». Le psaume exhorte donc l’homme à la patience et à la confiance. L’accomplissement de la Loi apportera le bonheur, même s’il semble encore tarder. Un autre psaume le formule ainsi : « malheur sur malheur pour le juste, mais le Seigneur toujours le relève » (Ps 33).

Quel est ce « fruit » que portent les hommes justes ? L’apôtre Jacques l’explique dans son épître : « la sagesse d’en haut est tout d’abord pure, puis pacifique, indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité, sans hypocrisie. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui produisent la paix » (Jc 3,17-18). Voilà dévoilé l’aboutissement de la « vie vertueuse » à laquelle nous invite la littérature de Sagesse.

Le livre des psaumes, qui s’ouvre sur le psaume de cette semaine, se termine par des psaumes de louange : « Alléluia! Louez Dieu en son sanctuaire, louez-le au firmament de sa puissance… Que tout ce qui respire loue le Seigneur ! » (Ps 150,1.6). Cela signifie que la louange éternelle du Ciel est l’accomplissement plénier de ce désir de bonheur qui animait le psalmiste au début de son chemin de prière.

L’évangile : les Béatitudes (Lc 6)

Les évangiles ont conservé deux versions des Béatitudes : l’une en Matthieu 5, l’autre en Luc 6. Nous lisons aujourd’hui la seconde (année C dédiée à Luc). Les deux textes sont sensiblement différents et se complètent.

Chez Matthieu, le Christ est assis en signe d’autorité, sur une montagne, tel un nouveau Sinaï pour le nouveau Moïse, et ses huit béatitudes sont comme une Loi nouvelle. Chez Luc, en revanche, Jésus, après avoir choisi ses douze apôtres sur la montagne (Lc 6,12-16), est descendu pour se mêler à la foule: il se tient donc « sur un terrain plat ». Les multitudes ont accouru de toute la Palestine, avec même des populations étrangères (littoral de Tyr et de Sidon) ; la liturgie omet les versets qui expliquent leur présence : « pour l’entendre et se faire guérir » (v.18).

Jésus, dans la version de Matthieu, s’adresse à tous les hommes en général, comme un législateur ; Luc précise au contraire : « vous, maintenant ». Il s’adresse en priorité à la première communauté chrétienne qui a fait le choix du Christ et qui est frappée par les persécutions.

Le texte de Matthieu comporte huit béatitudes : les pauvres de cœur, les affligés, les doux, les affamés de justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les artisans de paix, les persécutés pour le royaume. Celui de Luc n’en répertorie que quatre : les pauvres, les affamés, les affligés, les persécutés pour le royaume. Il comporte en outre quatre malédictions strictement parallèles.

En effet, au-delà de la forme, les deux évangélistes adoptent des perspectives différentes qui loin de s’exclure ou de se contredire, se complètent. Pour Matthieu, les Béatitudes ont essentiellement une connotation morale et constituent un programme de vie. Il s’agit des vertus à développer pour pouvoir entrer dans la logique du royaume et hériter la vie éternelle. La perspective de Luc est légèrement différente et plutôt eschatologique : il annonce le bouleversement final que Jésus vient inaugurer et qui mettra fin à toute injustice et à toute souffrance. La justice divine s’établira. Elle consolera les pauvres et renversera le mal et les artisans du mal.

C’est pourquoi Luc parle simplement des pauvres, des affamés, s’attachant aux situations de souffrance, tandis que Matthieu évoque les pauvres de cœur, les affamés de justice s’intéressant davantage à l’attitude intérieure qui facilite, dès maintenant, l’avènement du royaume.

Le texte de Luc se situe dans le prolongement direct du chapitre 4, et de la proclamation par Jésus du passage d’Isaïe 61dans la synagogue de Nazareth lorsqu’il inaugure son ministère (3e dimanche temps ordinaire C) : « Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, etc. »(Is 61, 1-2). On pense aussi, assez spontanément, à Isaïe 35 :

« Dites aux gens qui s’affolent : ‘Soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu. Il vient lui-même et va vous sauver.’ Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et s’ouvriront les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie ; car l’eau jaillira dans le désert, des torrents dans le pays aride » (Is 35, 3-6).

En reprenant ces thématiques, Jésus signifie que le règne de Dieu est arrivé et qu’il inaugure les derniers temps, les temps messianiques. En développant cette perspective eschatologique, le Christ se distingue de Jérémie et du psalmiste, qui semblaient promettre bonheur ou malheur sur cette terre. Il élargit le bonheur à un horizon infini et absolu, le faisant dépendre non plus des événements de cette vie mais de la rencontre éternelle avec Dieu. Le vrai bonheur n’est donc plus la réalisation d’aspirations humaines au bien-être ; il est participation à la béatitude et à la joie même de Dieu. Il est lié à cet état d’avancement dans l’amour que Jésus appelle « royaume » ou « règne de Dieu », et qu’il est venu établir.

Au passage, le Christ renverse l’ancienne logique qui voulait que le malheur soit la conséquence d’un péché connu ou caché. Rappelons-nous la question des disciples devant l’aveugle-né : « Q ui a péché, lui ou ses parents pour qu’il soit né aveugle ? », et la réponse de Jésus : « ni lui ni ses parents n’ont péché. Mais c’était pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui » (Jn 9,2-3). Dans la nouvelle logique évangélique, l’homme frappé par l’épreuve n’est plus abandonné de Dieu, il fait au contraire l’objet d’un amour préférentiel de sa part. Jésus enfreindra d’ailleurs tous les codes mosaïques de pureté qui tenaient ces personnes (comme les lépreux) à l’écart de la vie sociale et de la miséricorde de Dieu.

Pour autant, Jésus ne fait aucunement l’apologie de la souffrance. Ce serait un contresens de le penser, car tout son ministère a consisté à faire reculer le mal et à signifier qu’il n’aurait jamais le dernier mot. La condition humaine, parce qu’imparfaite, comporte la souffrance et Jésus est venu l’assumer pleinement. Mais il annonce par avance que cette souffrance va vers son terme rapide, qu’aucun cri et aucune larme ne sont perdus et qu’ils se transformeront en bonheur éternel.

Les quatre béatitudes de Luc sont enfinen progression temporelle : d’abord les pauvres, qui « possèdent le royaume de Dieu » car le dépouillement les dispose à accueillir dès maintenant le vrai bonheur. Ensuite les affamés et affligés, qui doivent tourner leur visage vers l’avenir : « vous serez rassasiés ; vous rirez ». Finalement, ceux qui subissent les persécutions pour le royaume, car non seulement celles-ci prendront fin mais elles leur vaudront une rétribution: « votre récompense est grande dans le ciel » (v.23). En d’autres termes : Jésus révèle à ses disciples que la pauvreté et l’affliction sont bien ces chemins paradoxaux qui vont les mener à la plénitude de la gloire. Le Catéchisme l’exprime ainsi :

« Les béatitudes découvrent le but de l’existence humaine, la fin ultime des actes humains : Dieu nous appelle à sa propre béatitude. Cette vocation s’adresse à chacun personnellement, mais aussi à l’ensemble de l’Église, peuple nouveau de ceux qui ont accueilli la promesse et en vivent dans la foi. » [2]

La quatrième béatitude s’applique spécifiquement au chrétien qui souffre les conséquences de son témoignage : « les hommes vous haïssent à cause du Fils de l’homme » (v.22). Jésus décrit par avance toutes les tribulations que la première communauté chrétienne va subir : on pense immédiatement aux chapitres 5 à 8 des Actes, avec l’arrestation des apôtres, le martyr d’Étienne, etc… La foi va exiger une séparation douloureuse d’avec le monde jusqu’à la rupture des liens familiaux : «Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division. Car désormais cinq personnes de la même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ;ils se diviseront : le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère » (Lc 12,51-53).

Cette division se retrouve dans le discours inaugural de Jésus : après les quatre béatitudes viennent quatre « malédictions », qui ne sont pas mentionnées par Matthieu. En effet, parmi les foules réunies autour du Maître se trouvent aussi des personnes hésitantes voire hostiles. Dans le même chapitre de Luc, Jésus a été accusé de guérir le jour du sabbat : « Mais eux furent remplis de rage, et ils se concertaient sur ce qu’ils pourraient bien faire à Jésus » (Lc 6,11). Les paroles du Christ sont sans ménagement pour ces consciences engourdies dans le péché, l’hypocrisie ou le mensonge, il les appelle à se convertir sans délai.

Le texte de Luc, bâti sur l’antithèse entre béatitudes et malédictions, rappelle le livre de Jérémie par la mention des « prophètes » et des « faux prophètes ». Il suffit de relire le chapitre 28 pour en saisir tout le sens : Jérémie, le vrai prophète envoyé par le Seigneur, ne recueille que mépris et souffrances à Jérusalem ; au contraire, Hananya, qui est un faux prophète, est très respecté car il représente le parti pro-égyptien, le plus influent parmi les notables. Le Christ met donc en garde ses apôtres : eux aussi devront discerner avec courage le chemin à suivre pour servir l’évangile, en se libérant de l’influence du monde. On verra plus tard Pierre se laisser prendre par le « respect humain », face aux judaïsants, s’attirant une forte réaction de Paul : « Mais quand Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il s’était donné tort » (Gal 2,11). Perpétuelle actualité des béatitudes face à la logique du monde.

=> Lire la méditation


[1] Catéchisme, nº1730.

[2] Catéchisme, nº1719.


Le juste grandit comme un arbre bien planté

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