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Méditation : le triple don de l’Eucharistie

« Ceci est mon Corps livré pour vous » : lorsque le Christ, lors de la dernière Cène, a donné son Corps à manger et son Sang à boire aux apôtres qui ne comprenaient pas encore la grandeur du don, il anticipait son mystère pascal qui est offrande parfaite à son Père. Il leur donnait déjà son Corps glorieux, avant que ce même Corps, dans une condition semblable au nôtre, ne soit martyrisé pendant la Passion, que son Sang ne soit versé sur la Croix, que la mort ne vienne mettre un terme à son existence terrestre. Et surtout, avant que la victoire de la Résurrection n’inaugure son « nouveau mode d’être » au monde, manifesté à Marie Madeleine au matin de Pâques.

« Faites cela en mémoire de moi » : Jésus nous ordonne de répéter ses gestes, et l’Église accomplit fidèlement la volonté de son Époux en célébrant chaque jour, sur toute la terre, le sacrifice qui sauve le monde et qui nourrit ses enfants. Ce mémorial de la Passion demande à être médité, approfondi, assimilé dans la contemplation… Dans cette méditation, je vous propose de considérer trois aspects du don qui nous est fait dans l’Eucharistie, en suivant un chapitre très éclairant de Ruysbroeck dans l’Ornement des Noces Spirituelles. Ce ne sont pas trois dons distincts et séparés, mais plutôt trois facettes du même mystère du Corps du Seigneur, qu’il nous présente :

« Le Christ s’y donne lui-même à nous de trois manières sous la forme d’abord de sa chair, de son sang et de sa vie corporelle glorifiée, toute remplie de joies et de douceurs. Puis il donne son esprit avec ses puissances supérieures, qui surabondent de gloire et de dons, de vérité et de justice. Enfin il nous offre sa propre personnalité resplendissante de la clarté divine, qui élève son esprit et tous les esprits éclairés à la haute unité de jouissance. » [1]

Le don du Corps et du Sang du Seigneur

Revenons à la page d’Évangile de ce dimanche. Le Christ est pris de compassion pour les foules qu’il refuse de renvoyer, malgré la sollicitation des Douze. Nous imaginons son regard paternel qui recouvre ces personnes venues pour l’écouter et recevoir la vie du Maître, et combien il a pitié de leurs misères, à la fois morales et physiques. Ce regard s’étend sur toute la vie de l’Église et sur toute l’histoire humaine ; Jésus nous embrasse dans une même affection, et c’est dans ce mouvement du Cœur de Jésus que se situe l’institution de l’Eucharistie. Tout homme, qu’il le sache ou non, a besoin de la présence du Seigneur auprès de lui, pour le nourrir et le soutenir. Dieu, à l’Ascension, ne laisse pas sur cette terre un grand vide après avoir suscité une grande attente et une grande ferveur. Il nous donne son Esprit, et il perpétue et transforme sa présence car il sait que nous avons besoin de le voir, de le toucher, et de sentir sur notre langue ce pain dont nous savons qu’il est présence réelle du Seigneur.

Jésus est pour toujours présent au milieu des siens qui prient, mais le moyen le plus complet et le plus concret de cette présence est l’Eucharistie. En effet dans ce mémorial, Jésus se redonne sans cesse, comme il s’est donné au soir de la Cène en anticipant la Croix, totalement, dans toutes les dimensions de sa personne, dans l’acte d’amour le plus élevé qui soit. Non seulement Jésus se donne mais il vient s’unir à nous en rejoignant notre âme à travers notre propre chair. Il devient lui-même la vie de notre âme, en nous assimilant à Lui. Le cardinal Newman le formulait ainsi :

« Avant de nous quitter, il se souvint de notre indigence et rendit parfait son ouvrage en nous léguant un moyen particulier de nous approcher de lui, un mystère sacré dans lequel nous recevons (de quelle manière, nous l’ignorons) la vertu de ce corps céleste qui est la vie de tous ceux qui croient. C’est le sacrement béni de l’eucharistie dans lequel ‘le Christ crucifié est exposé parmi nous d’une manière évidente’, afin que, nous repaissant de la victime, nous soyons faits ‘participants à la divine nature’ [2 Pierre 1.4]… À chacun de nous le Christ communique sa vie, par le moyen de cette sainte nature incorruptible qu’il a assumée pour notre rédemption ; comment, nous ne le savons point ; nous savons seulement que c’est une communication réelle, bien qu’invisible, de l ui-même. » [2]

L’Eucharistie nous permet d’établir un cœur à cœur avec le Christ ; assistant à la dernière Cène avec les Douze, nous sommes transportés dans les événements du Mystère pascal, et nous voyons de près le Cœur de notre Sauveur affronter la Passion et la mort. Recevant son Corps glorieux, nous sommes invités à toucher les plaies de sa Passion, comme le Seigneur y invitait Thomas : « Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne deviens pas incrédule, mais croyant » (Jn 20,27). Ruysbroeck nous immerge dans cette dévotion aux plaies du Seigneur, qui passe par l’Eucharistie, et qui a produit tant de bienfaits dans l’histoire de l’Église :

« Lorsqu’en recevant le corps précieux du Christ, [le fidèle] se souvient du martyre et des tortures qui lui furent imposées, il est saisi parfois d’une dévotion si amoureuse et il ressent une telle compassion qu’il voudrait être cloué avec le Christ sur la croix et répandre pour son honneur tout le sang de son cœur. Il entre et s’imprime lui-même dans les plaies et le côté ouvert du Christ son gardien, et un tel exercice a souvent été l’occasion de grandes révélations et de biens insignes. L’amour de compassion que l’homme ressent alors, et la vive empreinte qui provient de son application intime aux plaies du Christ peuvent être si puissants, qu’il lui semble porter en son cœur et en ses membres ces mêmes plaies et blessures. » [3]

C’est pourquoi le bienheureux Charles de Foucauld invitait à ne pas perdre de vue cette présence si extraordinaire de Jésus dans le Tabernacle, mais à profiter de toute occasion pour l’honorer dans l’Église… Pourquoi cherchons-nous si souvent ailleurs ce qui est simplement présent sous le voile des espèces eucharistiques ? Sa prière a des accents de ferveur qui pourront nous aider dans notre méditation :

« Être seul dans ma cellule et m’y entretenir avec Vous dans le silence de la nuit, c’est doux, mon Seigneur, et Vous êtes là comme Dieu, ainsi que par Votre grâce; mais, pourtant, rester dans ma cellule quand je pourrais être devant le Saint-Sacrement, c’est faire comme si sainte Madeleine, quand vous étiez à Béthanie, Vous laissait seul… pour aller penser à Vous, seule dans sa chambre… Baiser les lieux que Vous avez sanctifiés dans Votre vie mortelle, les pierres de Gethsémani et du Calvaire, le sol de la Voie douloureuse, les flots de la mer de Galilée, c’est doux et pieux, mon Dieu, mais préférer cela à Votre tabernacle, c’est quitter Jésus vivant à côté de moi. Le laisser seul, et m’en aller seul, vénérer des pierres mortes où i l n’est pas; c’est quitter la chambre où il est et s a divine compagnie pour aller baiser la terre d’une chambre où Il fût, mais où Il n’est plus… Quitter le Tabernacle pour aller vénérer des statues, c’est quitter Jésus vivant près de moi et aller dans une autre chambre pour saluer s on portrait… Quand on aime, ne trouve-t-on pas bien, parfaitement employé tout le temps passé auprès de ce qu’on aime ? N’est-ce pas le temps le mieux employé, sauf celui où la volonté, le bien de l’être aimé nous appellent ailleurs ? » [4]

Le don de l’Esprit du Seigneur

Communier au Corps du Seigneur avec foi et dévotion, c’est être transformé en lui, pour réaliser ce que saint Paul décrivait avec émerveillement : « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Gal 2,20). Avons-nous déjà remarqué combien l’Eucharistie bouleverse notre vie, y sème des germes de vie surnaturelle qui sont bien au-delà de la nature ? Lorsque l’évangile du jour nous informe que les auditeurs de Jésus « mangèrent et furent rassasiés » (Lc 9,17), cela peut s’entendre d’un enrichissement spirituel de notre âme, dans laquelle le Christ a fait sa demeure et qu’il enrichit de sa présence, comme le présente Ruysbroeck :

« Puis en ce don sublime du Sacrement, le Christ nous communique encore son esprit tout rempli de gloires, du riche ornement des vertus et de merveilles ineffables de charité et de noblesse. Et c’est pour nous l’aliment, la parure et la clarté de l’unité de notre esprit et de nos puissances supérieures, par l’inhabitation en nous du Christ avec toutes ses richesses. » [5]

Pour percevoir tout cela, et pour être illuminé par l’Eucharistie, il faut prendre le temps d’adorer en dehors de la messe ; de contempler avant et après la communion. « Que nul ne mange ce pain qu’il ne l’ait d’abord adoré », disait Saint Augustin.

Celui qui prend le temps d’adorer et de méditer sur ce mystère, avant et après la célébration de l’Eucharistie, voit peu à peu grandir en lui les traits mêmes du Christ. Il se met à entrer dans ses sentiments, à ressentir son amour pour son Père et pour les hommes, son infinie humilité, son désir éperdu d’aimer et d’être aimé, son angoisse du salut des âmes, sa joie de nous voir face à lui, quelle que soit la pauvreté de notre prière.

Faisons cette expérience. Elle n’est pas forcément probante dès la première fois car nous avons besoin de nous vider de nous-mêmes pour découvrir Jésus. Toutefois assez vite, même si sur le moment nous pensons ne rien recevoir, nous éprouverons, a posteriori, un grand sentiment de bonheur et de paix, et le désir de retourner adorer, voire l’impression d’être comme attirés vers le tabernacle. L’amour pour le Christ va ensuite grandir dans notre cœur, sans que nous en soyons conscients, et il débordera au cours de nos journées sous forme d’actes d’amour envers Dieu, et d’une charité plus brûlante pour nos frères.

Face à un tel don, comment pourrions-nous constater sans douleur l’indifférence et la froideur avec lesquelles le peuple chrétien, en bien des endroits, reçoit le Corps du Seigneur ? Souvent, celui qui ose exprimer un amour tendre pour l’Eucharistie est qualifié d’illuminé ou d’intégriste, selon une mentalité mondaine et rationaliste qui voudrait nous maintenir dans une même médiocrité spirituelle, désapprouvant toute inspiration vers le haut… « il ne faut tout de même pas exagérer… » Le Cardinal Newman en a ressenti personnellement les contradictions :

« Bienheureux sont-ils, au-delà de toute expression et de toute pensée, ceux à qui il est accordé de recevoir ces gages de son amour qu’il n’est pour l’homme qu’un moyen d’acquérir, les témoins et le véhicule même de sa présence particulière dans le sacrement de la cène ; à qui il est donné de manger et de boire la nourriture d’immortalité et de recevoir la vie du côté sanglant du Fils de Dieu ! Hélas, par quelle étrange froideur, ou par quelle superstition perverse des hommes que l’on appelle chrétiens peuvent-ils se dérober à ce céleste sacrement ? N’est-il pas douloureux qu’il se trouve des hommes pour craindre de participer à la plus grande bénédiction concevable qui puisse descendre sur les pécheurs… qu’ils ne regardent plus l’eucharistie comme une fête céleste, le ministre du Seigneur qui le consacre comme un instrument de choix, la sainte Église dans laquelle il officie comme une divine institution, d’autant plus digne de notre dilection qu’elle fut donnée en héritage par le Christ à ce monde pêcheur ?» [6]

Le don de la vie bienheureuse dans la Trinité

Enfin, le Christ nous communique dans l’Eucharistie ce qu’il a de plus cher : son union éternelle avec le Père. Son Corps glorieux nous ouvre, pour ainsi dire, l’accès à la vie trinitaire : Jésus nous incorpore à Lui par le baptême, il fait grandir cette assimilation par la communion eucharistique – seule nourriture « assimilante » et non assimilée – accomplissant les promesses rapportées par saint Jean : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et vous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui » (Jn 14,23). Ruysbroeck décrit ainsi cette réalité :

« Nous comprendrons enfin comment, au sacrement de l’autel, il nous fait part aussi de sa sublime personnalité dans une clarté incompréhensible. Et par là nous sommes unis au Père et transportés jusqu’à lui ; et le Père reçoit, en même temps que son Fils par nature, ses fils d’adoption, et ainsi parvenons-nous jusqu’à la divinité, qui est notre partage pour la béatitude éternelle. » [7]

Éternité, Père : ce sont ces deux « notes » de l’Eucharistie qui devraient nous inspirer le plus. Le Corps du Seigneur nous entraîne vers cette communion trinitaire d’amour qui sera notre joie éternelle dans le Ciel. C’est pourquoi le Catéchisme dédie tout un chapitre à l’aspect eschatologique de l’Eucharistie, où l’on peut lire :

« L’Église sait que, dès maintenant, le Seigneur vient dans son Eucharistie, et qu’il est là, au milieu de nous. Cependant, cette présence est voilée. C’est pour cela que nous célébrons l’Eucharistie ‘expectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Jesu Christi’ (en attendant la bienheureuse espérance et l’avènement de notre Sauveur Jésus-Christ –; cf. Tt 2, 13), en demandant ‘d’être comblés de ta gloire, dans ton Royaume, tous ensemble et pour l’éternité, quand t u essuieras toute larme de nos yeux ; en t e voyant, t oi notre Dieu, tel que t u es, nous te serons semblables éternellement, et sans fin nous chanterons ta louange, par le Christ, notre Seigneur’ (Missel Romain, prière eucharistique III). » [8]

Toutes ces réalités nous poussent à louer de manière fervente le Christ Eucharistie. Laissons notre cœur exprimer toute sa dévotion, sa reconnaissance, son amour, envers le Maître qui nous a fait un tel don lors de sa dernière Cène. Prenons le temps de nous demander qui est celui que nous contemplons dans le saint Sacrement et recevons à la messe. Il est là, devant nos yeux, réellement présent, le Seigneur de Bethléem, de Capharnaüm, du Golgotha, du matin et du soir de Pâques. Celui qui est apparu à Paul et s’est révélé ensuite à tant d’hommes et de femmes. Il est là le Christ total, l’alpha et l’oméga, celui en qui sont récapitulées toutes choses, celui qui contient toutes les vies humaines de tous les temps qui viennent former son Corps mystique. Nous avons, sous nos yeux, la tendresse du Père et la puissance de l’Esprit. Lorsque nous sommes là, face à lui, dans un mouvement sincère d’amour, nous sommes unis à tous les moments de sa vie, remplis d’Esprit Saint et déjà avec lui dans la gloire du Père. Nous ne contemplons pas une idée ou un mystère, mais une personne bien présente, Jésus de Nazareth, fils de Dieu. Suivons l’exemple du bienheureux Charles de Foucauld qui nous offre cette prière d’une spontanéité contagieuse :

« Vous êtes, mon Seigneur Jésus, dans la Sainte Eucharistie, Vous êtes là, à un mètre de moi dans ce Tabernacle ! Votre Corps, Votre âme, Votre humanité, Votre divinité, Votre être tout entier est là, dans sa double nature ; que Vous êtes près, mon Dieu, mon Sauveur, mon Jésus, mon Frère, mon É poux, mon Bien-Aimé ! Vous n’étiez pas plus près de la Sainte Vierge, pendant les neuf mois qu’elle Vous porta dans son sein, que Vous ne l’êtes de moi quand Vous venez sur ma langue dans la Communion ! Vous n’étiez pas plus près de la Sainte Vierge et de Saint Joseph dans la grotte de Bethléem, dans la maison de Nazareth, dans la fuite en É gypte, pendant tous les instants de cette divine vie de famille, que Vous l’êtes de moi en ce moment et si, si souvent dans ce Tabernacle ! Sainte Madeleine n’était pas plus près de Vous, assise à Vos pieds à Béthanie, que je ne le suis au pied de cet autel ! Vous n’étiez pas plus près de Vos apôtres quand Vous étiez assis au milieu d’eux, que Vous n’êtes près de moi maintenant, mon Dieu ! Que je suis heureux ! Que je suis heureux ! Que je suis heureux ! Ainsi soit-il. » [9]

 


[1] Ruysbroeck l’Admirable, L’ornement des noces spirituelles, livre 2, chapitre XLVIII.

[2] John Henry Card. Newman, Pensées sur l’Eglise, Cerf 1956, p.194.

[3] Ruysbroeck l’Admirable, L’ornement des noces spirituelles, livre 2, chapitre XLVIII.

[4] Bienheureux Charles de Foucauld (1858-1916), Écrits spirituels, Petrus 2017, p.71.

[5] Ruysbroeck l’Admirable, L’ornement des noces spirituelles, livre 2, chapitre XLVIII.

[6] John Henry Card. Newman, Pensées sur l’Eglise, Cerf 1956, p.195.

[7] Ruysbroeck l’Admirable, L’ornement des noces spirituelles, livre 2, chapitre XLVIII.

[8] Catéchisme, nº1404.

[9] Bienheureux Charles de Foucauld (1858-1916), Écrits spirituels, Petrus 2017, p.70.


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