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Méditation : Optimisme ou Espérance ?

« Mais ces propos leur semblèrent délirants et ils ne les croyaient pas » (Lc 24,11) : l’Évangile décrit de manière très réaliste la lenteur spirituelle des Apôtres. On pourrait s’en scandaliser à peu de frais mais ce serait oublier un peu vite ce qu’ils ont vécu au cours de cette semaine. Comment le drame de la Passion et mort de Jésus ne les auraient-ils pas affectés profondément, eux qui l’aimaient et avaient misé toute leur espérance sur son message ? Comment ne pas comprendre les deux compagnons d’Emmaüs qui s’arrêtèrent, le visage sombre ? Comment surtout, les apôtres auraient-ils purent accueillir d’emblée une réalité aussi nouvelle que la résurrection ?

Parcourir le chemin

En fait, saint Luc donne toute sa place au doute, à la douleur et à la déception, qui sont le lot commun de notre existence. Il donne aussi toute sa place à la perception nécessairement difficile d’une réalité totalement novatrice. Jésus est vraiment ressuscité dans son corps, un corps qui a passé la mort, qui a été glorifié et dont l’apparence est à la fois la même et différente de ce qu’elle était auparavant. Ce réalisme va mettre encore plus en valeur l’annonce extraordinaire de la Résurrection. C’est ainsi que l’a compris saint Léon le Grand :

« La mort du Christ, en effet, avait profondément troublé le cœur des disciples, et, tandis que leurs esprits étaient appesantis de tristesse par le supplice de la croix, le dernier soupir rendu, la mise au tombeau du corps inanimé, je ne sais quelle torpeur née d’un manque de foi les avait envahis. La preuve en est que, lorsque les saintes femmes étaient venues annoncer – le récit évangélique l’a rappelé – que la pierre avait été roulée du tombeau, que le sépulcre ne contenait plus le corps et que des anges attestaient que le Seigneur était vivant, leurs paroles avaient paru pure folie aux apôtres et aux autres disciples. Jamais l’Esprit de vérité n’aurait permis qu’une telle hésitation entrât dans le cœur de ses hérauts et les fit chanceler, victimes de la faiblesse humaine, si cette agitation craintive et cette circonspection pleine d’interrogation n’avaient jeté les bases de notre foi. » [1]

Nous devons nous aussi passer par une pleine acceptation de la Passion de Jésus : un échec complet à vue humaine, une humiliation totale… Aussi ne disons pas trop vite : « mais demain il va ressusciter », comme si ces événements douloureux n’avaient plus de réalité face à l’issue joyeuse de Pâques. Pensons pour cela à nos propres deuils. L’espérance du ciel n’efface pas la violence des décès et la douleur de la séparation. La mort de Jésus a sonné le glas d’un risque permanent dans notre vie : celui de l’optimisme béat qui se convainc facilement que « demain tout ira mieux », sans vouloir reconnaître les aspects tragiques de l’existence. Georges Bernanos nous offre une description caricaturale, pleine d’humour, de cette attitude facile :

« Je sais bien qu’il y a parmi vous des gens de très bonne foi, qui confondent l’espoir et l’optimisme. L’optimisme est un ersatz de l’espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c’est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s’abonne à une revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu’il ne s’est jamais mieux porté. Neuf fois sur dix l’optimisme est une forme sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui. » [2]

Lorsque saint Luc dépeint magistralement la lente apparition de la foi dans la communauté d’après Pâques, il manifeste donc la grandeur de deux réalités : l’horreur de la Passion et mort de Jésus, et la nouveauté absolue de sa Résurrection. On ne passe pas de l’un à l’autre comme si de rien n’était. C’est la raison d’être de cette période qui s’étend de Pâques à la Pentecôte, pendant laquelle le Seigneur habitue ses disciples à la réalité de la résurrection et les prépare au don de l’Esprit. Saint Léon l’exprime ainsi :

« C’est en ces jours-là qu’est abolie la crainte d’une mort redoutée et qu’est proclamée non seulement 1’immortalité de l’âme, mais même celle de la chair. C’est en ces jours-là que le Saint Esprit est infusé à tous les apôtres par 1’insufflation du Seigneur et que, après avoir déjà reçu les clefs du royaume, le bienheureux apôtre Pierre se voit confier, de préférence aux autres, le soin du bercail du Seigneur. C’est en ces jours-là que le Seigneur s’adjoint en tiers à deux disciples en chemin et que, pour nous débarrasser entièrement des ténèbres du doute, il reproche à ceux qui s’effraient et qui tremblent leur lenteur à croire. Les cœurs qu’il illumine sentent s’allumer la flamme de la foi, et ceux qui étaient tièdes deviennent brûlants lorsque le Seigneur ouvre les Écritures. » [3]

D’où l’invitation de saint Paul à « rechercher les choses d’en haut » (Col 3,1). Le Seigneur, par ses apparitions, a manifesté à ses disciples non seulement sa nouvelle vie glorieuse, mais aussi la nature spéciale de cette vie : un nouveau « mode d’être au monde » qui est sa présence auprès du Père : « là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu », écrit saint Paul. Sa nouvelle vie engendre en nous – par le baptême – la vie théologale : les vertus de foi, espérance et charité qui nous projettent dans ce monde divin.

La véritable espérance

Au cours de notre croissance spirituelle, il est possible que cette vertu d’espérance soit très éprouvée : par des contrariétés multiples, par des raisonnements trop humains, par des tentations spécifiques… C’est une étape très courante. Le bienheureux Marie-Eugène nous rappelle que cette étape, appelée nuit de l’esprit, plonge l’âme dans les ténèbres, pour y faire naître la véritable espérance théologale :

« La nuit de l’esprit amène cette heure de l’espérance surnaturelle. Dieu s’y découvre dans les effusions de grâce et dans les faveurs extraordinaires qui marquent cette période, dans la sagesse secrète et toujours agissante qui crée une certaine obsession de la transcendance divine. L’obscurité qui règne fait en même temps plus épais le voile, plus grande la distance qui sépare. L’âme, écrasée par sa misère et sa faiblesse, expérimente qu’elle ne peut aller vers ce Dieu, l’unique objet qu’elle puisse désormais désirer. Revenir en arrière, elle ne le peut, car elle est déjà enchaînée par son amour. Se porter vers Lui, elle n’y réussit pas et elle ne doit pas le faire, puisque la flamme divine est dans son âme et l’investit. C’est l’heure de l’espérance profonde, ardente et paisible. Dieu attend ces soupirs qui jaillissent des profondeurs et les ouvrent à son action. Dieu a besoin de ces gémissements qui disent que l’œuvre de purification se réalise et qui livrent toutes les imperfections à l’action de la flamme. » [4]

Les apôtres, au matin de Pâques, ne sont donc pas simplement « consolés » des événements de la Passion, comme s’il fallait les oublier : ils sont plutôt immergés dans une nouvelle perspective, celle de l’avènement du Ciel sur la terre. On comprend dès lors leurs difficultés et la différence profonde entre l’optimisme mondain et l’espérance théologale. L’Évangile nous montre leur lente évolution parce que nous vivons, nous aussi, la même difficulté à croire. Bernanos a ressenti très personnellement cette aventure de l’esprit :

« C’est [l’optimisme] un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. […] L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté. » [5]

« Songez aux choses d’en haut » (Col 3,2) : en ce temps pascal, l’Église reprend à son compte l’exhortation de saint Paul. Elle nous invite à la véritable espérance dont le pape François nous offre une description plus positive que celle de Bernanos :

« Voyez, l’espérance chrétienne n’est pas simplement un désir, un vœu, ce n’est pas de l’optimisme : pour un chrétien, l’espérance est attente, attente fervente, passionnée de l’accomplissement ultime et définitif d’un mystère, le mystère de l’amour de Dieu, dans lequel nous renaissons et dans lequel nous vivons déjà. Et il est attente de quelqu’un qui va arriver : c’est le Christ Seigneur qui se fait toujours plus proche de nous, jour après jour, et qui vient nous introduire enfin dans la plénitude de sa communion et de sa paix. L’Église a alors le devoir de maintenir allumée et bien visible la lampe de l’espérance, afin qu’elle puisse continuer de resplendir comme un signe certain de salut et qu’elle puisse illuminer pour toute l’humanité le chemin qui conduit à la rencontre avec le visage miséricordieux de Dieu. » [6]

Témoins d’espérance

Où trouver concrètement cette « lampe de l’espérance » ?

La présence de Dieu auprès de son peuple n’a pas cessé brusquement à la Pentecôte. Elle se poursuit depuis deux mille ans, constituant comme un cinquième évangile qui se déroule au fil de l’histoire et se déploie aujourd’hui, à notre époque et dans nos propres vies. Nous pouvons très utilement relire, en ce temps de Pâques, les Actes des apôtres qui manifestent cette présence de manière éclatante ; puis méditer sur l’histoire de l’Église constellée de martyrs et de saints.

Des hommes et des femmes n’ont cessé de payer de leur vie le témoignage au Christ ressuscité. Ils n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui. Les fondateurs et réformateurs d’ordre, comme Benoît de Nursie ou François d’Assise, sont venus émailler l’histoire, relevant l’Église à chaque fois qu’elle chancelait. Les mystiques, comme Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, ou Marguerite-Marie, ont rappelé sans cesse la réalité très concrète de l’amour de Dieu pour eux et pour nous. Depuis le XVIe siècle des apparitions mariales, assorties de signes très concrets, disent toute l’attention de Dieu à notre monde moderne. Les maîtres de charité comme Vincent de Paul, Don Bosco, ou Mère Teresa, ont réalisé des œuvres étonnantes dépassant les capacités humaines et changeant le monde. Aujourd’hui encore les initiatives de charité se multiplient sur tous les continents, de même que fleurissent des communautés nouvelles vivant les charismes des Actes (guérison, conversion…).

La foi se répand dans des pays d’Asie originellement très éloignés de la pensée chrétienne, comme l’Inde, le Japon, la Corée, la Chine… Dans ces pays et ailleurs, la consécration d’hommes et de femmes dont l’existence est articulée autour des trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, si contraires à l’esprit du monde, manifeste la force des choses d’en haut. C’est ainsi que Jean-Paul II nous les présentait :

« Le regard tourné vers les réalités du Seigneur, la personne consacrée rappelle que ‘nous n’avons pas ici-bas de cité permanente’ (He 13, 14), parce que ‘notre cité se trouve dans les cieux’ (Ph 3, 20). La seule chose nécessaire est de chercher ‘le Royaume et sa justice’ (Mt 6, 33), en implorant sans cesse la venue du Seigneur. » [7]

Au tombeau vide, les anges ont invité les femmes à se souvenir des paroles de Jésus : « Rappelez-vous comment il vous a parlé, quand il était encore en Galilée » (Lc 24, 6). Pour soutenir notre chemin dans la foi, nous pouvons relire notre vie comme une histoire sainte, et nous rappeler des œuvres que le Seigneur a accomplies pour nous personnellement. Le pape François nous y invitait :

« C’est donc l’invitation à faire mémoire de la rencontre avec Jésus, de ses paroles, de ses gestes, de sa vie ; et c’est vraiment le fait de se souvenir avec amour de l’expérience avec le Maître qui conduit les femmes à dépasser toute peur et à porter l’annonce de la Résurrection aux Apôtres et à tous les autres (cf. Lc 24,9). Faire mémoire de ce que Dieu a fait et fait pour moi, pour nous, faire mémoire du chemin parcouru ; et cela ouvre le cœur à l’espérance pour l’avenir. Apprenons à faire mémoire de ce que Dieu a fait dans notre vie. » [8]

Terminons notre méditation par cette belle prière au Christ ressuscité :

« Seigneur Jésus Ressuscité, par ta vie, ta mort et ta résurrection, Tu as saisi la main de l’homme et de la femme pour les arracher à leur détresse et les entraîner vers le Père, dans la force de l’Esprit Saint.

Tu es toujours avec nous jusqu’à la fin des temps. Nous croyons en ta présence, invisible et réelle, silencieuse et efficace. Tu pardonnes nos faiblesses, renouvelles notre confiance. Envoie sur nous ton Esprit Saint !

Qu’il nous apprenne à te chercher, comme Marie Madeleine, par ce que nous t’aimons, et souffrir quand nous te délaissons ; à te trouver dans les Écritures, comme les disciples d’Emmaüs, et te recevoir comme pain rompu pour notre Vie ; à te redire que nous t’aimons, comme Pierre, chaque fois que nous avons peur de reconnaître, devant les autres, ton influence sur nous.

Que ton Esprit nous communique un souffle de Résurrection, de pardon, de guérison et de communion en faveur de tout homme et de tout peuple, avec priorité au service des plus méprisés et des plus oubliés. Arrache nous à nos instincts de mort et d’agressivité, à nos tentations de désespérer ou capituler devant le mal.

Fais de ton Église une communauté vivant de l’Amour et de l’espérance. Avec ceux qui te cherchent même sans te nommer, Toi, le vivant qui fait vivre pour les siècles des siècles. » [9]

 


[1] Saint Léon le Grand, Premier sermon sur l’Ascension du Seigneur (LXXIII), Sources Chrétiennes 74, p. 135-6.

[2] Georges Bernanos, La liberté, pour quoi faire ? Gallimard 1972.

[3] Saint Léon le Grand, Premier sermon sur l’Ascension du Seigneur (LXXIII), Sources Chrétiennes 74, p. 136-7.

[4] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p.825.

[5] Georges Bernanos, La liberté, pour quoi faire ?, Gallimard 1972.

[6] Pape François, Audience du 15 octobre 2014, disponible ici.

[7] Jean-Paul II, Vita Consecrata, nº26, disponible ici.

[8] Pape François, Homélie (veillée pascale), 30 mars 2013, disponible ici.

[9] Prière au Christ ressuscité , d’après Mgr Jean-Charles Thomas, disponible ici.


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  • Raising of Lazarus