Quelle étrange disproportion : d’un côté l’événement le plus bouleversant de toute l’histoire, la résurrection, qui concerne tous les hommes et change tout ; de l’autre, les apparitions à un petit groupe d’individus insignifiants aux yeux du monde, confinés dans les murs du Cénacle. Après toutes les humiliations publiques de la Passion, on s’attendrait plutôt à une manifestation éclatante du Christ : qu’il manifeste à tous, surtout à ceux qui l’ont condamné, son triomphe sur la mort et la victoire qu’il a remportée. Qu’il reçoive enfin l’honneur qui lui est dû. Mais parce qu’il est humble et respecte la liberté de l’homme, Jésus choisit de se montrer progressivement aux apôtres qui lui sont attachés : « les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur ». Il leur apporte la paix et suscite leur foi avec patience. Cette attitude n’est pas déroutante pour ses vrais amis, ceux qui connaissent son Cœur, comme le père La Colombière :
« Quel triomphe pour Jésus-Christ, s’il avait voulu se montrer dans la Synagogue, et sur les places de Jérusalem ! Avec quelles acclamations n’aurait-il pas été reçu ! avec quel avantage n’aurait-il pas effacé toute l’ignominie de sa mort ! Il se refuse avec ce triomphe la satisfaction délicate de voir la honte de ses ennemis confondus servir à la manifestation de sa gloire. Il ne cherche qu’à se montrer à ses frères pour les confirmer dans la foi, et pour leur rappeler ses plus importantes leçons. Quelle force ! quelle grandeur d’âme ! Sagesse éloignée du faste, vertu inconnue aux âmes faibles, vertu que n’aperçoivent point les yeux grossiers, mais qui ravit les âmes nobles dans leurs pensées, nobles dans leurs sentiments. » [1]
C’est dans ce contexte intime que Jésus montre les plaies de son Corps, non pas pour forcer des hommes indifférents à le reconnaître malgré tout comme Seigneur, mais pour aider ceux qui se sont laissé attirer vers lui à enraciner leur foi, et les inviter à une révélation encore plus profonde que celle de son incarnation : celle de la miséricorde qui habite son Cœur.
Nous retrouvons, pour la miséricorde, la triple dimension de la présence de Jésus dont nous avons parlé plus haut : Jésus montre ses plaies pour attester la réalité de son mystère pascal ; ce sont de véritables blessures d’amour, salvifiques pour nous (Passion) mais sur un corps glorieux, qui a vraiment passé la mort (résurrection). Notre foi, grâce au témoignage de « ceux qui ont mangé et bu avec lui après sa résurrection » (Ac 10,41), est fermement ancrée dans la rencontre avec cette réalité historique du Christ mort et ressuscité. C’est lui qui préside à toute l’histoire humaine, et à la vie de nos communautés. Il est « l’Agneau égorgé et vivant » décrit par l’Apocalypse (Ap 5,6) : il a signé de son sang tout son enseignement et son témoignage.
À notre époque moderne, Jésus continue, comme dans les Actes, à révéler ses plaies : il le fait par l’œuvre des saints qui se penchent sur les plus souffrants de leurs frères : le Père Damien, apôtre des lépreux, mort lui-même de la lèpre en 1889 ; Mère Teresa de Calcutta, entendant le Christ lui dire qu’il a soif d’être aimé dans les Intouchables ; il se manifeste aussi chez des mystiques chargés de sa croix et parfois même marqués des stigmates, comme le Padre Pio ou Marthe Robin.
Au quotidien, il se rend présent par ses ministres qui sont les dispensateurs de sa miséricorde pour nous atteindre tous personnellement dans l’Eucharistie, le sacrement du pardon ou la simple prédication. C’est pourquoi la dévotion à la divine miséricorde a accompagné toute la vie de l’Église depuis le début. L’Ancien Testament avait beaucoup insisté sur la justice, comme une nécessité pédagogique : il s’agissait d’éduquer le Peuple à rejeter le mal et choisir le bien. Pour cela, la Loi mosaïque, qui était imparfaite, désignait les cas où un fautif devait être « retranché du peuple », c’est-à-dire mis à mort (voir par exemple Lv 7). Mais les Prophètes avaient ensuite ouvert la voie au repentir et à la conversion. Ezéchiel avait, par exemple, proclamé : « Par ma vie, oracle du Seigneur Yahvé, je ne prends pas plaisir à la mort du méchant, mais à la conversion du méchant qui change de conduite pour avoir la vie. » (Ez 33,11). Enfin le Christ est venu, pour accomplir en sa personne la réconciliation du pécheur avec Dieu. Il en résulte une certaine tension entre « justice et miséricorde », et les Pères ont souvent affirmé la priorité de la seconde, qui ne supprime pas la première, comme la charité ne peut effacer la vérité. Saint Grégoire le Grand écrivait par exemple :
« Le Juge lui-même veut que nous le suppliions, pour ne pas être obligé de nous punir de nos péchés. C’est pourquoi il nous menace si longtemps de sa colère, bien qu’il nous attende dans sa miséricorde. Laissons cette miséricorde ranimer nos forces, mais sans nous rendre en rien négligents. Permettons au souvenir de nos péchés de nous troubler, mais sans précipiter notre âme dans le désespoir : malgré notre certitude quant à l’avenir, nous gardons la crainte, et malgré cette crainte, nous avons l’espérance d’acquérir bientôt le Royaume éternel, par celui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen. » [2]
Au XXe siècle, cette tension sera de nouveau exprimée par sainte Faustine Kowalska. Cette religieuse polonaise fut à l’origine de la fête de la Miséricorde célébrée aujourd’hui, et instituée par saint Jean-Paul II. Dans une vision mystique, le Seigneur lui disait :
« Écris ceci : Avant de venir comme un Juge équitable, Je viens d’abord comme Roi de Miséricorde. Avant qu’advienne le jour de Justice, il sera donné aux hommes ce signe dans les cieux : toute lumière dans le ciel s’éteindra et il y aura de grandes ténèbres sur toute la terre. Alors le signe de la Croix se montrera dans le ciel ; des Plaies des Mains et des Pieds du Sauveur, sortiront de grandes lumières, qui, pendant quelques temps illumineront la terre. Ceci se passera peu de temps avant le dernier jour. » [3]
Récemment, le pape François s’est exprimé sur ce thème, en montrant que la justice et la miséricorde, loin de se contredire, se complètent, la miséricorde étant l’accomplissement parfait de la justice, car pour Dieu le sommet de la justice est que tout homme soit sauvé :
« Frères et sœurs, l’Écriture nous présente Dieu comme miséricorde infinie, mais aussi comme justice parfaite. Ces deux réalités ne sont pas contradictoires. La miséricorde de Dieu porte la vraie justice à son achèvement. Pour que la justice puisse triompher, le coupable doit reconnaître le mal qu’il a fait et cesser de le faire. Ainsi, le Seigneur nous offre son pardon, il nous aide à l’accueillir et à prendre conscience de notre mal pour pouvoir nous en libérer. Dieu ne veut pas notre condamnation mais notre salut. Le cœur de Dieu est un cœur de Père qui va au-delà de notre petit concept de justice pour nous ouvrir aux horizons infinis de sa miséricorde. En Jésus, la miséricorde de Dieu s’est faite chair et la vraie justice a trouvé son achèvement en montrant dans le pardon sa force salvifique, capable de vaincre le mal, le transformant en bien. La justice de Dieu, c’est son pardon. Et nous sommes appelés à accueillir ce pardon et à pardonner à nos frères. »[4]
Dans ce cadre, nous pouvons contempler la dévotion à la miséricorde divine qui s’est déployée au long des siècles, dans la dévotion populaire et les expériences des saints. Déjà les récits de l’Évangile nous montrent Jean penché sur le cœur du Seigneur pendant la Cène, et les disciples bouleversés par l’effusion de sang et d’eau sur la Croix (Jn 19,34) ; ils ont contemplé les plaies que le Sauveur leur montre (Lc 24,39 et l’évangile du jour) ; ils ont transmis l’enseignement de Jésus avec notamment la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15) ou les rencontres de Jésus avec Zachée (Lc 19), la Samaritaine (Jn 4), la femme adultère (Jn 8). Au long des siècles, des saints comme Gertrude de Helfta ou Marguerite-Marie feront la même expérience. Le point commun de toutes ces expériences spirituelles est le Cœur du Christ : transpercé sur la Croix, palpitant de miséricorde chez le Ressuscité, Il est la révélation la plus profonde du Cœur du Père. Y trouvant le fondement de la dévotion au Sacré Cœur, Pie XII écrivait ainsi :
« C’est pourquoi la blessure du Cœur très sacré de Jésus, qu’avait déjà quitté cette vie mortelle, restera pendant le cours des siècles l’image vivante de cet amour, manifesté de plein gré, par lequel Dieu a donné son Fils unique pour racheter les hommes ; amour dont le Christ nous a tous aimés si fortement qu’il s’est immolé pour nous sur le calvaire en hostie sanglante : ‘Le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même à Dieu, pour nous, comme une oblation et un sacrifice d’agréable odeur.’ (Eph 5,2) » [5]
Nous sommes donc tous appelés à la même expérience que saint Thomas : être rejoints dans notre incrédulité et notre péché par ces plaies du Ressuscité. Aujourd’hui comme alors, croire à la résurrection n’est pas si facile. De tous les mystères de la vie du Christ, la résurrection est le seul que nous ne puissions pas rattacher à une expérience humaine connue. Nous peinons donc à saisir de quoi il s’agit : mais le Christ nous demande-t-il de comprendre ce mystère ? En demandant à Thomas, et à nous tous, d’être croyant, Jésus invite plutôt à adhérer au mystère de sa personne, et, sous l’inspiration de l’Esprit, à croire à son amour pour nous. « Cesse d’être incrédule, sois croyant ! » : nous entendons dans la voix du Christ la force d’une invitation aussi pressante que son amour…
La foi n’est pas tant la certitude concernant des vérités théologiques que l’adhésion du cœur à l’amour que Jésus nous propose et qui s’est exprimé totalement lorsqu’il est mort pour nous sur la Croix. Comme le rappelle Saint Jacques les démons aussi croient qu’il y a un seul Dieu (Jc 2, 19). Croire vraiment c’est accueillir l’amour infini de Dieu qui s’est livré pour nous et y répondre. Cette capacité à répondre à l’amour par l’amour nous est donné par Dieu lui-même, comme l’explique le Catéchisme :
« Lorsque S. Pierre confesse que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant, Jésus lui déclare que cette révélation ne lui est pas venue » de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16, 17). La foi est un don de Dieu, une vertu surnaturelle infuse par Lui. Pour prêter cette foi, l’homme a besoin de la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que des secours intérieurs du Saint-Esprit. Celui-ci touche le cœur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l’esprit et donne ‘à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité’. » [6]
C’est cette grande grâce que le Seigneur veut nous offrir pendant ce temps de Pâques. En effet, nous sommes blottis dans le cénacle de nos peurs et misères. Nous avons du mal à croire à cet amour total et gratuit, et nous nous confectionnons volontiers des idoles qui nous consolent : travail, biens matériels, divertissements passagers, routine de la pastorale, répétitions de la prière… Nous faisons difficilement confiance à l’avenir, alors que le Seigneur, quoi qu’il arrive, nous précède et nous accompagne. Nous nous reprochons le passé qui est enfoui dans sa miséricorde et nous nous sentons incapables de faire face au présent, parfois très lourd il est vrai, sans voir que Dieu est là. Mais le Seigneur vient nous rejoindre et nous redit : « ne sois pas incrédule, sois croyant ». Il nous montre à nouveau les stigmates de sa Passion pour nous rappeler qu’il nous a aimés jusque-là et qu’il a passé la mort ; il ne peut donc nous manquer ou nous décevoir. Sainte Faustine l’a vécu intensément :
« La Résurrection. Aujourd’hui, pendant la célébration de la Résurrection, je vis Jésus dans une grande clarté. Il s’approcha de moi et dit : ‘Que la paix soit avec vous, Mes enfants !’ Il leva la main et nous bénit. Les plaies de Ses Mains, de Ses Pieds et de Son Côté n’étaient pas effacées, mais lumineuses. Il me regarda avec une telle bonté et un tel amour que mon âme entière se fondit en Lui. Il me dit : ‘Tu as pris une grande part à Ma Passion, c’est pour cela que Je te donne cette grande part à Ma gloire et à Ma joie.’ Tout le temps de la Résurrection me sembla durer une minute à peine. Un singulier recueillement envahit mon âme et y demeura pendant toute la durée des fêtes. La grâce de Jésus est si grande que je ne puis l’exprimer. » [7]
Prenons le temps de méditer profondément sur ces blessures du Christ et ce qu’elles signifient d’amour absolu et sans retour. Elles nous permettent de faire face à toute épreuve intérieure ou extérieure, et sont en cela un refuge. Elles font jaillir en nous le cri d’amour de Thomas : « mon Seigneur et mon Dieu ! ».
Terminons notre méditation par un acte de consécration que nous empruntons à un « ami du Sacré Cœur », saint Claude la Colombière :
« Sacré-Cœur de Jésus, apprenez-moi le parfait oubli de moi-même, puisque c’est la seule voie par où l’on peut entrer en Vous. Puisque tout ce que je ferai à l’avenir sera à Vous, faites en sorte que je ne fasse rien qui ne soit digne de Vous. Enseignez-moi ce que je dois faire pour parvenir à la pureté de Votre Amour, duquel Vous m’avez inspiré le désir. Je sens en moi une grande volonté de vous plaire et une grande impuissance d’en venir à bout sans une grande lumière et un secours très particulier que je ne puis attendre que de Vous. Faites en moi votre volonté, Seigneur, je m’y oppose, je le sens bien ; mais je voudrais bien, ce me semble, ne m’y opposer pas. C’est à Vous à tout faire, Divin Cœur de Jésus-Christ. Vous seul aurez toute la gloire de ma sanctification, si je me fais saint, cela me paraît plus clair que le jour, mais ce sera pour Vous une grande gloire, et c’est pour cela seulement que je veux désirer la perfection. Amen. » [8]
[1] Saint Claude la Colombière, Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome I, Homélie pour le jour de l’Ascension , p. 330.
[2] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur l’Evangile, nº32 (2 juillet 591).
[3] Sainte Faustine Kowalska, Petit Journal, nº83.
[4] Pape François, Audience générale du 3 février 2016, disponible ici.
[5] Pie XII, encyclique HaurietisAquas, nº39, disponible ici.
[7] Sainte Faustine Kowalska, Petit Journal, nº205.