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La vision d’Isaïe nous présente le Dieu d’Israël : le « trois fois Saint », terrible de sainteté, transcendant et entouré de séraphins dans son règne de gloire ; nous ne pouvons que recevoir un témoignage lointain de quelques privilégiés qui l’ont contemplé. Et encore : Isaïe ne peut décrire que « les pans de son manteau qui remplissaient le Temple » (Is 6,1). En effet, le Seigneur avait dit à Moïse : « L’homme ne peut me voir et vivre » (Ex 33,20), exprimant combien nous sommes indignes de la sainteté divine. C’est ainsi que le Catéchisme l’explique :

« Devant la présence attirante et mystérieuse de Dieu, l’homme découvre sa petitesse. Devant le buisson ardent, Moïse ôte ses sandales et se voile le visage (cf. Ex 3, 5-6) face à la Sainteté Divine. Devant la gloire du Dieu trois fois saint, Isaïe s’écrie :  » Malheur à moi, je suis perdu ! Car je suis un homme aux lèvres impures  » (Is 6, 5). Devant les signes divins que Jésus accomplit, Pierre s’écrie :  » Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un pécheur  » (Lc 5, 8). Mais parce que Dieu est saint, Il peut pardonner à l’homme qui se découvre pécheur devant lui :  » Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère (…) car je suis Dieu et non pas homme, au milieu de toi je suis le Saint  » (Os 10, 9). L’apôtre Jean dira de même :  » Devant lui nous apaiseront notre cœur, si notre cœur venait à nous condamner, car Dieu est plus grand que notre cœur, et Il connaît tout  » (1 Jn 3, 19-20). » [1]

Au début de son évangile, saint Jean note : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l’a fait connaître » (Jn 1,18) : le Christ s’est incarné précisément pour nous révéler le Père inaccessible aux pauvres mortels ; par la médiation de son humanité, par son œuvre de salut, nous avons accès auprès de Dieu. Saint Paul l’exprime de façon lapidaire : « Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ, lui qui nous a donné d’avoir accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis et nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire de Dieu » (Ro 5,1-2).

Cette « gloire de Dieu », chantée par le triple Sanctus des séraphins dans le Temple, nous la voyons se déployer dans l’Église. Nous allons méditer sur cette grandeur du ministère de Pierre : susciter des enfants de Dieu qui rendent gloire au Père céleste par leur vie dans le Christ. Ainsi nous suivrons l’intuition que saint Jean-Paul II avait proposée à l’Église lors du passage au nouveau millénaire, en commentant le fameux « Duc in altum ! » (avance au large) de l’évangile de ce dimanche :

« Au début du nouveau millénaire, alors que s’achève le grand Jubilé au cours duquel nous avons célébré les deux mille ans écoulés depuis la naissance de Jésus et que s’ouvre pour l’Église une nouvelle étape de son chemin, dans notre cœur résonnent à nouveau les paroles par lesquelles Jésus, après avoir de la barque de Simon parlé aux foules, invita l’apôtre à « avancer au large » pour pêcher: « Duc in altum » (Lc 5,4). Pierre et ses premiers compagnons firent confiance à la parole du Christ et jetèrent leurs filets. « Et l’ayant fait, ils capturèrent une grande multitude de poissons » (Lc 5,6). Duc in altum! Cette parole résonne aujourd’hui pour nous et elle nous invite à faire mémoire avec gratitude du passé, à vivre avec passion le présent, à nous ouvrir avec confiance à l’avenir: « Jésus Christ est le même, hier et aujourd’hui, il le sera à jamais » (He 13,8) » [2]

Il faut tout d’abord que ces enfants soient vivants : le péché avait établi son règne de mort sur le monde, le Christ l’a vaincu par la Croix, et c’est à Pierre – aux ministres de l’Église – qu’il convient de propager cette nouvelle vie : « Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Ro 6,4). C’est pourquoi plusieurs Pères de l’Église voient dans cette parole de Jésus, « ce sont des hommes que tu prendras », une image du baptême dans l’Église, comme par exemple saint Maxime de Turin :

« Cette barque, confiée à la conduite de Pierre, n’est autre que l’Église : elle a mission de donner non la mort, mais la vie, à ceux qui échappent aux tourbillons du monde, comparables aux flots. Un frêle esquif retient les poissons projetés en l’air et arrachés aux gouffres. C’est ainsi que le navire de l’Eglise rend la vie aux hommes, à ceux qui menaient auparavant une vie qui mène à la mort. Voilà ce que signifie ‘redonner la vie’ : on ne peut redonner la vie qu’à ceux qui auparavant en étaient privés. Pierre va donc redonner vie aux hommes meurtris par les tourbillons du monde, étouffés par les flots du siècle : ainsi, celui qui admirait la barque pleine à ras bord de poissons palpitants admirera davantage l’Église chargée d’une foule d’hommes vivants. » [3]

Commence alors, pour tous ces nouveaux enfants, une vie chrétienne qui rend gloire à Dieu. Notre liturgie l’exprime, mais aussi notre vie : le chrétien ne vit que pour être « louange de la gloire de Dieu », comme aimait à le souligner sainte Élisabeth de la Trinité (laudem gloriae). Une autre carmélite canonisée, Edith Stein, nous décrit ainsi le peuple de Dieu en marche vers le Ciel :

« L’unité liturgique de l’Église du ciel et de celle de la terre, qui rendent à Dieu leur action de grâce ‘par le Christ’, est exprimée de la manière la plus forte dans la préface et dans le Sanctus de la messe. Mais la liturgie ne laisse non plus subsister aucun doute sur le fait que nous ne sommes pas encore des citoyens à part entière de la Jérusalem céleste mais seulement des pèlerins en route vers notre patrie éternelle. Nous avons toujours besoin de nous préparer avant de pouvoir oser seulement lever les yeux vers les hauteurs radieuses et nous joindre au ‘Saint, saint, saint’ (Is 6,3) des chœurs célestes. Toute chose créée employée pour l’office divin doit être soustraite à l’usage profane, bénie et sanctifiée. » [4]

Une belle poésie de Verlaine exprime cette même réalité, en reprenant ce Sanctus qui résonne dans le Temple et dans nos messes :

« Saint est l’homme au sortir du baptême,
Petit enfant humble et ne tétant pas même,
Et si pur alors qu’il est la pureté suprême.
Saint est l’homme après l’Eucharistie.
La chair de Jésus a sa chair investie
De force sage et de divine modestie.
Saint l’homme quand clos ses jours débiles,
Dans l’heur et dans le pardon des Saintes Huiles,
Et l’essor soudain vers des séjours enfin tranquilles.
Les cieux sont pleins, Juste, de ta gloire.
La terre en bas vénérera ta mémoire,
Béni soit celui qui vient au Nom qu’il nous faut croire !
Hosanna sur terre et dans les cieux !
Deux fois hosanna pour l’homme glorieux !
Trois fois hosanna pour Dieu miséricordieux. » [5]

Pour réaliser cette grande œuvre de la sanctification de l’humanité, le Christ a besoin de Pierre : il se présente donc au bord du lac, l’appelle et l’arrache à ses filets. L’évangile de ce dimanche nous montre aussi l’aspect collectif de cet appel : avec Simon se trouvent « Jacques et Jean, les fils de Zébédée », qui ont assisté au miracle et se mettent eux aussi en marche dans l’aventure de l’évangile : « Ils ramenèrent les barques au rivage et, laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5,11). Cette scène se répète de génération en génération lorsque l’appel à la vie sacerdotale retentit dans le cœur d’un jeune. Le cardinal Ratzinger l’exprimait dans une homélie pour une ordination sacerdotale :

« Le filet et la barque restent maintenant là où ils sont, d’autres s’en occuperont. Toi désormais tu dois jeter les filets de Dieu dans la mer du monde. Tu dois maintenant mener en lieu sûr, sur la berge de l’éternité, les hommes qui, réticents, s’enferment dans l’illusion d’un bonheur supposé. Et tu dois le faire dans la nuit désolante de nombreux échecs ; tu dois le faire sans te décourager et sans te plaindre, même pendant les heures amères où tout te semble vain et où le travail de ta vie est comme galvaudé. Cela s’est passé, il y a presque deux mille ans, au matin de l’existence d’un homme. Mais pas seulement à cette époque. Cela se passe encore maintenant, ici, aujourd’hui. En effet, qu’est-ce qui se passe lors de l’ordination sacerdotale et de la première Messe, si ce n’est cela : que le Christ se présente à nouveau à quelques jeunes, en leur ôtant des mains leurs barques et leurs filets, qu’ils avaient associés à tel ou tel rêve de jeunesse, et il leur dit : maintenant vous devez devenir pêcheurs d’hommes. Vous devez prendre le large dans la mer du monde pour jeter le filet de Dieu avec courage et générosité, à une époque qui semble avoir tout intérêt à fuir Dieu, le saint prédateur. » [6]

Dans ce mystère de la vocation sacerdotale, il est très fréquent que se répète la réaction effrayée de Simon : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur »… Si la mission est si sublime, pourquoi le Seigneur choisit-il un instrument si faible ? Saint Augustin nous montre que la pauvreté humaine du pêcheur qu’était Simon permet à la puissance divine de se déployer :

« Car si le Christ avait choisi en premier lieu un orateur, l’orateur aurait pu dire: « J’ai été choisi pour mon éloquence ». S’il avait choisi un sénateur, le sénateur aurait pu dire: « J’ai été choisi à cause de mon rang ». Enfin, s’il avait choisi un empereur, l’empereur aurait pu dire: « J’ai été choisi en raison de mon pouvoir ». Que ces gens-là se taisent, qu’ils attendent un peu, qu’ils se tiennent tranquilles. Il ne faut pas les oublier ni les rejeter, mais les faire attendre un peu; ils pourront alors se glorifier de ce qu’ils sont en eux-mêmes. « Donne-moi, dit le Christ, ce pêcheur, donne-moi cet homme simple et sans instruction, donne-moi celui avec qui le sénateur ne daigne pas parler, même quand il lui achète un poisson. Oui, donne-moi cet homme. Certes, j’accomplirai aussi mon œuvre dans le sénateur, l’orateur et l’empereur. Un jour viendra où j’agirai aussi dans le sénateur, mais mon action sera plus évidente dans le pêcheur. Le sénateur, l’orateur et l’empereur peuvent se glorifier de ce qu’ils sont: le pêcheur, uniquement du Christ. Que le pêcheur vienne leur enseigner l’humilité qui procure le salut. Que le pêcheur passe en premier. C’est par lui que l’empereur sera plus aisément attiré. » » [7]

Le passage de ce dimanche ne nous parle pas seulement de l’Église ou des personnes appelées à la vie sacerdotale ou religieuse. Il parle de la vie spirituelle de chacun d’entre nous. Chacun de nous, en effet, passe par les trois étapes que Pierre parcourt dans cette scène d’évangile : Jésus nous rejoint d’abord là où nous sommes, nous découvrons son histoire et sa parole. Nous le découvrons en groupe avec d’autres et il vient toucher notre cœur sans que nous le connaissions encore vraiment. Puis, il s’adresse à nous plus intimement et sollicite notre confiance. Nous voyons alors son œuvre se déployer dans notre vie et nous sommes saisis de crainte : oui, Dieu est vraiment là, il agit avec puissance et nous ne sommes pas à la hauteur. Pourtant – et c’est la troisième étape – il nous appelle à son service et nous rassure. Nous partons annoncer le règne de Dieu à nos frères. La Samaritaine rencontrée au bord du puits (Jn 4) en est une bonne illustration.

Ce dimanche peut être pour nous l’occasion d’une anamnèse : nous pouvons, dans la méditation, identifier ces trois étapes dans notre vie personnelle et rendre grâce. Nous pouvons également demander la faveur de reconnaître toujours, comme Pierre, sa présence sainte dans nos existences, et de répondre à son appel d’étendre le règne de Dieu autour de nous.

Pour vivre pleinement cette page d’évangile, reprenons la prière d’abandon de Charles de Foucauld :

« Mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira.
Quoi que tu fasses de moi, je te remercie.

Je suis prêt à tout, j’accepte tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi, en toutes tes créatures, je ne désire rien d’autre, mon Dieu.

Je remets mon âme entre tes mains. Je te la donne, mon Dieu, avec tout l’amour de mon cœur, parce que je t’aime, et que ce m’est un besoin d’amour de me donner, de me remettre entre tes mains, sans mesure, avec une infinie confiance, car tu es mon Père. » [8]

 


[1] Catéchisme, nº208.

[2] Saint Jean-Paul II, Novo MillennioIneunte, nº1.

[3] Maxime de Turin, Sermon 39(attribué), Migne n°65, p. 175.

[4] Edith Stein, Source cachée(œuvres spirituelles), Ad solem – Cerf, 1999, p. 60.

[5] Paul Verlaine, Liturgies intimes, XIII Sanctus, Pléiade p. 746.

[6] Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre l’amour de Dieu, Parole et silence 2016, p.185-6.

[7] Saint Augustin, Sermon 43, 5-6, CCL41, 510-511.

[8] Prière de Charles de Foucauld : consulter ce site pour voir le manuscrit et quelques bons commentaires :


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