Saint Pierre au bord du lac de Tibériade, le prophète Isaïe dans le Temple de Jérusalem : deux hommes que Dieu a saisis de façon inopinée pour les appeler à son service. C’est le Saint d’Israël qui apparaît à Isaïe pour l’envoyer prophétiser à son peuple (Is 6), tandis que Pierre est invité par Jésus à abandonner ses filets et à devenir apôtre (Lc 5). Les deux vocations s’illuminent mutuellement et renvoient aussi à l’appel de Moïse dans l’épisode du buisson ardent (Ex 3).
La première lecture : le Saint d’Israël (Is 6)
Le prophète Isaïe nous relate, au chapitre 6, l’expérience fondamentale de sa vie qui illumine toute sa théologie : l’apparition du Seigneur dans le Temple (Is 6). Nous ne savons pas exactement où elle a eu lieu et si ce fut pendant le culte, mais tout laisse penser qu’Isaïe est transporté dans le « Saint des Saints », le lieu de la présence divine avec l’Arche d’Alliance, et que la liturgie des séraphins dévoile ce que la liturgie humaine cherche à imiter : un cantique qui exalte le Seigneur ( Saint ! Saint ! Saint !), tandis que l’encens remplit tout le sanctuaire. Cette scène a tellement marqué la religion d’Israël qu’elle nous est parvenue à travers l’Apocalypse (cf. Ap 4,8) et marque notre propre célébration eucharistique : ce cantique, « Saint ! Saint ! Saint ! », n’emplit pas seulement la cour céleste, mais résonne dans toutes les églises du monde pour rendre à Dieu l’hommage qui lui est dû. Le catéchisme en décrit toute la réalité mystique :
« ‘Récapitulés’ dans le Christ, participent au service de la louange de Dieu et à l’accomplissement de son dessein : les Puissances célestes (cf. Ap 4-5 ; Is 6, 2-3), toute la création (les quatre Vivants), les serviteurs de l’ancienne et de la nouvelle Alliance (les vingt-quatre Vieillards), le nouveau Peuple de Dieu (les cent quarante-quatre mille : cf. Ap 7, 1-8 ; 14, 1), en particulier les martyrs » égorgés pour la Parole de Dieu » (Ap 6, 9-11), et la toute Sainte Mère de Dieu (la Femme : cf. Ap 12 ; l’Épouse de l’Agneau : cf. Ap 21, 9), enfin » une foule immense, impossible à dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue » (Ap 7, 9). » [1]
C’est d’ailleurs le titre qu’Isaïe attribue spécifiquement à Dieu et qui le distingue des autres prophètes : tout au long du livre, le Seigneur est le « Saint d’Israël » (קדושׁ ישׂראל, qadosh Israel). Par exemple : « Pousse des cris de joie, des clameurs, habitante de Sion, car il est grand, au milieu de toi, le Saint d’Israël » (Is 12,6). Voici bien la conception de la divinité qui anime le prophète : il est roi de l’univers ( le Seigneur qui siégeait sur un trône élevé), centre du culte des Séraphins et terrible en sainteté ( les pivots des portes se mirent à trembler). C’est bien le même Seigneur dont Moïse avait fait l’expérience au Sinaï : « N’approche pas d’ici, retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Ex 3,5).
D’où la réaction spontanée du prophète devant l’apparition : face au Dieu saint, l’homme se sent renvoyé à son propre péché, à son indignité foncière : « Malheur à moi… ». De même, « Moïse se voila la face, car il craignait de fixer son regard sur Dieu » (Ex 3,6). Mais le Seigneur ne manifeste pas sa sainteté pour accabler le pécheur, tout au contraire : il veut communiquer cette sainteté et pour cela purifie l’homme avant de l’élever à lui. C’est le sens de l’action du séraphin qui touche les lèvres d’Isaïe avec un charbon brûlant : désormais cet organe est un instrument digne de transmettre la Parole du Seigneur.
En effet, Dieu est le Saint d’Israël, un père pour son peuple. Les deux éléments de l’expression d’Isaïe disent bien cette double dimension : parfaitement saint, transcendant et incomparable, mais désireux de se lier d’affection avec sa créature. Une appellation que le judaïsme rabbinique a perpétué avec l’expression « le Saint, béni soit-il » (ברוך הוא הקדוש, ha qaddosh baroukh hou) pour désigner Dieu, le transcendant mais que l’homme peut aimer. Dieu se fait proche de son peuple et suscite des messagers pour le sauver, comme pour Moïse : « Maintenant donc, va ! Je t’envoie chez Pharaon : tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël » (Ex 3, 10).
La théophanie débouche ainsi sur la mission : le Saint d’Israël veut parler à son peuple et cherche pour cela un prophète, un homme-de-la-parole ( Qui sera notre messager ?) ; Isaïe est le seul, parmi tous les prophètes à prendre l’initiative et à s’offrir spontanément : « Me voici : envoie-moi ! » (v.8). Les autres prophètes, Jérémie et Moïse notamment, avaient plutôt cherché à fuir leur mission (cf. Jr 1,6 et Ex 4,10-13)… La liturgie s’arrête ici sur l’offre généreuse qu’Isaïe fait de sa personne, mais il serait bon de lire tout le chapitre, en particulier le message que Dieu veut transmettre à Israël : « Va, et tu diras à ce peuple… » (v.9). Moïse avait été envoyé pour une mission similaire : « Va, réunis les anciens d’Israël et dis-leur : ‘le Seigneur, le Dieu de vos pères, m’est apparu – le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob – et il m’a dit : Je vous ai visités et j’ai vu ce qu’on vous fait en Égypte’… » (Ex 3,16).
Notons la triple polarité dans cette scène au Temple : Dieu est le Seigneur de la vie, alors que vient d’avoir lieu « la mort du roi Ozias » (v.1) ; le Saint dans toute sa splendeur apparaît à l’homme impur qui ressent profondément toute sa misère ; la terre où se déroule l’histoire humaine est opposée au Ciel où se déroule la liturgie des séraphins.
C’est le Temple qui offre le contact entre ces différentes réalités si opposées : sanctuaire dédié à la liturgie, il est source de vie pour le peuple soumis à la mort et demeure du Dieu saint où l’homme est purifié. Moïse en avait reçu le « modèle » sur le Sinaï (Ex 25,9) ; à l’époque d’Isaïe le Temple est au centre de la religion d’Israël et matérialise la présence de Dieu au milieu de son peuple… Le Christ, véritable présence de Dieu (Emmanuel), se désignera comme le vrai temple, la demeure de Dieu parmi les hommes (cf. Jn 2).
L’évangile : vocation de Simon (Lc 5)
Après la « scène inaugurale » à la synagogue de Nazareth (semaine dernière), et après toute la présentation de qui est Jésus (Lc 1-4), nous voici plongés au cœur de la vie publique du Christ : il vient de réaliser un exorcisme à Capharnaüm (cf. 3,34), de guérir la belle-mère de Simon, et d’enseigner les foules. Après avoir été rejetés par ses concitoyens, Jésus veut s’entourer de personnes soigneusement choisies, pour les former comme Apôtres : Simon-Pierre est le premier, entraînant avec lui les fils de Zébédée, qui seront surpris de l’appel du publicain Lévi-Matthieu (5,27) ; bientôt le groupe sera structuré avec douze Apôtres (6,12) et un cercle plus large de disciples. Ils sont la « nouvelle famille » de Jésus, l’embryon du Royaume. Témoins des miracles et exorcismes du Maître, ils seront formés à l’école des Béatitudes (6,20).
De prime abord, les contextes de la première lecture et de l’évangile semblent très différents : Isaïe se trouve dans le lieu le plus sacré de Jérusalem, le Temple, tandis que le lac de Tibériade est à la périphérie d’Israël ; le chapitre 6 d’Isaïe s’ouvre directement sur la théophanie, tandis que le chapitre 5 de Luc débute par une prédication de Jésus. Mais un détail attire notre attention : lorsqu’il décrit les foules qui se pressent autour du Maître, l’évangéliste note qu’ils voulaient « Écouter la parole de Dieu » (Lc 5,1) : cette parole que le Seigneur voulait adresser à son peuple à travers le prophète Isaïe, la voilà qui apparaît sur les lèvres de Jésus. La médiation de Moïse est abrogée, l’époque des prophéties est terminée : avec le Christ, Dieu parle directement au cœur de ses fidèles. À la Samaritaine (Jean 4), Jésus dit que le temps vient où l’on n’adorera plus ni sur le Garizim ni à Jérusalem, mais en Esprit et en vérité… grâce au mystère de sa personne.
Notons le pittoresque de la situation : pressé par les foules, Jésus a dû improviser un espace de parole à distance pour faire entendre son message. Il se tient sur la barque de Simon et les foules sont sur le rivage, c’est sa parole qui relie les deux groupes. Cette scène est une image de l’Église : Dieu nous y adresse sa parole depuis le Ciel tandis que nous restons sur terre comme les foules retenues sur le rivage ; il le fait par la médiation de Jésus, Dieu fait homme, présent dans son Église, comme dans la barque de Pierre. Nos visages sont tournés vers le Christ, objet de toute notre espérance, comme les auditeurs jadis fascinés par l’enseignement du nouveau Maître. Il nous faudra attendre le chapitre suivant, avec les Béatitudes, pour connaître le contenu de cet enseignement (Lc 6).
Après ce long ministère de la Parole, Jésus se consacre à Simon-Pierre en jugeant que le moment est venu de l’appeler. Sa « vocation » d’apôtre le met naturellement dans la lignée des hommes de Dieu comme Isaïe et Moïse. Il est d’abord témoin d’une théophanie : au lieu dubuisson qui ne se consume pas (Ex 3) et de la vision du Seigneur sur le trône (Is 6), c’est le miracle de la pêche surabondante. Simon ne s’y trompe pas, et éprouve le même effroi que ses prédécesseurs : il ressent profondément la grandeur de Dieu agissant en Jésus, et son indignité ( Eloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur). La lumière du Christ est tellement puissante qu’elle révèle tout à coup ses ténèbres à l’âme pourtant généreuse de Pierre. Un phénomène très commun lors des vocations religieuses ou des conversions fulgurantes : si le Seigneur manifeste fortement sa proximité à l’homme, celui-ci a une première réaction d’effroi devant le Dieu trois fois saint.
Au lieu du charbon ardent pour purifier et rassurer Isaïe, c’est la parole et le regard du Christ qui purifient le cœur de Simon : « Sois sans crainte… » (v.10). Une invitation que le Seigneur répètera souvent à ses disciples, notamment après la résurrection, et qui guérira leurs angoisses pour les amener à la confiance à l’égard du Maître. Il le répète à toutes les générations de croyants : « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le royaume » (Lc 12,32).
Vient ensuite la mission : « Désormais ce sont des hommes que tu prendras » (v.10), une formulation énigmatique sur le moment, mais qui prendra tout son sens lorsque Simon-Pierre se verra confier la charge de tout le troupeau : « Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22,32). De même qu’Isaïe a été envoyé pour annoncer la Parole de Dieu au peuple d’Israël, et Moïse pour le faire sortir d’Égypte, Simon-Pierre devra guider les débuts de l’Église, entre les succès de la prédication et les persécutions ; de même ses successeurs, sur la mer agitée de l’histoire du monde, tandis qu’elle navigue vers la rencontre ultime avec le Seigneur dans la gloire. Alors toute la foule des élus pourra s’unir au cantique des séraphins :
« Puis voici que l’Agneau apparut à mes yeux ; il se tenait sur le mont Sion, avec cent quarante-quatre milliers de gens portant inscrits sur le front son nom et le nom de son Père.[…] Ils chantent un cantique nouveau devant le trône et devant les quatre Vivants et les Vieillards. Et nul ne pouvait apprendre le cantique, hormis les cent quarante-quatre milliers, les rachetés à la terre… » (Ap 14,1.3)
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L’appel des pêcheurs (Magdala)