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Entrons dans la synagogue de Capharnaüm, voyons Jésus se lever pour la liturgie de la parole et écoutons-le lire l’oracle d’Isaïe et commencer son commentaire… « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture » (Lc 4). Cet oracle brillait déjà de la poésie si haute d’Isaïe ; nous sommes impressionnés par ces paroles d’autorité, cette souveraine assurance avec laquelle le Christ commence sa prédication. Il est le Soleil de justice qui vient de se lever sur la Galilée, et ses rayons atteignent jusqu’aux ténèbres de nos cœurs. Fénelon a bien saisi la grandeur de ce moment :

« Comme il n’y a qu’un soleil qui éclaire tous les corps de l’univers, il n’y a aussi qu’une seule raison souveraine, qui éclaire tous les esprits. Cette souveraine raison est celle de Dieu, qui forme et qui règle la nôtre. C’est Jésus-Christ, parole éternelle de Dieu, qui est cette raison. Il est venu luire au milieu de nous, et nous ne sommes véritablement raisonnables qu’autant que nous consultons cette raison supérieure pour y conformer la nôtre. Toute autre raison est fausse. C’est une lueur trompeuse, et non une lumière véritable. Aveugles donc, aveugles tous ceux qui se croient sages, et qui ne le sont pas de la sagesse de Jésus-Christ, seule digne du nom de sagesse ! Ils courent dans une profonde nuit après des fantômes… » [1]

Cependant, la population de Nazareth rejette le Christ : leur aveuglement est si profond qu’ils « deviennent furieux » en écoutant le programme prophétique de Jésus. Que s’est-il passé ? Manque de foi, certainement, mais constatons aussi que le Christ a voulu voiler sa divinité ; il a passé trente ans, inconnu dans cette bourgade : le Soleil qui vient d’apparaître sort d’une nuit d’enfouissement… Voudrait-il nous éblouir en faisant resplendir sa gloire ? Il préfère l’humilité et emprunter d’autres chemins qui nous déroutent, et qui ont dérouté la population de Nazareth. Le Bienheureux Charles de Foucauld, qui s’y connaissait en honneurs humains, en explique la raison profonde :

« Et l’estime du monde, qu’est-ce ? Convenait-il que Dieu la cherche ? Voyant le monde des hauteurs de la divinité, tout y est égal à ses yeux : le grand, le petit, tout est également fourmi, ver de terre. Dédaignant toutes ces fausses grandeurs qui sont, en vérité, de si extrêmes petitesses, Dieu n’a pas voulu s’en revêtir. Et comme il venait sur la terre et pour nous racheter et pour nous enseigner, et pour se faire connaître et aimer, il a tenu à nous donner, dès son entrée dans ce monde, et pendant toute sa vie, cette leçon du mépris des grandeurs humaines, du détachement complet de l’estime des hommes. Il est né, il a vécu, il est mort dans la plus profonde abjection et les derniers opprobres, ayant pris une fois pour toutes tellement la dernière place que nul n’a jamais pu être plus bas que lui… » [2]

C’est ainsi que de nombreux saints ont contemplé les longues années de la vie cachée à Nazareth comme une vie d’enfouissement, de recherche active de la part du Christ de la dernière place, et du mépris des hommes. Cela concorde avec la réaction de ses contemporains à la synagogue : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? ». Le Christ s’est tellement bien « caché » dans cette bienheureuse maison de Nazareth, que personne – sauf Marie et Joseph – ne s’est douté du mystère qu’elle abritait. Saint Bonaventure, par exemple, décrit en ces termes cette période :

« Jésus se séparait donc de la société et des entretiens des hommes. Il allait à la synagogue, comme nous dirions à l’église; il y restait longtemps en oraison, mais à l’endroit le moins en évidence. Il revenait ensuite à la maison, y demeurait avec sa Mère, et aidait quelquefois son père nourricier dans ses travaux. Il passait, allant et revenant parmi les hommes, comme s’il n’eût vu personne. Tous étaient dans l’étonnement qu’un jeune homme qui promettait autant, ne fît rien qui semblât digne de louange; ils attendaient de lui des choses merveilleuses, et qui décelassent un homme habile. Car, lorsqu’il était enfant il croissait en âge et en sagesse devant Dieu et devant les hommes; mais depuis l’âge de douze ans jusqu’à sa trentième année et au-delà, on ne vit plus dans ses œuvres rien qui annonçât la capacité ni l’aptitude. Aussi, on s’étonnait, on se moquait de lui et l’on disait : ‘C’est un être inutile et un idiot, c’est un homme de néant, un sot et un insensé’. » [3]

Ce mystère d’humilité, l’Église est appelée à le partager. Elle aussi est d’origine divine, et appelée à donner aux hommes un don inestimable, Dieu lui-même. Mais elle se présente dans l’enfouissement de l’humanité, avec ces institutions et ces représentants qui sont bien loin d’être à la hauteur. Contemplons-la lorsqu’elle proclame, elle aussi, la Parole de Dieu dans l’Assemblée. Les premiers mots de la prédication du Christ, Aujourd’hui, elle se les approprie en actualisant chaque mystère divin dans sa liturgie. C’est ainsi que le présente le catéchisme :

« Lorsque l’Église célèbre le mystère du Christ, il est un mot qui scande sa prière : Aujourd’hui ! , en écho à la prière que lui a apprise son Seigneur (cf. Mt 6, 11) et à l’appel de l’Esprit Saint. Cet  » aujourd’hui  » du Dieu vivant où l’homme est appelé à entrer est  » l’Heure  » de la Pâque de Jésus qui traverse et porte toute l’histoire : « la vie s’est étendue sur tous les êtres et tous sont remplis d’une large lumière ; l’Orient des orients envahit l’univers, et Celui qui était  » avant l’étoile du matin  » et avant les astres, immortel et immense, le grand Christ brille sur tous les êtres plus que le soleil. C’est pourquoi, pour nous qui croyons en lui, s’instaure un jour de lumière, long, éternel, qui ne s’éteint pas : la Pâque mystique » (S. Hippolyte). [4]

Grandeur de cet « aujourd’hui », grandeur des mystères, grandeur de la liturgie et de la foi catholique ! Mais ce message n’est pas reçu, il laisse souvent les hommes indifférents. Au cœur du grand siècle Fénelon le décrivait lucidement :

« L’Évangile est lu et prêché jusques à la cour, mais on n’y comprend rien. La sagesse paraît folie. On dort, on rêve, on passe la vie entière dans un songe inquiet où l’on prétend que l’on ne dort pas. On croit voir. On croit toucher. On croit jouir. Mais tout est faux, tout va disparaître au grand réveil de l’éternité, où la lumière de Jésus-Christ si longtemps méconnue viendra tout à coup frapper les yeux étonnés et éblouis. Le monde entier s’évanouira comme la fumée. Toutes les grandeurs et leur attirail s’enfuiront comme un songe. Toute hauteur sera aplanie. Toute puissance sera écrasée. Toute tête superbe sera courbée sous le poids de l’éternelle Majesté. Et en ce jour Dieu seul sera grand. Dieu d’un seul regard effacera tout ce qui brille dans la nuit présente, comme le soleil en se levant efface les étoiles. » [5]

Le monde résiste à l’Évangile et se heurte au mépris des hommes : la scène du rejet à Nazareth se répète de siècle en siècle. Écoutons saint Bonaventure la décrire :

« Il s’établit et s’enfonça si profondément en l’humilité, l’abaissement et l’abjection, il s’anéantit si parfaitement, aux yeux de tous les hommes, qu’après qu’il eut commencé à prêcher et à enseigner la doctrine la plus élevée et la plus divine, à opérer des œuvres miraculeuses et pleines d’éclat, on ne faisait aucun cas de lui, mais on le vilipendait, on se moquait de lui en disant : ‘Qu’est-ce que cet homme ? N’est-ce point-là le fils du charpentier ?’ (Lc 4). Et autres paroles semblables de dérision et de mépris. Et ainsi s’accomplit en ce sens cette parole de l’apôtre : ‘Il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme d’un esclave’ (Phi 2). Et non-seulement la forme d’un esclave quelconque, mais d’un esclave inutile par sa vie humble et méprisable. » [6]

Mais cette humilité cache un mystère plus profond : Jésus s’enfouit dans l’épaisseur de l’humanité pour rejoindre nos misères, pour porter sur lui notre fragile condition humaine, comme l’a compris le bienheureux Marie-Eugène Grialou :

« L’amour a fait descendre le Verbe pour s’incarner au milieu de nous. Jésus s’est manifesté avec sa nature humaine conquérante par tout ce qu’elle dégageait de force et de vie, de dons humains et de rayonnement divin. En la synagogue de Nazareth il se présente à ses compatriotes en lisant les paroles qu’Isaïe a écrites de lui : ‘L’Esprit du Seigneur est sur moi…’ Affirmation très claire : l’onction de la divinité lui a été donnée pour qu’il aille vers son peuple, vers la pauvreté et la misère du pécheur. Jésus y va en effet. Il mangeait avec les pécheurs. Ce fut sa vie d’amour. Il meurt d’amour sur la croix en des circonstances qui déconcertent nos idéalisations terrestres et toutes nos conceptions humaines. Sur le gibet il apparaît en sa chair humaine dont les déchirures et le sang voilent seuls la nudité. En cette boue de péché qu’il avait prise sur lui, son amour incarné n’hésite pas à se montrer accablé, enseveli jusqu’à l’étouffement de l’agonie. » [7]

Le bienheureux Charles de Foucauld en tire les leçons pour notre vie chrétienne, leçons austères et évidentes, mais si dérangeantes que nous les oublions souvent :

« Et s’il a occupé avec tant de constance, tant de soin cette dernière place, c’est pour nous instruire, pour nous apprendre que les hommes et l’estime des hommes ne sont rien, ne valent rien ; qu’il ne faut pas mépriser ceux qui occupent les plus basses des plus basses conditions ; que les plus pauvres, les plus abjects ne doivent pas s’attrister de leur bassesse : ils sont près de Dieu, près du Roi des rois de ce monde ; c’est pour nous apprendre que notre conversation n’étant pas de ce monde, nous ne devons faire aucun cas de la figure de ce monde…, mais ne vivre que pour ce royaume des cieux que le Dieu-Homme voyait dès ici-bas par la vision béatifique, et que nous devons considérer sans cesse des yeux de la foi, marchant en ce monde comme si nous n’étions pas de ce monde, sans souci des choses extérieures, ne nous occupant qu’à une chose : à regarder, à aimer notre Père Céleste, et à faire sa volonté… » [8]

Ce mystère d’abaissement et de grandeur cachée, le prêtre est appelé à le vivre profondément. En lui habite le Christ de façon toute particulière, par le sceau imprimé à son âme lors de l’ordination. Il proclame la Parole et l’explique comme Jésus à Nazareth ; il se trouve confronté à ce monde et souvent rejeté ou incompris, comme le Christ et comme Jérémie, dont la première lecture nous a rappelé la vocation prophétique. C’est ainsi que le cardinal Ratzinger, dans une homélie d’ordination sacerdotale, présentait ce mystère profond :

« Personne ne peut de sa propre initiative parler au nom de Jésus. Lui seul peut nous autoriser à le faire. ‘Voici, je mets dans ta bouche mes paroles’, dit Dieu à Jérémie au début de sa vocation (Jr 1,6). Et c’est justement cela qu’il vous dit à cette heure : ‘Je mets mes paroles dans ta bouche’. Tu diras, tu pourras dire mes paroles : ‘Ceci est mon corps… Ceci est mon sang…’. Et tu diras : ‘Je te pardonne’. Ce ‘je’ sera-t-il mien ? Non, cela aucun homme ne peut le faire. Même une communauté entière ne le peut pas, parce qu’il s’agit, justement, des paroles personnelles de Jésus. Cela ne peut se réaliser que dans le Sacrement, dans le pouvoir sacramentel que lui-même donne, et ce n’est qu’ainsi que le don de son nom peut continuer à être présent en ce monde. ‘Je mets mes paroles dans ta bouche’. En dernière analyse, c’est cela qui nous rend libres. Nous n’avons pas besoin d’inventer l’Église. En définitive, elle ne dépend pas de mes aptitudes, de ma dévotion, de ma capacité limitée à aimer. […] Le fait que nous puissions parler en son nom donne aussi cette grande tranquillité intérieure, cette paix et cette liberté sans lesquelles il ne serait pas possible d’accomplir ce ministère. » [9]

Nous pouvons enrichir notre méditation par cette belle prière de la petite Thérèse pour obtenir l’humilité :

« Ô Jésus, lorsque Vous étiez voyageur sur la terre, Vous avez dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes ». Puissant Monarque des Cieux, oui, mon âme trouve le repos en Vous voyant, revêtu de la forme et de la nature d’esclave, Vous abaisser jusqu’à laver les pieds de vos apôtres. Je me souviens alors de ces paroles que Vous avez prononcées, pour m’apprendre à pratiquer l’humilité : « Je vous ai donné l’exemple, afin que vous fassiez vous-même ce que j’ai fait. Le disciple n’est pas plus grand que le Maître. Si vous comprenez ceci, vous serez heureux en le pratiquant». Je les comprends, Seigneur, ces paroles sorties de votre Cœur doux et humble, je veux les pratiquer, avec le secours de Votre grâce. Je veux m’abaisser humblement et soumettre ma volonté à celle de mes sœurs, sans les contredire en rien, et sans rechercher si elles ont, ou non, le droit de me commander. Personne, ô mon Bien-Aimé, n’avait ce droit envers Vous, et cependant Vous avez obéi, non seulement à la sainte Vierge et à saint Joseph, mais encore à vos bourreaux. Maintenant, c’est dans l’Hostie que je Vous vois mettre le comble à Vos anéantissements. Avec quelle humilité, ô divin Roi de gloire, Vous Vous soumettez à tous Vos prêtres, sans faire aucune distinction entre ceux qui Vous aiment et ceux qui sont, hélas ! tièdes ou froids dans Votre service. Ils peuvent avancer, retarder l’heure du saint Sacrifice, toujours Vous êtes prêt à descendre du ciel à leur appel. Ô mon Bien-Aimé, sous le voile de la blanche Hostie, que Vous m’apparaissez doux et humble de cœur ! Pour m’enseigner l’humilité, Vous ne pouvez Vous abaisser davantage ; aussi je veux, pour répondre à Votre amour, me mettre au dernier rang, partager Vos humiliations, afin « d’avoir part avec Vous » dans le royaume des Cieux. Je Vous supplie, mon divin Jésus, de m’envoyer une humiliation, chaque fois que j’essaierai de m’élever au-dessus des autres. Mais, Seigneur, ma faiblesse Vous est connue ; chaque matin je prends la résolution de pratiquer l’humilité et, le soir, je reconnais que j’ai commis encore bien des fautes d’orgueil. À cette vue, je suis tentée de me décourager ; mais, je le sais, le découragement est aussi de l’orgueil ; je veux donc, ô mon Dieu, fonder sur Vous seul mon espérance puisque Vous pouvez tout, daignez faire naître en mon âme la vertu que je désire. Pour obtenir cette grâce de Votre infinie miséricorde, je Vous répéterai souvent : « Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre ». Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur. Ainsi soit-il. » [10]

 


[1] Fénelon, Jésus-Christ est la lumière de tout homme qui vient en ce monde , Pléiade p. 734.

[2] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p.58-59.

[3] Saint Bonaventure, Méditations sur la Vie de Jésus-Christ, chap. XV : « Ce que fit Jésus depuis sa douzième année jusqu’à sa trentième ».

[4] Catéchisme, nº1165.

[5] Fénelon, Jésus-Christ est la lumière de tout homme qui vient en ce monde , Pléiade p. 734.

[6] Saint Bonaventure, Méditations sur la Vie de Jésus-Christ, chap. XV : « Ce que fit Jésus depuis sa douzième année jusqu’à sa trentième ».

[7] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p.1052.

[8] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p.58-59.

[9] Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre l’amour de Dieu, Parole et silence 2016, p.94.

[10] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, prière, trouvée ici.


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