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Méditation : annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres

Lorsque nous ouvrons le troisième évangile et lisons son prologue, que la liturgie de ce dimanche proclame avant l’épisode à Nazareth, nous découvrons l’intention de Luc : l’excellent Théophile auquel il s’adresse est un chrétien déjà bien instruit dans la foi, mais qui a besoin d’approfondir « les enseignements qu’il a entendus » (Lc 1). Saint Luc se présente donc comme formateur d’un croyant déjà convaincu, et il appelle à témoigner des « serviteurs de la Parole » pour que son lecteur puisse lui-même se mettre à l’école de Jésus, et devenir témoin du Christ devant ses frères. Des quatre évangiles, c’est peut-être celui qui est le plus adapté à la formation de ces innombrables Théophile que sont les « agents de la nouvelle évangélisation ». Jésus, dans la synagogue, annonce solennellement qu’il a été « envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres » (Lc 4). Voici donc le thème de notre méditation : l’évangélisation dans ses fondements, son contenu et ses difficultés.

Le pape François l’appelait de ses vœux en la reliant à la catéchèse – les enseignements reçus par Théophile, approfondis par Luc – par exemple dans ce discours :

« Je voudrais souligner l’importance du thème de cette Assemblée : La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi. Il existe un lien étroit entre ces deux éléments : la transmission de la foi chrétienne est l’objectif de la nouvelle évangélisation et de toute l’œuvre évangélisatrice de l’Église qui existe précisément pour cela. » [1]

En quoi consiste l’évangélisation ? Dans une conférence lors du jubilé des catéchistes, en 2000, le cardinal Ratzinger nous proposait ce point de départ : le désir profond de l’homme que l’évangélisateur doit savoir rejoindre. Lorsque le Christ parle des « pauvres » auxquels il est venu annoncer la Bonne Nouvelle, il s’agit surtout d’une pauvreté spirituelle, à laquelle s’adresse et répond la miséricorde divine. Sous la plume du cardinal Ratzinger :

« La vie humaine ne se réalise pas d’elle-même. Notre vie est une question ouverte, un projet incomplet qu’il nous reste à achever et à réaliser. La question fondamentale de tout homme est: comment cela se réalise-t-il – devenir un homme ? Comment apprend-t-on l’art de vivre ? Quel est le chemin du bonheur ? Évangéliser signifie : montrer ce chemin – apprendre l’art de vivre. Jésus a dit au début de sa vie publique : ‘Je suis venu pour évangéliser les pauvres’ (Lc 4, 18), ce qui signifie : j’ai la réponse à votre question fondamentale ; je vous montre le chemin de la vie, le chemin du bonheur – mieux : je suis ce chemin. La pauvreté la plus profonde est l’incapacité d’éprouver la joie, le dégoût de la vie, considérée comme absurde et contradictoire. Cette pauvreté est aujourd’hui très répandue, sous diverses formes, tant dans les sociétés matériellement riches que dans les pays pauvres. »[2]

La « réponse » apportée par l’évangélisation est donc la personne même du Christ. Un Christ annoncé par les Écritures, un Christ vivant parmi nous et apportant la vie en plénitude : ces deux aspects sont soulignés par la liturgie du jour.

En effet, les lectures de la messe évoquent toute la préparation divine pour la venue du Messie : la Torah proclamée par Esdras, pour renouveler l’Alliance de Moïse, en attente d’une Nouvelle Alliance. Puis les prophètes – notamment Isaïe cité par Jésus – qui éduquent le peuple à désirer le Sauveur. Sous couvert d’humilité, Jésus à Nazareth vient occuper un trône majestueux, les Écritures, préparées pour lui par l’Esprit. Il s’approprie l’oracle d’Isaïe avec une autorité souveraine : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage… ».

Nous passons donc naturellement, dans cette scène, du « Christ annoncé » au « Christ présent », des écritures de l’Ancien Testament à la personne de Jésus. Les agents de la Nouvelle évangélisation doivent aider les hommes de leur temps à faire ce passage, du Christ attendu au Christ présent parmi eux. Tout doit donc être centré sur le mystère du Verbe fait chair, dont le cardinal de Bérulle a bien exprimé la grandeur:

« Jésus est vivant, et vivant avant que de vivre. Il est vivant, non en son propre corps, mais dans le corps de la Loi, mais dans l’esprit des prophètes, mais en l’autorité des patriarches. Il est vivant dans la foi des peuples, dans l’attente d’Israël, dans les clameurs des justes, dans le gémissement de la Nature, qui ne peut plus porter le faix de la corruption et ne respire que son libérateur. Et ce n’est pas peu de gloire à Jésus de vivre ainsi dans l’état, dans l’esprit et dans le cœur du monde, avant de vivre au monde. Qui des grands et des rois a ainsi vécu avant de vivre sur la terre ? Cela ne convient qu’à Jésus, et c’est une marque de sa grandeur, de sa singularité, de sa divinité. […] Tous les patriarches et prophètes ne sont que pour lui et ne subsistent en leur état et qualité que pour lui ; ne sont prophètes que pour parler de lui ; ne sont patriarches que pour être pères des aïeuls et bisaïeuls du Messie. Bref, et le ciel et la terre conspirent ensemble au regard de lui. Le ciel à l’annoncer et la terre à le croire ; le ciel à le promettre, la terre à l’attendre ; le ciel à l’envoyer et la terre à le recevoir. » [3]

Avec l’incarnation, la présence du Fils se fait réalité palpable ; après la résurrection, Jésus nous assurera de sa présence jusqu’à la fin des temps (Mt 28). L’homme n’est plus seul face à un destin tragique : il est accompagné de son Dieu qui l’amène vers la plénitude de la vie et de la joie. Ainsi, en annonçant aujourd’hui le Christ vivant, l’évangélisateur réalise parmi ses frères « l’aujourd’hui du Salut » qui est typique du troisième évangile.

Saint Luc avait déjà associé le terme « aujourd’hui » et « salut » au début de l’évangile : « Aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David » (Lc 2, 11).Cette annonce des anges aux bergers est un modèle d’évangélisation : désigner la présence cachée du Christ qui se trouve à proximité de chacun, sous les apparences humbles de l’Eglise, de l’Eucharistie, du frère souffrant. Le Christ qui continue à naître continuellement sur les autels, dans les âmes, parmi ses disciples. Pour cela, il faut que l’évangélisateur soit lui-même attentif à cette présence : Comme dans la synagogue de Nazareth, les yeux dans l’Église sont « fixés sur Jésus », mais il n’est pas sûr que le cœur le reconnaisse vraiment… Saurons-nous l’écouter dans les Écritures, ouvrir les yeux de la foi pour ne pas rester aveugles devant l’Eucharistie, le reconnaître dans l’adoration, ou le sacrement de réconciliation, mais aussi dans les événements de notre vie ? Voici comment Origène nous exhortait à assister à la messe :

« En ce moment aussi, dans notre synagogue, c’est-à-dire dans notre assemblée, vous pouvez, si vous le voulez, fixer les yeux sur le Sauveur. Car, lorsque vous tenez le regard le plus profond de votre cÅ“ur attaché à la contemplation de la sagesse, de la vérité et du Fils unique de Dieu, vos yeux sont fixés sur Jésus. Bienheureuse assemblée dont l’Écriture atteste que tous avaient les yeux fixés sur lui ! Comme je voudrais que cette assemblée mérite un témoignage semblable, que tous, catéchumènes, fidèles, femmes, hommes et enfants, regardent Jésus avec les yeux non du corps, mais de l’âme! Lorsque, en effet, vous tournerez vers lui votre regard, sa lumière et sa contemplation rendront vos visages plus lumineux, et vous pourrez dire: ‘Sur nous, Seigneur, la lumière de ton visage a laissé ton empreinte’ (cf. Ps 4,7), toi ‘à qui appartiennent la gloire et la puissance pour les siècles des siècles. Amen’ (1P 4,11). » [4]

Prenons donc place dans la synagogue avec les habitants de Nazareth, écoutons le Christ nous lire les Écritures, et nous les expliquer. Chaque dimanche est une invitation à le retrouver dans la liturgie, comme le pape Benoît XVI nous l’expliquait :

« Chers amis, ce passage nous interpelle ‘aujourd’hui’ nous aussi. Tout d’abord, il nous fait penser à notre façon de vivre le dimanche: jour du repos et de la famille, mais avant tout jour à dédier au Seigneur, en participant à l’Eucharistie, dans laquelle nous nous nourrissons du Corps et du Sang du Christ et de sa Parole de vie. En second lieu, à notre époque de dispersion et de distraction, cet Évangile nous invite à nous interroger sur notre capacité d’écoute. Avant de pouvoir parler de Dieu et avec Dieu, il faut l’écouter, et la liturgie de l’Église est l’école de cette écoute du Seigneur qui nous parle. Enfin, il nous dit que chaque moment peut devenir un ‘aujourd’hui’ propice pour notre conversion. Chaque jour peut devenir l’aujourd’hui salvifique, car le salut est l’histoire qui continue pour l’Église et pour chaque disciple du Christ. C’est le sens chrétien du ‘carpe diem’ : cueille l’aujourd’hui où Dieu t’appelle pour te donner le salut! » [5]

Par ailleurs ne tombons pas dans l’illusion de croire que l’évangélisation dépende entièrement de nous. Son vrai acteur est l’Esprit Saint, comme l’indiquait le pape François :

« Les techniques sont certainement importantes, mais pas même les plus perfectionnées ne sauraient remplacer l’action discrète mais efficace de Celui qui est le principal agent de l’évangélisation : l’Esprit Saint. Il faut se laisser conduire par Lui, même s’il nous porte sur des voies nouvelles ; il faut se laisser transformer par Lui afin que notre annonce ait lieu à travers la Parole toujours accompagnée par une simplicité de vie, d’esprit de prière, de charité envers tous, en particulier les petits et les pauvres, par l’humilité et le détachement de soi, par la sainteté de vie. Ce n’est qu’ainsi qu’elle sera véritablement féconde ! » [6]

Il nous revient d’évangéliser aujourd’hui. Ce n’est pas une option ; c’est la vocation profonde de tout croyant, devenu fils adoptif de Dieu par le baptême. Le Christ compte sur chacun de nous pour annoncer, là où nous sommes, le royaume des cieux. Il faut toutefois le faire, non pas à notre idée, mais en toute docilité à l’Esprit, comme autrefois les apôtres dans les Actes : « Tandis qu’ils priaient, l’endroit où ils se trouvaient réunis trembla ; tous furent alors remplis du Saint Esprit et se mirent à annoncer la parole de Dieu avec assurance » (Ac 4,31).

Nous aussi avons reçu l’Esprit pour l’évangélisation : lors de notre confirmation, nous avons été constitués évangélisateurs, tout comme Jésus qui, après son baptême, vint à Nazareth « dans la puissance de l’Esprit ». Le passage de sa vie cachée à son ministère publique ressemble à notre propre passage d’enfants encore élèves du catéchisme à l’âge adulte par la confirmation. Le pape François l’expliquait :

« On parle communément du sacrement de la « confirmation », un mot qui signifie « onction ». Et en effet, à travers l’huile appelée « saint chrême » nous sommes configurés, dans la puissance de l’Esprit, à Jésus Christ, qui est l’unique vrai « oint », le « Messie », le Saint de Dieu. Le terme « confirmation » nous rappelle ensuite que ce sacrement apporte une croissance de la grâce baptismale : il nous unit plus solidement au Christ ; il mène à son accomplissement notre lien avec l’Église ; il nous accorde une force particulière du Saint-Esprit pour diffuser et défendre la foi, pour confesser le nom du Christ et pour ne jamais avoir honte de sa croix. » [7]

Or l’évangélisation n’est jamais facile et se heurte à de nombreux obstacles. Nous verrons la semaine prochaine que la réaction des habitants de Nazareth fut négative : ils n’ont pas reconnu le Messie. De même la nouvelle évangélisation rencontre souvent l’échec : il y a bien sûr des convertis des cœurs réconciliés, des familles évangélisées, sans doute même en plus grand nombre qu’autrefois, mais face à combien de refus, à combien d’indifférence ?

Devant ces difficultés, nous pouvons être frappés par un mystère : malgré tous nos défauts humains et spirituels, c’est à travers nous que passe l’évangélisation. La première étape de notre évangélisation c’est le témoignage de notre vie. Nous devons donc, autant que faire se peut, refléter le Christ et les hommes devraient pouvoir le reconnaître dans notre vie chrétienne, nos communautés, nos œuvres de charité… Est-ce le cas ? De nouveau, la scène à Nazareth peut nous inspirer : si ses contemporains rejetèrent le Christ, c’est aussi à cause de « l’épaisseur de son humanité » (n’est-il pas le fils de Joseph ?). Notre propre condition humaine est souvent une « épaisseur » qui empêche nos frères de rencontrer Jésus dans l’Église. L’écrivain Bernanos le soulignait :

« Non, mes chers frères, beaucoup d’incroyants ne sont pas si endurcis qu’on pense. Dois-je vous rappeler que Dieu est venu lui-même se révéler au peuple juif? Ils l’ont vu. Ils l’ont entendu. Ils l’ont touché de leurs mains. Ils lui ont demandé des signes. Il leur a donné ces signes. II a guéri les malades, ressuscité les morts. Puis il est remonté aux cieux. Si nous le cherchons en ce monde, c’est vous désormais que nous y trouvons, vous seuls! Oh ! je rends hommage à l’Église – mais enfin, l’histoire de l’Eglise elle-même ne livre pas son secret au premier venu. Il y a Rome – mais vous savez que la majesté du Catholicisme ne s’y découvre pas d’abord, il y a bien des vôtres qui reviennent déçus. Que sera-ce des nôtres? C’est vous, chrétiens, que la liturgie de la Messe déclare participants à la divinité, c’est vous, hommes divins, qui depuis l’Ascension du Christ êtes ici-bas sa personne visible. Avouez que vous n’êtes pas toujours reconnaissables du premier coup. » [8]

Face à ce mystère, le pape François nous invite à nous unir à l’Église. C’est dans son sein que nous trouvons notre propre identité d’évangélisateurs, c’est elle qui nous forme, nous transforme et nous lance au nom de son époux. Il nous invitait à ne pas perdre courage au milieu des tribulations de ce monde :

« Être Église c’est être Peuple de Dieu, en accord avec le grand projet d’amour du Père. Cela appelle à être le ferment de Dieu au sein de l’humanité. Cela veut dire annoncer et porter le salut de Dieu dans notre monde, qui souvent se perd, a besoin de réponses qui donnent courage et espérance, ainsi qu’une nouvelle vigueur dans la marche. L’Église doit être le lieu de la miséricorde gratuite, où tout le monde peut se sentir accueilli, aimé, pardonné et encouragé à vivre selon la bonne vie de l’Évangile. » [9]

Nous pouvons conclure notre méditation en priant cette Collecte de la Messe pour la nouvelle évangélisation :

« Dieu qui, par la puissance du Saint-Esprit, as envoyé ton Verbe porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, fais qu’en gardant les yeux fixés sur lui, nous vivions toujours dans une charité sincère, pour annoncer l’Évangile et en témoigner dans le monde entier. Par Jésus-Christ… » [10]

 


[1] Pape François, Discours du 13 juin 2013.

[2] Cardinal Ratzinger, conférence du 10 décembre 2000 sur la Nouvelle Evangélisation, disponible ici .

[3] Cardinal de Bérulle, La vie de Jésus, Cerf 1989, p. 66.

[4] Origène, Homélie 32, 6, GCS 9, 195.

[5] Benoît XVI, Angélus du 27 janvier 2013.

[6] Pape François, Discours du 13 juin 2013.

[7] Pape François, Audience générale, 29 janvier 2014.

[8] Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Plon, p. 320.

[9] Pape François, Evangelii Gaudium, nº114.

[10] Messe de la nouvelle évangélisation, Collecte (trouvée sur Internet).


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