Jésus a commencé sa vie publique : l’astre du matin se lève sur la Galilée des nations. Nous commençons donc notre proclamation continue, dimanche après dimanche du Temps Ordinaire (année C), de l’évangile de Luc, que nous ouvrons à la « scène inaugurale » dans la synagogue de Nazareth (Lc 4). Cette proclamation de la Parole n’est pas sans rappeler celle que fit jadis Esdras, lors de sa réforme religieuse après le retour d’Exil : la liturgie nous propose donc cette scène en première lecture (Ne 8). Dans les deux cas, un homme d’autorité proclame la Parole devant une Assemblée sainte : nous nous introduisons donc dans ces scènes pour y écouter le Verbe.
La première lecture : Proclamation de la Torah (Ne 8)
Deux petits livres historiques de la Bible, Esdras et Néhémie, nous racontent les péripéties du peuple d’Israël au début de la « période du Second Temple », après le retour d’Exil à Babylone. De tous les dimanches des trois années liturgiques, c’est la seule occasion où nous proclamons un extrait de ces livres : une petite précision historique s’impose donc.
En 536 av. J.-C, le nouveau roi de Perse, Cyrus, devenu maître de toute la Mésopotamie, publie son célèbre « édit » (rapporté en Es 6), par lequel le peuple d’Israël, comme tant d’autres, est libéré de sa captivité et peut reconstruire son Temple, dont la dédicace aura lieu en 515. Les exilés reviennent (Es 1-6), et s’organisent sous la double férule de Zorobabel (descendant des rois de Juda) et de Josué (le grand prêtre). Peu après, deux grands personnages sont envoyés de la cour impériale, sans qu’une chronologie claire puisse être établie : Esdras et Néhémie sont chargés d’organiser l’administration, le gouvernement et le culte à Jérusalem. Le nom d’Esdras (racine hébraïque עזר, azra) signifie «Dieu aide », et celui de Néhémie (נחם, naham) « Dieu a consolé », dans une perspective spirituelle que nous explique l’introduction de la Bible liturgique :
« Le lecteur verra dans ces livres une nouvelle affirmation de la fidélité du Dieu d’Israël, ‘car éternel est son amour’ envers son peuple, lequel répond à la faveur de son Dieu par une aspiration à un renouveau spirituel et communautaire. Les hommes religieux ont interprété les heures tragiques de leur histoire comme le châtiment de l’infidélité, mais, surtout, ils ont su confesser l’amour inlassable de Dieu, fidèle à ses promesses, qui n’a pas oublié l’Alliance avec Abraham, ni abandonné les siens dans la détresse. La reconstruction du Temple, le relèvement des ruines de Jérusalem ainsi que le repeuplement de la ville marquent une nouvelle étape dans la révélation de Dieu, qui poursuit son dessein de salut et qu’aucune puissance humaine ne saurait arrêter. » [1]
C’est dans ce contexte, politiquement difficile mais enthousiasmant au plan religieux, que se situe la « proclamation de la Loi » que nous entendons en première lecture (Ne 8). Esdras y est désigné comme « prêtre », puis comme « scribe » : ce sont bien les deux autorités importantes de cette période, d’une part le sacerdoce des descendants de Sadoq qui s’exerce dans le Temple, et d’autre part la Torah de Moïse qui structure la vie du peuple. Peu à peu s’efface l’autorité religieuse et morale du gouvernement civil : après Zorobabel, qui disparaît mystérieusement, il n’y a plus d’héritier légitime au trône et tous les gouverneurs sont envoyés par la cour de Perse. Prêtres et Scribes : ce sont déjà les autorités religieuses que Jésus rencontrera en Israël cinq siècles plus tard.
Cette cérémonie, qui marque comme un nouveau départ pour le judaïsme, est tout entière centrée sur la proclamation de la Torah : le « livre de la Loi », une partie du Pentateuque (sans doute une forme ancienne du Deutéronome ) dont Esdras fait la lecture pendant toute la journée. Le texte insiste beaucoup sur ce « livre » (en fait un rouleau), laissant supposer qu’un nouveau culte se met en place, en plus de celui du Temple, à l’ombre duquel la proclamation a lieu (sur la place de la porte des Eaux). Le judaïsme rabbinique, très postérieur (après 70 ap. J.-C.), considérera cette figure d’Esdras, debout sur une tribune de bois et lisant la Torah, comme emblématique du culte dans la synagogue, où le rabbin l’imite.
C’est l’époque où la Torah, qui signifie « instruction », devient une Loi (νόμος, nomos, dans la traduction grecque des LXX aux siècles suivants) et régit tous les aspects de la vie d’Israël, depuis les mœurs jusqu’au culte. Bientôt va être instituée la fête des Tentes (vv.14-17), mémoire du séjour au désert, aujourd’hui encore en vigueur dans le judaïsme ; des décisions drastiques vont être prises à propos des épouses étrangères (Es 10). D’où l’importance d’une telle proclamation : tout le peuple « en âge de comprendre » est présent, mais la plupart ne comprennent plus l’hébreu, puisque l’araméen l’a remplacé pendant l’exil. Il faut donc, après chaque passage, que « les Lévites traduisent et donnent le sens » : naît ainsi une nouvelle littérature, les Targumim (traductions) et Pesharim (commentaires).
Notons enfin combien cette proclamation est considérée comme historique, et fondamentale pour la vie du peuple : sa date exacte est précisée (le premier jour du septième mois) ; elle occupe toute la journée (depuis le lever du jour jusqu’à midi) comme s’il s’agissait d’un shabbat spécial ; les autorités la déclarent sacrée, en répétant par trois fois : « Ce jour est consacré au Seigneur votre Dieu ! » (Ne 8,9.10.11). Toute peine doit en être bannie ( ne vous affligez pas), la joie est quasiment obligatoire ; pour la célébrer, on offre des viandes savoureuses et des boissons aromatisées, pour que tous, et surtout les plus pauvres, puissent célébrer la fête : « envoyez une part à celui qui n’a rien de prêt » (v.10).
L’évangile : proclamation à la synagogue de Nazareth (Lc 4)
En commençant sa vie publique, Jésus s’inscrit dans cette tradition de proclamation de la Parole. Extérieurement, rien ne laisserait supposer qu’un événement spécial est en train de s’accomplir : le lieu est insignifiant (la synagogue de Nazareth, une petite bourgade), en un sabbat qui n’a rien de spécial au calendrier ; pourtant le Christ déclare que ce jour est exceptionnel : « Aujourd’hui s’accomplit… » (Lc 4,21), comme s’il était un nouvel Esdras qui décrète un nouveau jour de fête pour le peuple.
Alors que le prêtre-scribe, venu de Perse, avait jadis inauguré une nouvelle période pour le judaïsme par la proclamation de la Torah, voici Jésus qui commence son œuvre publique en Galilée : le lecteur sait que ses origines sont célestes (Lc 1-2), qu’il est « Fils de Dieu » et donc supérieur au Temple, et que les Écritures l’avaient annoncé comme Messie. Reste à en convaincre ses contemporains…
Pour souligner cette nouveauté dans l’histoire du Salut, et l’inauguration de la vie publique de Jésus, la liturgie a choisi exceptionnellement de joindre au passage d’évangile un extrait qui se trouve 3 chapitres auparavant : le célèbre « prologue » de saint Luc, d’une grande qualité littéraire et qui montre à la fois la culture de son auteur et son application dans la composition de son ouvrage. En s’adressant à un lecteur fictif, ce Théophile (ami de Dieu) que nous sommes tous, il imite les grands écrivains de son époque pour nous dévoiler son intention : raconter avec soin (un exposé suivi) les événements du Salut qui viennent de s’accomplir.
Son premier ouvrage (évangile) sera centré sur Jésus, le second ( Actes des Apôtres) sur l’Église ; en historien fidèle, il a pris des renseignements auprès des témoins directs ( ceux qui, dès le commencement, furent témoins oculaires) ; il s’inscrit donc dans une chaîne de transmission à trois étapes : la Parole qui est le Christ (cf. Lc 5,1), puis l’Évangile transmis par les témoins que sont les apôtres (serviteurs de la Parole), enfin l’instruction reçue dans la communauté chrétienne ( les enseignements que tu as entendus). C’est cette chaîne fondamentale que le concile Vatican II a appelé la Tradition, décrite ainsi par le Catéchisme :
« La Tradition dont nous parlons ici vient des apôtres et transmet ce que ceux-ci ont reçu de l’enseignement et de l’exemple de Jésus et ce qu’ils ont appris par l’Esprit Saint. En effet, la première génération de chrétiens n’avait pas encore un Nouveau Testament écrit, et le Nouveau Testament lui-même atteste le processus de la Tradition vivante. Il faut en distinguer les ‘traditions’ théologiques, disciplinaires, liturgiques ou dévotionnelles nées au cours du temps dans les Églises locales. Elles constituent des formes particulières sous lesquelles la grande Tradition reçoit des expressions adaptées aux divers lieux et aux diverses époques. C’est à sa lumière que celles-ci peuvent être maintenues, modifiées ou aussi abandonnées sous la conduite du Magistère de l’Église. » [2]
Au début du temps ordinaire de l’année liturgique, nous commençons donc notre lecture de saint Luc par cette scène impressionnante à Nazareth : c’est la seule occasion, dans tout le Nouveau Testament, où nous voyons Jésus lire directement les Écritures. Aux chapitres précédents, l’évangéliste nous avait introduits dans le mystère de sa personne: ses origines (l’Annonciation, Lc 1), sa naissance et son enfance (notamment l’épisode au Temple, Lc 2), la préparation de sa venue par son cousin Jean (Lc 3), son baptême et sa généalogie, et même ses tentations (début de Lc 4). L’heure est venue de dévoiler ce mystère à tout le peuple d’Israël : la scène inaugurale que nous lisons se situe donc dans une synagogue, lors du rassemblement de toute la population environnante, alors que déjà les foules ont entendu parler de lui : « sa renommée se répandit dans toute la région » (v.14). Quel est son programme, quel est son message ?
Saint Luc ne commence pas par raconter les miracles de Jésus, tout en laissant supposer que certains ont déjà eu lieu, puisque sa renommée est si grande. Il se concentre au contraire sur la Parole : Jésus commence par l’enseignement (il enseignait dans les synagogues), il se confronte à la Parole par excellence en la lisant devant l’assemblée. D’où l’importance du prologue de Luc affirmant qu’il s’est renseigné auprès de ceux qui furent « témoins oculaires et serviteurs de la Parole », une Parole qui se prolongera dans les Actes des Apôtres et parviendra jusqu’à toutes les nations : « Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8).
À la différence d’Esdras, ce n’est pas la Torah que Jésus proclame : laissons à une scène postérieure, celle des Béatitudes, la confrontation du Messie avec la Loi de Moïse. A Nazareth, il choisit le rouleau d’Isaïe, pour y lire un oracle messianique qu’il s’applique à lui-même. Le texte précise d’ailleurs que « on lui remit le livre du prophète Isaïe » : Jésus reçoit cette Parole comme un héritage de son peuple, avant de la modifier profondément par sa propre Parole.
La citation d’Isaïe insérée par Luc est d’ailleurs très intéressante : elle est composée des deux premiers versets du chapitre 61, auxquels a été retirée la dernière expression ( un jour de vengeance pour notre Dieu), puisque nous sommes dans l’évangile de la Miséricorde ; mais Luc a aussi ajouté un passage des chants du serviteur : « pour ouvrir les yeux des aveugles » (Is 42,7). Nous verrons la semaine prochaine la raison d’un tel choix. Pour l’instant, il nous suffit de souligner que Jésus se proclame lui-même Messie, par les signes de guérison, l’inauguration d’une ère nouvelle et l’annonce de l’Évangile (porter la Bonne Nouvelle aux pauvres).
C’est ainsi qu’apparaissent sous la plume de Luc quelques thèmes théologiques qui vont nous accompagner toute cette année :
- Le rôle de l’Esprit, puisque Jésus, après son baptême, agit «dans la puissance de l’Esprit », et affirme que « l’Esprit du Seigneur est sur lui ». Le début de la vie de l’Eglise, lors de la Pentecôte, sera également sous le souffle de l’Esprit (Ac 2).
- Le thème de la vue et de l’aveuglement : Jésus annonce qu’il a été envoyé pour que « les aveugles retrouvent la vue » ; ensuite, « tous avaient les yeux fixés sur lui » (Lc 4,20) : perçoivent-ils son mystère ?
- La proclamation de la Parole : saint Luc s’inscrit dans la suite des « serviteurs de la Parole » (Lc 1,2) et Jésus commence par le ministère de la Parole. Bientôt vont s’élever des murmures : « Quelle est cette parole ? » (Lc 4,36)
- La présence du salut, par le terme « Aujourd’hui » : Luc va l’utiliser 22 fois dans toute son œuvre, et Jésus proclame : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage… » (v.21).
=> Lire la méditation
[1] Nouvelle Bible liturgique, Introduction aux livres d’Esdras et Néhémie.
[2] Catéchisme, nº83. Le concile Vatican II a ouvert cette perspective en expliquant la Révélation, qui nous est transmise par la Tradition :« Quant à la Tradition reçue des apôtres, elle comprend tout ce qui contribue à conduire saintement la vie du peuple de Dieu et à en augmenter la foi ; ainsi l’Église perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte et elle transmet à chaque génération, tout ce qu’elle est elle-même, tout ce qu’elle croit. » (Concile Vatican II, Dei Verbum, nº8).
