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Commençons par une petite observation sur la liturgie et le choix des lectures. Un cycle de huit dimanches ordinaires sépare le temps de Noël de celui du Carême. C’est l’évangéliste Jean qui, avec la profondeur théologique particulière qui caractérise son évangile, introduit chaque année le temps ordinaire. Tandis que l’année A propose le témoignage de Jean-Baptiste au Jourdain (Jn 1,29-34), et l’année B la vocation des premiers disciples (Jn 1,35-42), l’année C offre à notre méditation l’épisode des « noces de Cana » (Jn 2) avant de passer à la lecture continue de l’évangile de Luc.

Ces trois extraits de saint Jean ont été choisis pour ce dimanche de « transition », parce qu’ils sont situés après le baptême du Christ, et marquent son passage à la vie publique. Nous emboîtons donc le pas aux premiers apôtres qui viennent de rencontrer le Messie et se sont mis à le suivre.

Nous commençons aussi la lecture des chapitres 12 à 15 de la première Lettre de saint Paul aux Corinthiens (2e lecture) qui durera jusqu’au Carême. Cette lecture n’ayant pas aujourd’hui de lien avec l’évangile, nous ne la commenterons pas.

L’évangile : les noces de Cana (Jn 2)

Après leur rencontre avec le Messie, les disciples accompagnent Jésus à des noces. Le village de Cana est proche de Nazareth et la sainte Famille était probablement liée avec les futurs époux ; les invitations sont d’ailleurs très larges dans cette société où presque tout le village participe aux réjouissances. C’est la première fois que le petit groupe, formé autour de Jésus, se trouve dans une festivité publique, et saint Jean assiste ébloui au premier signe de Jésus qui porte les disciples à « croire en lui » (v.11).

Nous sommes à la conclusion de la première grande partie du quatrième évangile : le Verbe s’est incarné, il a reçu le témoignage de Jean-Baptiste, s’est entouré de disciples et manifeste pour la première fois sa gloire, « gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique » (Jn 1,14). La foi vient d’éclore, l’Évangile est annoncé et reçu.

Observons les personnages de cette scène et notons que leur importance s’inscrit à rebours de la hiérarchie habituelle, et que l’essentiel de la scène se joue en coulisses avec des personnages « secondaires » selon les yeux du monde. Lors d’un mariage, ce sont d’ordinaire les époux qui constituent le centre d’intérêt. Ici, de façon surprenante, rien n’est dit sur l’épouse ; l’époux n’est mentionné qu’une fois… La louange que lui adresse le « maître du repas » est d’ailleurs fondée sur une équivoque car « il ne savait pas d’où venait ce vin », tant le miracle fut caché.

Ce personnage du « maître du repas » était très important dans la société palestinienne : il présidait comme un « chef de clan » aux festivités, en leur donnant leur aspect officiel et leur bon ordre moral en évitant les dérapages. Mais lui aussi n’est qu’un personnage secondaire sous la plume de saint Jean : il n’a pour fonction que de souligner la qualité hors du commun du vin et son ignorance est patente.

À l’inverse, les serviteurs étaient des personnes peu considérées, souvent des esclaves, et personne ne faisait attention à eux pendant les réjouissances. Or le texte souligne leur importance : Marie s’adresse à eux, le Christ leur donne deux ordres successifs, et ils entrent dans la compréhension du mystère : « ceux qui servaient le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau ». Disciples et serviteurs sont ainsi unis dans la connaissance du miracle accompli. Leur action – remplir les jarres, puiser le vin et en porter au maître du repas – est au centre de tout le récit. Saint Jean projette sur eux le futur rôle des apôtres : être « serviteurs du mystère »… Lorsque les apôtres baptiseront les nouveaux croyants, ne devront-ils pas puiser physiquement l’eau pour transmettre le vin de la grâce ?

Finalement, ce sont deux invités – de marque certes, mais seulement invités – qui sont au centre de toute la narration : le Christ et Marie, le seul couple de ces noces… L’événement revêt une fonction de révélation : tout ce qui se passe a pour finalité la « foi des disciples dans le Christ », soulignée à la fin. Qui est Jésus, pour le lecteur du quatrième évangile arrivé au début du second chapitre ? Il est le Verbe incarné, désigné par Jean-Baptiste comme « l’agneau de Dieu » sur lequel l’Esprit repose (Jn 1,33) et qui doit « baptiser dans l’Esprit Saint ». Quelques disciples se sont attachés à lui et sont disposés à croire en lui, tel Nathanaël auquel le Christ a promis : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn 1,51).

Le Verbe venu d’en haut s’est donc révélé aux hommes, et c’est à Cana que les disciples vont faire le pas de la foi après avoir vu Jésus œuvrer au nom de Dieu : « Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui ».

Ce mystère a lieu pendant des noces. Jésus reprend ainsi à son compte toute la théologie de l’Ancien Testament des noces entre Dieu et Israël. Jésus y tient la place de Dieu, l’Eternel, puisqu’il est le Verbe incarné. Israël, en revanche, est représenté par plusieurs personnages. Tout d’abord les disciples et les invités à la noce, en général. La remarque « on manqua de vin » exprime l’état d’indigence du peuple saint en attente du Messie.

Un grand changement a lieu avec la venue de Jésus : à l’eau qui représente l’observance de la Loi, suggérée par les « six jarres de pierre pour les purifications rituelles des Juifs » (v.6), vient se substituer le vin nouveau d’une qualité inconnue, la grâce, comme pour illustrer ces versets du prologue : « Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce. Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » (Jn 1,16-17).

Le commentaire du maître du repas souligne ainsi les deux éléments les plus importants de l’Évangile: la nouvelle économie de la grâce est supérieure à l’ancienne (le moins bon… le bon vin) ; elle entre en action au moment précis de la venue de Jésus, après toute l’histoire du peuple d’Israël racontée dans l’Ancien Testament : « jusqu’à maintenant ». Ces temps nouveaux, saint Jean les marque par l’expression : « le commencement des signes… »

Mais Israël est aussi figuré par Marie, la mère de Jésus. En exprimant l’indigence de son peuple, « ils n’ont pas de vin », elle participe de la prière séculaire de supplication des croyants d’Israël, comme celle du roi Ezéchias frappé par la maladie : « Seigneur je suis accablé, viens à mon aide ! » (Is 38,14). Une prière qui deviendra le cri au secours de l’Église à la clôture de l’Apocalypse : « Amen, viens, Seigneur Jésus ! » (Ap 22,20). Marie est la figure de l’Église qui intercède pour tout le peuple de Dieu, pour tous les hommes.

Puis elle indique aux serviteurs l’attitude juste : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le » (v.5), comme l’Église qui prône l’obéissance au Christ. Obéissance surprenante des serviteurs de la maison à un invité extérieur, dans le contexte humain du récit ; obéissance à la Loi qui était au cœur de la religion d’Israël, selon ce qui avait été dit à Jéroboam : « Si tu obéis à tout ce que je t’ordonnerai, si tu suis mes voies et fais ce qui est juste à mes yeux, en observant mes lois et mes commandements comme a fait mon serviteur David, alors je serai avec toi et je construirai une maison stable comme j’ai construit pour David » (1R 11,38).

Obéissance qui permet au Christ de « manifester sa gloire », hier comme aujourd’hui : en accomplissant leur tâche fatigante de « remplir d’eau les jarres jusqu’au bord » (six jarres d’une centaine de litres chacune…), c’est-à-dire en collaborant humainement avec l’œuvre du Seigneur, les serviteurs permettent au Christ d’irriguer les âmes du vin nouveau de la grâce.

Subtilement, saint Jean a donc décrit les nouvelles épousailles du Seigneur avec un peuple de Dieu bien structuré : les serviteurs (διάκονος, diaconos, d’où diacre : ministre) ; les disciples-apôtres illuminés par la gloire ; le peuple lui-même qui « manque de vin » et reçoit le « vin meilleur » ; la mère de Jésus, à la fois fille de Sion et mère de l’Église, qui préside discrètement aux noces de son Fils.

La première lecture : Jérusalem, épouse du Seigneur (Is 62)

Dans l’Israël ancien, un personnage particulier intervenait lors des célébrations de noces: un maître de musique chargé de chanter la joie de tous les participants, d’exprimer l’exultation bien naturelle que la société trouve dans la célébration du mariage. C’est à lui que saint Jean-Baptiste s’assimilera un peu plus tard dans l’évangile de Jean : « Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète » (Jn 3,29). En ouvrant le livre d’Isaïe au chapitre 62, nous découvrons la voix mystérieuse du prophète qui endosse ce rôle et commence son chant par une introduction centrée sur l’épouse : « pour la cause de Sion, je ne me tairai pas, et pour Jérusalem, je n’aurai de cesse » (Is 62,1).

En effet, la ville de Jérusalem si glorieuse au temps de David et Salomon, s’est enlisée dans les sables de l’histoire : elle peine sous l’oppression étrangère et la domination d’empires bien plus puissants qu’elle ; à l’époque perse, elle n’est qu’une petite ville de province sans roi ni vraie indépendance… Voici comment elle est perçue depuis la puissante Suse : « Ceux qui sont restés de la captivité, là-bas dans la province, sont en grande détresse et dans la confusion, il y a des brèches dans le rempart de Jérusalem et ses portes ont été incendiées » (Ne 1,3). C’est pourquoi l’extrait d’Isaïe que nous lisons aujourd’hui applique à Jérusalem les termes suivants : « Délaissée, Désolation », dans la ligne des Lamentations de Jérémie :

« Quoi! elle est assise à l’écart, la Ville populeuse! Elle est devenue comme une veuve, la grande parmi les nations. Princesse parmi les provinces, elle est réduite à la corvée. Elle passe des nuits à pleurer et les larmes couvrent ses joues. Pas un qui la console parmi tous ses amants. Tous ses amis l’ont trahie, devenus ses ennemis! Juda est exilée, soumise à l’oppression, à une dure servitude » (Lm 1,1-3).

Que sont devenues toutes les promesses de bonheur que le Seigneur avait faites à sa ville préférée, en voulant l’épouser dans la tendresse ? Dans un Temple désormais bien modeste, on continuait à lire, entre autres, cet oracle d’Osée : « Je te fiancerai à moi pour toujours; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde; je te fiancerai à moi dans la fidélité, et tu connaîtras le Seigneur » (Os 2,21-22).

Une fois de plus, le Seigneur promet d’intervenir, et l’auteur de cette partie du livre d’Isaïe utilise les grandes ressources de la poésie hébraïque pour chanter cet amour passionnel. Si l’histoire est le règne de l’obscurité, alors le Seigneur fera triompher la lumière : « la clarté… une torche qui brûle… couronne brillante », et c’est la Ville elle-même qui sera l’admiration des nations étrangères : « les nations verront ta justice » (v.2). L’Apocalypse reprendra ces images en décrivant l’Eglise triomphante : « Il me montra la Cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, de chez Dieu, avec en elle la gloire de Dieu. Elle resplendit telle une pierre très précieuse, comme une pierre de jaspe cristallin » (Ap 21,10-11).

La métaphore des noces est alors utilisée. Elle apparaît tant à travers le lexique avec les nouveaux noms donnés à Jérusalem ( Ma préférence, l’Épousée) qu’avec l’explication de ces noms : la terre sainte ne sera plus délaissée, vide et pauvre, mais remplie par la présence du Seigneur. Ces métaphores assimilent la Terre Sainte, la ville de Jérusalem et le peuple élu. Les deux dernières phrases nous introduisent parfaitement aux joies des noces de Cana : « Comme un jeune homme épouse une vierge, ton Bâtisseur t’épousera ». Dieu dans le Christ, au début de sa vie publique, s’est penché sur Israël pour accomplir ses promesses. C’est ainsi que le père Arminjon, en commentant le Cantique des Cantiques, établit la relation entre Isaïe et saint Jean :

« La Palestine est la terre du vin et du blé. ‘Un pays de froment et de vin nouveau, un pays de pain et de vigne’ (2R 18,32). Or, la ‘Terre épousée’, pour reprendre les termes d’Isaïe (Is 62,4-5), doit connaître, avec le Jour du Messie, une fécondité tout à fait exceptionnelle en blé et en vin, ainsi que Joël en particulier l’avait annoncé (Jo 2,24). De même, Zacharie : ‘Le Seigneur leur Dieu les sauvera en ce jour-là… Le froment épanouira les jeunes gens, et le vin nouveau les jeunes filles’ (Za 9,17). Ce que vérifieront en effet, à l’avènement du Messie, les deux miracles du vin ruisselant aux noces de Cana et des pains multipliés sur la montagne (Jn 2 et 6). Fécondité merveilleuse de la terre-épouse Israël, fécondité merveilleuse de l’union d’amour de l’épouse avec l’Époux […] Coupe ‘où le vin ne tarit pas’ : à Cana, ‘le vin étant venu à manquer’, Jésus donnera un vin qui, lui, ne manquera plus… » [1]

Le psaume : réponse de l’épouse (Ps 96)

Si le Christ est l’époux d’Israël, et qu’Isaïe chante ces noces entre Dieu et son peuple, alors nous pouvons lire le psaume de la messe (Ps 96) comme la réponse joyeuse de l’épouse. Les strophes qui nous sont proposées par la liturgie s’articulent autour de quelques verbes à l’impératif, autant d’invitations à célébrer le Seigneur qui vient au-devant de son peuple bien-aimé :

  • « Chantez au Seigneur » (vv.1-2) : pour exprimer sincèrement la joie des épousailles ;
  • « Proclamez son salut » (vv.2-3) : pour que les autres peuples soient invités à la fête en entendant la jubilation d’Israël ;
  • « Rendez au Seigneur… » (vv.7-8) : l’époux divin est digne de tous ces attributs, qui sont autant de joyaux à la couronne du marié ;
  • « Adorez le Seigneur » (vv.9-10) : le but de ce mariage est l’adhésion tout entière, par la foi, de l’homme au Roi de l’univers.

=> Lire la méditation


[1] Blaise Arminjon, La cantate de l’Amour, DDB 1983, p.302.


Les noces de Cana (Giotto)

Les noces de Cana (Giotto)


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