Au cœur de l’été, nous poursuivons notre lecture continue de l’évangile de Luc, dimanche après dimanche, qui nous amène cette semaine à proclamer un enseignement de Jésus sur la prière : il nous offre tout d’abord ce don inestimable qu’est le « Notre Père », puis nous montre l’attitude filiale avec laquelle nous devons persévérer dans la prière, en ayant la certitude que ce père plein de sollicitude nous exaucera (Lc 11). La première lecture est une mise en illustration frappante de cette attitude, puisqu’Abraham se livre à un véritable « marchandage » avec le Seigneur pour obtenir le salut de Sodome (Gn 18).
La première lecture : le saint marchandage d’Abraham (Gn 18,20-32)
Ces lectures ne sont cependant pas sans lien avec celles de la semaine dernière : dans l’évangile, les disciples sentent leurs âmes attirées par la « meilleure part » choisie par Marie (Lc 10,42), comme des abeilles par le pollen, et ils demandent au Maître : « Apprends-nous à prier » (11,1) ; quant à la première lecture, nous demeurons au sein du même chapitre 18 de la Genèse, en compagnie des « trois visiteurs » qui avaient été reçus par le Patriarche sous les chênes de Mambré, et qui vont désormais se diriger vers Sodome.
Le Seigneur, entre ces deux scènes, a décidé de faire part à Abraham de son dessein en délibérant ainsi : « Vais-je cacher à Abraham ce que je vais faire, alors qu’Abraham deviendra une nation grande et puissante et que par lui se béniront toutes les nations de la terre ? » (Gn 18,17-18). L’hospitalité débordante de générosité d’Abraham, et plus encore sa foi, ont produit leur fruit spirituel : il est désormais un « intime de Dieu », qui converse avec Lui dans la familiarité. Le récit laisse le lecteur deviner que le cœur de Dieu, lassé et courroucé par le mal des hommes dans le monde, comme au temps du déluge ( je me repens de les avoir faits Gn 6,7), cherche à présent consolation dans le cœur d’Abraham, le nouveau juste à l’image de Noé, qui peut ressentir comme lui la gravité du mal. Le Patriarche devra transmettre à sa descendance cette horreur du péché : « Je l’ai distingué, pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie du Seigneur en accomplissant la justice et le droit » (Gn 18,19).
Il lui fait donc entrevoir son dessein vis-à-vis de Sodome par une déclaration rhétorique assez étonnante : entre le Seigneur, censé habiter les cieux mais en voyage sur la terre, et la ville pécheresse, enfoncée dans son péché sur le lieu le plus bas de la terre (au sud de la Mer morte), une réalité intermédiaire s’interpose, la « clameur » (צעקה, tsa’aqah ), avec la même racine que le sang d’Abel qui « clamait » du sol vers Dieu (Gn 4,10) ; dans quelques temps, ce sera la plainte des Israélites en Égypte qui montera elle aussi vers le Seigneur : «J’ai vu la misère de mon peuple, j’ai entendu la clameur devant ses oppresseurs » (Ex 3,7). Avec le même comportement divin : « Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste » (v.8), cette descente exprimant l’action de Dieu en faveur de son Peuple. De même, le Seigneur révèle au Patriarche son dessein de « descendre pour voir » (Gn 18,21), comme s’il ne croyait pas à l’énormité de la faute…
La violence du péché est d’une telle force que Dieu affirme l’entendre sensiblement : une belle image renversée de la voix bafouée de la conscience chez celui qui s’entête dans le mal. Le contraste est d’autant plus grand avec le comportement d’Abraham et Sarah : ils rient (צחק, tsahaq) alors que le péché de Sodome clame (צעק, tsa’aq) devant Dieu. Le Patriarche est définitivement du côté du plan divin pour la vie des hommes, même s’il est encore pèlerin sur terre, et c’est pourquoi il peut intercéder en faveur de la ville, grâce à cette « double appartenance ». N’oublions pas aussi que son neveu Lot, après l’épisode de la guerre des rois (Gn 14), est revenu habiter à Sodome. Bientôt les deux Anges vont le rencontrer « aux portes de la ville » (Gn 19,1) : c’est peut-être ce qui motive l’intercession d’Abraham…
On observe alors une sorte de dédoublement dans le comportement divin, en direction de deux attributs. Les « trois hommes », qui avaient été accueillis comme « un seul Seigneur » sous le chêne de Mambré, se séparent : « les hommes se dirigèrent vers Sodome » (Gn 18,22) – on comprend ensuite qu’il s’agit des deux anges qui révéleront à Lot : « Nous allons détruire ce lieu, car grand est le cri qui s’est élevé contre eux à la face du Seigneur, et le Seigneur nous a envoyés pour les exterminer » (Gn 19,13)… Ils représentent donc la justice s’abattant sur l’iniquité. Par contre, « Abraham demeurait devant le Seigneur » : comme si celui-ci personnifiait la miséricorde, se laissant fléchir par l’intercession d’Abraham : « je pardonnerai à toute la ville… je ne la détruirai pas (3x)… je ne le ferai pas (2x)… ».
Comme dans un marchandage des souks du Proche-Orient, Abraham et le Seigneur sont engagés dans un long dialogue conventionnel ; l’un et l’autre s’apprécient mutuellement comme de vieux négociants qui savent sonder les intentions cachées, et qui cherchent le même but, cette transaction financière qui satisfera acheteur et vendeur. Ici tous deux désirent sauver la ville et la négociation s’engage. Habile, Abraham commence par dénoncer une possible injustice du Seigneur : comment pourrait-Il détruire une ville alors qu’elle abrite un grand nombre (50) de justes ? Il ne serait pas digne de Dieu de faire « mourir le juste avec le coupable » (v.25). Puis, en jouant sur la bonne volonté de son partenaire, qui se laisse volontiers fléchir, il obtient le prix minimal qu’il pouvait décemment espérer : la présence de dix justes dans Sodome. On perçoit que le Seigneur aime l’intercession d’Abraham, que lui aussi voudrait sauver la ville… Mais s’y trouveront-ils seulement dix justes ? Le péché de Sodome sera décrit crûment au chapitre suivant – et une réponse nous sera donnée sur la négociation :
« La maison fut cernée par les hommes de la ville, les gens de Sodome, depuis les jeunes jusqu’aux vieux, tout le peuple sans exception. Ils appelèrent Lot et lui dirent : Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Amène-les-nous pour que nous en abusions. » (Gn 19,4-5)
Tout le peuple est là pour pécher : le seul juste de la ville, Lot sera le seul à échapper à la destruction, en fuyant à temps. L’intercession d’Abraham fut donc un échec, il ne se trouva pas même dix justes dans la ville. L’amertume fut elle plus grande pour le Patriarche ou pour le Seigneur ?
L’évangile : prier avec persévérance (Lc 11,1-13)
Le Dieu de la Genèse est déroutant : il veut « descendre [sur terre] pour voir » ; il se laisse entraîner par Abraham dans une négociation similaire aux marchands de tapis… Mais l’évangile nous déroute encore plus : Dieu est vraiment descendu parmi nous en la personne de Jésus ; et les disciples ont eu tout le loisir de s’adresser familièrement à lui. Mieux encore : il nous enseigne à prier, pour imiter Abraham dans sa supplication en faveur des pécheurs, ou mieux encore pour l’imiter lui-même, Lui le Fils qui passait de longues nuits en prière.
C’est ainsi qu’il nous offre cette prière inestimable qu’est le « Notre Père » : nous pouvons imaginer que, du haut des Cieux, le Père est toujours saisi d’une tendresse particulière lorsqu’il perçoit, au milieu du fracas de ce monde, cette prière qui est murmurée sur nos lèvres, dans le secret de notre chambre, ou bien chantée dans nos assemblées liturgiques. En entendant la « prière de son Fils », il laisse notre main se poser sur son cœur de Père pour lui rappeler sa paternité, dans un mouvement que lui-même nous dévoile :
« Ephraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, que chaque fois que j’en parle je veuille encore me souvenir de lui ? C’est pour cela que mes entrailles s’émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse, oracle du Seigneur. » (Jr 31,20)
Pour nous inciter à prier avec persévérance, comme Abraham se tenant sur la brèche pour fléchir la justice divine, le Seigneur nous livre une petite parabole dont il tire lui-même l’enseignement : « Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira ! » (Lc 11,9). Cette parabole de « l’ami importun » plante son décor au milieu de la nuit, pour mieux souligner combien le personnage dérange son ami : dans la Palestine de l’époque, où les villages étaient peu sûrs, on se barricadait dans sa maison pour passer la nuit en sécurité, et l’on regroupait tous les membres de la famille dans la salle commune. D’où l’impossibilité évoquée par l’autre personnage : « La porte est déjà fermée ; mes enfants et moi, nous sommes couchés. Je ne puis me lever… » (v.7).
Mais cette circonstance, « au milieu de la nuit », évoque aussi le temps propice à la prière, comme Jésus pendant sa vie publique, qui s’échappait du tumulte des foules pendant la journée, pour replonger son âme dans le dialogue nocturne avec son Père. Il nous donne le conseil de chercher cette intimité favorisée par la nuit : « quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6,6).
La nuit évoque aussi le règne des ténèbres ; se lever « au milieu de la nuit » pour aller prier, c’est symboliser notre histoire humaine qui se déroule au milieu des tempêtes et sous le joug du Prince de ce monde ; ainsi le Christ a voulu avertir ses disciples au seuil de sa Passion : « Vous tous, vous allez succomber à cause de moi, cette nuit même. Il est écrit en effet : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées […] Cette nuit même, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois » (Mt 26,31.34). Il nous donne le conseil que suivent à la lettre les moines, ces veilleurs qui maintiennent l’Église tendue vers le retour de l’Époux, cette aurore définitive implorée dans les liturgies nocturnes : « Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation ! » (Mt 26,41). En commentant cette parabole, le pasteur Martin Luther King trouvait dans ce décor de la nuit un reflet de notre propre situation humaine :
« Il est minuit dans l’ordre social. Au plan international, les nations sont engagées dans une lutte colossale et rude pour la suprématie. Deux guerres mondiales ont eu lieu en l’espace d’une génération et les nuages annonciateurs d’une autre guerre sont dangereusement proches. […] Il est minuit dans l’ordre psychologique. Partout des craintes paralysantes torturent les gens durant le jour et les hantent durant la nuit. De lourds nuages d’anxiété et de dépression sont suspendus dans notre ciel mental. Les troubles émotifs sont aujourd’hui plus fréquents qu’à nulle époque de l’histoire humaine. Les salles de psychiatrie de nos hôpitaux sont bondées et les psychologues les plus courus sont actuellement les psychanalystes. […] Il est aussi minuit dans l’ordre moral. Au milieu de la nuit, les couleurs perdent leurs caractéristiques et se fondent en une ombre d’un gris terne. Les principes moraux ont perdu leurs caractéristiques. Pour l’homme moderne, l’absolument bon et l’absolument mauvais dépendent de ce que fait la majorité. Bien et mal sont relatifs aux goûts et aux répugnances, aux habitudes d’une communauté déterminée. […] Minuit est l’heure où l’homme cherche désespérément à observer le onzième commandement : ‘Tu ne te laisseras pas prendre’. Selon la morale de minuit, le péché cardinal est d’être pris et la vertu cardinale est d’échapper. Mentir est parfaitement correct, mais il faut mentir avec une vraie finesse. Voler est parfaitement correct, si celui qui vole est assez honorable pour que, s’il est pris, on parle d’abus de confiance, et non de vol. Il est même permis de haïr, si l’on peut déguiser sa haine sous les vêtements de l’amour assez habilement pour que la haine paraisse être l’amour. » [1]
L’un des ressorts de la parabole est l’amitié : le terme « ami (φίλος, philos) » revient trois fois dans les deux premiers versets, et le Christ nous présente un personnage qui vit deux amitiés fortes. Sa prière est toute motivée par cette relation spéciale : d’une part vis-à-vis de son ami qui vient d’arriver de voyage, et qui a besoin d’être nourri. Il se sent obligé par les lois de l’hospitalité, comme les multiples liens nous liant aux hommes – qui sont nos frères, nos concitoyens, nos prochains… – nous poussent à prendre soin de leurs nécessités. Abraham s’est fait l’ami des habitants de Sodome, parmi lesquels se trouvait son neveu Lot, en intercédant pour eux. D’autre part, l’amitié lui permet d’importuner l’autre personnage pour qu’il lui prête des pains. Le Christ présente même un raisonnement a fortiori : même si ce n’est pas par amitié, c’est « à cause du sans-gêne de cet ami » qu’il exaucera sa demande.
Un grand spirituel du Moyen Âge, auteur cultivé et saint canonisé, a écrit un traité poignant sur l’amitié spirituelle, en s’inspirant de Cicéron. Le moine saint Aelred de Rievaulx écrivait par exemple :
« Les hommes mèneraient une vie parfaitement heureuse, a dit un sage, s’ils supprimaient du milieu d’eux ces deux mots : le mien et le tien. La sainte pauvreté donne beaucoup de solidité à l’amitié, je parle de la pauvreté volontaire. Étant donné que la cupidité est destructrice de l’amitié, plus l’âme se trouve débarrassée de ce poison, plus l’amitié peut aisément se maintenir. Par ailleurs, dans l’amour spirituel, les amis peuvent échanger bien d’autres bienfaits qui les rendent présents et utiles l’un à l’autre. Et d’abord, qu’ils se soucient l’un de l’autre, qu’ils prient l’un pour l’autre. Que chacun fasse tout son possible pour encourager son ami quand il est timide, pour l’accueillir quand il est faible, pour le réconforter quand il est triste et pour le supporter quand il est irrité. Que chacun respecte le regard de son ami en évitant toute action déplacée et toute parole inconvenante. » [2]
Nous pourrions décrire le personnage de la parabole comme « pris entre deux amitiés », et c’est exactement la situation dans laquelle le Christ a voulu s’insérer : en s’incarnant, il s’est fait l’ami de tout homme, son frère en humanité ; étant Dieu, il est l’ami du Père, ayant toujours accès à son Cœur. Dans la nuit de l’histoire, il intercède donc auprès du Père, pour nous tous qui sommes comme « en voyage », hôtes de sa maison qu’est l’Eglise. Et le pain qu’il nous obtient, c’est bien sûr l’Eucharistie…
Nous sommes donc invités à imiter le Christ en nous faisant l’ami de nos frères, et en intercédant pour eux auprès de notre ami du Ciel, Dieu le Père. C’est dans ce cadre que prend tout son sens la difficulté de la « porte fermée » et le refus initial de l’ami : nous avons parfois l’impression que nos prières ne sont pas exaucées, que le Père ne les entend pas… Jésus nous invite à la persévérance, en ayant confiance dans la bonté du Père, qui écoute toujours les demandes de ses enfants mais les exauce selon ce qui nous convient le mieux, pas selon nos vues humaines si étroites et limitées… « A qui frappe, on ouvrira » : cette conviction doit nous habiter pour nourrir notre espérance.
Il est aussi possible d’interpréter différemment cette situation inconfortable d’un homme qui frappe, au milieu de la nuit, à la porte d’un ami qui refuse de se déranger. Notre Église n’est-elle pas la maison où se trouve le Pain de vie dont nos contemporains ont tant besoin ? Trouvent-ils toujours une communauté accueillante pour les sauver de leurs détresses au milieu de la nuit ? C’est ainsi que Martin Luther King écrivait :
« Dans la parabole, nous remarquons qu’après sa déception initiale, l’homme continue à frapper à la porte de son ami. À cause de son importunité, de sa persévérance, il persuade enfin son ami d’ouvrir la porte. Beaucoup d’hommes continuent à frapper à minuit à la porte de l’Église, même après avoir été amèrement déçus par elle, parce qu’ils savent que le pain de vie est là. L’Église aujourd’hui est provoquée à proclamer que le Fils de Dieu, Jésus-Christ, est l’espérance des hommes dans tous leurs problèmes personnels et sociaux si complexe. De nombreux jeunes gens qui frappent à la porte sont perplexes devant les incertitudes de la vie, troublés par des déceptions quotidiennes, déçus par les ambiguïtés de l’histoire. Parmi ceux qui viennent, il en est qui ont été enlevés de leur école ou de leur carrière, et jetés dans le rôle de soldat. Nous devons leur fournir le pain frais de l’espérance et allumer en eux la conviction que Dieu a le pouvoir de tirer le bien du mal. Il en est qui arrivent torturés par le remords causé par leur voyage dans les ténèbres du relativisme moral et leur sujétion à la doctrine de l’affirmation de soi. Nous devons les conduire au Christ qui leur offrira le pain frais du pardon. Il en est qui frappent à la porte, tourmentés par la crainte de la mort au temps où ils s’avancent vers le soir de la vie. Nous devons les munir du pain de la foi en l’immortalité, pour qu’ils comprennent que cette vie terrestre n’est qu’un prélude à une nouvelle existence. » [3]
Appel à la prière : l’évangile de ce dimanche est plein d’enseignement, Jésus ne se contente pas de nous exhorter à la persévérance, mais nous donne des raisons profondes d’espérer en la miséricorde du Père ; à travers la figure de cet ami levé dans la nuit, il illumine nos expériences personnelles et communautaires parfois difficiles. L’Église, tout au long des siècles, prolonge et approfondit cet enseignement en nous offrant des ressources nombreuses et variées pour la prière : en premier lieu la liturgie, où nous sommes invités à participer au grand dialogue trinitaire en étant immergés dans l’Épouse qui prie l’Époux ; mais aussi des « écoles de spiritualité » autour des grandes figures spirituelles que sont les saints ; des traités spirituels nombreux, selon les goûts de chacun ; des lieux de retraite et des guides bien concrets qui nous accompagnent… Ai-je recours à toutes ces richesses pour grandir dans ma prière ? Par exemple, la quatrième partie du Catéchisme de l’Église catholique m’est-il familier ? Quelle est la spiritualité où je me sens « chez moi » ?
Offrons un exemple concret d’enseignement à travers la figure de saint Charles de Foucauld. Faisant parler le Christ dans ses notes spirituelles, il nous livre le fruit de son expérience :
« Vous m’avez demandé plus d’une fois comment il faut prier, mes enfants, et je vous l’ai fait voir… La prière, c’est l’entretien avec Dieu, c’est le cri de votre cœur vers Dieu. Il faut donc que ce soit quelque chose d’absolument naturel, d’absolument vrai, l’expression du plus profond de votre cœur… Ce n’est pas vos lèvres qui doivent parler, ce n’est pas votre esprit, c’est votre volonté… Votre volonté se manifestant, se répandant dans toute sa vérité, sa nudité, sa sincérité, sa simplicité à votre Père, et présentée par vous devant Lui, voilà ce que c’est que la prière ; cela ne demande donc souvent ni un long temps, ni beaucoup de paroles, ni beaucoup de pensées ; cela varie : tantôt ce sera un peu plus long, tantôt tout à fait court… selon les désirs de votre cœur… S’ils sont parfaitement simples, un mot les exprimera ; s’ils sont moins simples, il vous faudra quelques phrases pour les exposer… De toute manière, c’est l’état de votre volonté que vous exposez. […] Priez ainsi, veuillez tout ce que je veux, cela seul que je veux, comme je le veux, dans la mesure où je le veux : ‘ Mon Père, que votre volonté se fasse !’ Cette prière sera celle que vous ferez éternellement dans le ciel. » [4]
La toute dernière phrase de l’évangile du jour permet d’illuminer rétrospectivement toutes les lectures : « Combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ! » (Lc 11,13).
Le récit de la Genèse ne nous expliquait pas pourquoi Abraham tenait tant à sauver la ville de Sodome : c’est l’Esprit qui était à l’œuvre en son cœur, lorsqu’il osait se tenir face au Seigneur et négocier avec lui les conditions minimales pour apaiser le jugement. De même, c’est l’Esprit qui anime et fortifie les croyants dans leur intercession. Car c’est lui qui nous immerge dans la relation d’amour entre le Père et le Fils ; le Catéchisme nous l’explique ainsi :
« Ce que le Père nous donne lorsque notre prière est unie à celle de Jésus, c’est ‘l’autre Paraclet, pour être avec vous à jamais, l’Esprit de Vérité’ (Jn 14, 16-17). Cette nouveauté de la prière et de ses conditions apparaît à travers le Discours d’adieu. Dans l’Esprit Saint, la prière chrétienne est communion d’amour avec le Père, non seulement par le Christ, mais aussi en Lui : ‘Jusqu’ici vous n’avez rien demandé en mon Nom. Demandez et vous recevrez, et votre joie sera parfaite’ (Jn 16, 24). » [5]
C’est aussi l’Esprit qui suscite en nous les amitiés humaines et spirituelles, qui nous lient aux hommes pour que nous intercédions pour eux. C’est Lui qui forme nos cœurs à cette nouveauté inouïe apportée par le Christ : nous mettre en relation avec Dieu, le Père tout-puissant, comme avec un ami que nous connaissons bien et que nous ne craignons pas de déranger au milieu de la nuit. Les parents qui ont des enfants en grande difficulté connaissent cette intimité avec le Seigneur : leur prière consiste à s’unir au Cœur du Père qui désire le même bien pour ces enfants ; Il souffre avec eux des chemins épineux dans lesquels Il voit nos enfants se débattre…
Terminons par cet exemple de prière fourni par saint Aelred :
« Ô charité vraie et éternelle ! Ô éternité chère et vraie ! Ô Trinité éternelle, vraie et chère ! Ce sera le repos, la paix, la bienheureuse tranquillité, la tranquille félicité, le bonheur tranquille et bienheureux ! Que fais-tu donc, âme humaine, que fais-tu ? Pourquoi te laisser happer par diverses choses ? Il n’y a qu’une chose qui est nécessaire, pourquoi en chercher beaucoup ? Tout ce que tu désires trouver dans le multiple, tu l’as dans ‘l’un’. Si tu as envie d’exceller, de savoir, de jouir, d’abonder : tout cela tu le trouves là et parfaitement là, et nulle part ailleurs que là ! Amen. » [6]
[1] Martin Luther King, Il est minuit dans l’ordre social, in La Force d’aimer, trad. Jean Bruls, Casterman, 1964, p. 79.
[2] Saint Aelred de Rievaulx (1109-1167), L’amitié spirituelle , Bellefontaine, 1994, p. 85-86.
[3] Martin Luther King, Il est minuit dans l’ordre social, in La Force d’aimer, trad. Jean Bruls, Casterman, 1964, p. 84.
[4] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p. 144.
[5] Catéchisme de l’Église catholique, nº2615.
[6] Prière attribuée à saint Aelred de Rievaulx.