Depuis la semaine dernière, nous accompagnons Jésus dans sa grande montée à Jérusalem ; il s’y dirige avec détermination (cf. Lc 9,51) pour accomplir la grande œuvre du salut. Mais c’est tout un mouvement qu’il génère autour de lui puisqu’il a soin d’associer ses disciples à son œuvre. Nous l’avons vu rabrouer Jacques et Jean la semaine dernière (v.54), nous le voyons, ce dimanche, susciter la collaboration des soixante-douze en les envoyant en mission annoncer que le « règne de Dieu s’est approché » (Lc 10,9.11), le règne eschatologique que le Messie doit établir à Jérusalem. C’est pourquoi la première lecture nous invite à nous associer à la joie de la ville sainte, telle qu’Isaïe la décrit dans le dernier chapitre de son rouleau (Is 66), telle qu’elle sera dans les derniers temps.
La première lecture : splendeur de la Jérusalem eschatologique (Is 66)
La dernière partie du livre d’Isaïe (chap. 55-66) est une œuvre composite, un rassemblement d’écrits réalisés probablement pendant la période du Second Temple, c’est-à-dire plusieurs siècles après la vie du prophète Isaïe historique, objet et auteur de la première partie (chap. 1-39). Ces chapitres sont très aimés du christianisme, qui les cite tous dans sa liturgie, parce qu’ils nous offrent des expressions extraordinairement belles de l’attente eschatologique ; en particulier, la nouvelle Jérusalem qui renaît des cendres de sa prostration pour devenir le centre du salut universel (Is 66,5-18, d’où est extrait notre première lecture). Après cette vision, le livre se termine sur le « rassemblement final » de toutes les nations enfin réconciliées, païens et juifs, étrangers et natifs de Jérusalem, qui convergent « jusqu’à ma montagne sainte, à Jérusalem » (v.20). Les Pères y ont lu l’avènement de l’Église catholique (universelle) et son triomphe final.
Nous pouvons aussi y lire, pour notre temps, un portrait de ce que devrait être la communauté des croyants, l’Église. Nous y reviendrons dans la méditation. Le lien entre le texte d’Isaïe et l’évangile du jour est la jubilation : les soixante-douze disciples « revinrent tout joyeux » (v.17). Ils ressentent la joie que génère l’instauration du règne de Dieu, une joie contemplée d’avance par Isaïe.
Dans son texte prophétique, Isaïe utilise une vaste métaphore : Jérusalem est comparée à une femme, mère de nombreux fils et source de consolation. Il en appelle ainsi à l’expérience humaine commune, de la maternité comme source de vie et de tendresse. C’est pourquoi le croyant est invité à se réjouir avec Jérusalem, mère des croyants, comme l’on se réjouit en famille autour de la maîtresse de maison, un lieu commun de la littérature prophétique : « Comme le soleil levant sur les montagnes du Seigneur, ainsi le charme d’une jolie femme dans une maison bien tenue » (Sir 26,16).
Mais la poésie puissante d’Isaïe va encore plus loin. Ce n’est pas seulement la ville qui a des traits féminins – ce qui est assez commun dans la littérature universelle – mais Dieu lui-même : « Comme un enfant que sa mère console, ainsi, je vous consolerai » (v.13). Le Catéchisme en souligne l’originalité :
« En désignant Dieu du nom de ‘Père’, le langage de la foi indique principalement deux aspects : que Dieu est origine première de tout et autorité transcendante et qu’il est en même temps bonté et sollicitude aimante pour tous ses enfants. Cette tendresse parentale de Dieu peut aussi être exprimée par l’image de la maternité (cf. Is 66, 13 ; Ps 131, 2) qui indique davantage l’immanence de Dieu, l’intimité entre Dieu et Sa créature. Le langage de la foi puise ainsi dans l’expérience humaine des parents qui sont d’une certaine façon les premiers représentants de Dieu pour l’homme. Mais cette expérience dit aussi que les parents humains sont faillibles et qu’ils peuvent défigurer le visage de la paternité et de la maternité. Il convient alors de rappeler que Dieu transcende la distinction humaine des sexes. Il n’est ni homme, ni femme, il est Dieu. Il transcende aussi la paternité et la maternité humaines (cf. Ps 27, 10), tout en en étant l’origine et la mesure (cf. Ep 3, 14 ; Is 49, 15) : Personne n’est père comme l’est Dieu. » [1]
Le cœur des disciples envoyés en mission sera formé à cette école d’un Dieu « plein de tendresse, miséricordieux » comme une mère ; saint Paul affirme par exemple :
« Alors que nous aurions pu nous imposer en qualité d’apôtres du Christ, au contraire, nous avons été pleins de douceur avec vous, comme une mère qui entoure de soins ses nourrissons. Ayant pour vous une telle affection que nous aurions voulu vous donner non seulement l’ É vangile de Dieu mais jusqu’à nos propres vies, car vous nous étiez devenus très chers » (1 Th 2, 7-8)
L’évangile : envoi en mission des soixante-douze (Lc 10)
Dans le chapitre 9 de Luc, nous voyons Jésus envoyer les douze apôtres en mission. Nous assistons aujourd’hui à une répétition de ce premier envoi en faveur cette fois de soixante-douze nouveaux disciples ; ils sont, cette fois, chargés de précéder le Seigneur « en toute ville et localité où lui-même allait se rendre » (Lc 10,1).Cette nouvelle vague de missionnaires signifie l’extension de la mission des douze à une dimension universelle.
Les deux passages de Luc 9 et 10 se ressemblent beaucoup. La seule vraie différence est l’idée de préparation de la visite de Jésus. On peut esquisser plusieurs interprétations théologiques de l’expression « où lui-même allait se rendre » selon la traduction choisie du verbe « μέλλω, mellô », qui signifie tout à la fois « être sur le point de », « avoir l’intention », « avoir le projet » :
On peut d’abord comprendre qu’il s’agit des lieux « où lui-même était sur le point d’aller ». Si l’on adopte cette interprétation, les disciples sont envoyés dans les villes où Jésus s’arrêtera quelques jours plus tard. Ils prêchent et font des miracles si bien que le cœur des habitants est ensuite prêt à accueillir le Christ qui ne fait que passer, sur sa route vers Jérusalem. Ce sera le cas de l’aveugle mendiant à Jéricho et de Zachée au chapitre 19. Selon cette approche, l’accent est mis sur l’urgence du moment, car le temps de sa Pâque est proche.
On peut aussi traduire mellô par « où lui-même avait l’intention d’aller ». On peut comprendre que Jésus souhaitait s’adresser à toutes « les brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 15,24), mais qu’il lui était impossible d’atteindre tous les confins de la Palestine. Il demande donc à des missionnaires ambulants de se substituer à lui pour accomplir cette mission ; c’est pourquoi les versets 13 à 16, omis par la liturgie, parlent de Corazine, Bethsaïde et Capharnaüm, des villes dans le nord que Jésus avait quittées après la Transfiguration, et où il n’avait plus le temps de retourner. Dans cette optique, les soixante-douze doivent annoncer que « le règne de Dieu s’est fait proche » (vv.9.11) en la personne de Jésus qui le rend présent après l’attente de tous les prophètes. Il est bien celui que l’on attendait, le Messie d’Israël. Aussi les disciples accomplissent-ils comme Jésus, deux œuvres typiquement messianiques : les guérisons (guérissez les malades qui s’y trouvent) et les exorcismes ( même les démons nous sont soumis en ton nom).
Une dernière interprétation du verbe mellô serait « où lui-même allait se rendre présent », non pas dans un futur immédiat mais dans une perspective qui embrasse toute la vie de l’Église. Les soixante-douze représentent alors tous les missionnaires chrétiens qui évangéliseront le monde après la Pentecôte.
Pour Luc, qui est le rédacteur des Actes et a accompagné saint Paul dans ses missions, cette dernière interprétation semble pertinente même si elle n’exclut pas les autres. En effet, les instructions de Jésus, et notamment l’insistance sur les prescriptions alimentaires «mangeant et buvant ce que l’on vous sert » ; « mangez ce qui vous est présenté », semblent anticiper l’abrogation des interdits alimentaires de la Loi, décidée par la première communauté chrétienne, pour les missionnaires invités dans des maisons païennes.
Les Actes des Apôtres nous décriront point par point l’application de ces instructions de Jésus :
- Les disciples sont « comme des agneaux au milieu des loups », et l’on peut songer à toutes les oppositions et agressions vécues par Paul ;
- Les missionnaires s’attachent à évangéliser profondément quelques maisons accueillantes (ne passez pas de maison en maison) pour laisser de bonnes fondations des nouvelles communautés chrétiennes, comme l’a fait Paul dans chaque ville ;
- Ils apportent la paix avant toute chose, comme le montre le tout premier écrit chrétien, la lettre de Paul aux Thessaloniciens, dans son salut : « Paul, Silvain et Timothée, à l’Église des Thessaloniciens qui est en Dieu le Père et dans le Seigneur Jésus Christ. À vous grâce et paix » (1Th 1,1) ;
- Le témoignage courageux rendu à la vérité lorsque l’on n’est pas accueilli comme Paul à Antioche : « ils suscitèrent de la sorte une persécution contre Paul et Barnabé et les chassèrent de leur territoire. Ceux-ci, secouant contre eux la poussière de leurs pieds, se rendirent à Iconium » (Ac 13, 51-52).
Image : Association de Marie