L’évangile : urgence du Royaume (Lc 9)
Dans les chapitres 4 à 9 de son évangile, saint Luc a décrit la première phase de la vie publique de Jésus, depuis la prédication à Nazareth jusqu’à la Transfiguration. C’est le temps de la première annonce du Royaume, de l’enseignement, accompagnés de miracles, signes et guérisons. Après le Thabor, une nouvelle étape commence, qui s’achèvera avec l’entrée triomphale à Jérusalem (chap. 19) : Jésus monte vers Jérusalem où il va être livré. C’est le temps de l’accomplissement du salut. Aujourd’hui donc une page se tourne : « Comme s’accomplissait le temps où il allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem » (Lc 9,51).
Saint Luc dit très précisément que Jésus « endurcit son visage » (traduit par le visage déterminé), pour montrer la fermeté de sa résolution. Il est tendu vers le but : la Passion. Une perspective effrayante humainement mais qu’il désire intensément pour accomplir sa mission. L’évangile de Jean nous dévoilera ses sentiments intimes au soir du jeudi saint: « Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure… » (Jn 12,27).
Jésus est tellement tendu vers la ville sainte que les Samaritains, naguère accueillants (cf. l’épisode de la Samaritaine, Jn 4), et qui se convertiront parmi les premiers après la résurrection (Ac 8), s’en offusquent. Ressurgit alors l’antique opposition entre Samaritains et Juifs. Pour Jésus, c’est le temps de l’opposition et des contradictions ; beaucoup de ceux qui ont cru en lui vont lâcher prise et l’hostilité va se généraliser. Face au rejet des Samaritains, Jacques et Jean réagissent durement. Ils viennent d’avoir une vision d’Élie sur le Thabor et se souviennent des Écritures, peut-être de cette description de Ben Sira : « Par la parole du Seigneur il ferma le ciel, il fit aussi trois fois descendre le feu. Comme tu étais glorieux, Élie, dans tes prodiges! qui peut dans son orgueil se faire ton égal ? » (Sir 48,3-4). Les disciples sont convaincus qu’ils accompagnent le nouvel Élie (cf. Lc 4,25) ; pourquoi n’emploie-t-il pas les mêmes méthodes ? En fait, sans qu’ils ne s’en rendent compte, c’est un tout autre salut qui est en marche.
La tension est grande entre les rêves de puissance des disciples et la douceur du cœur du Christ, qui ne pense plus qu’à sa Passion, et désire devenir l’agneau immolé pour le Salut du monde… Il refuse d’être détourné de ce chemin : « Jésus, se retournant, les réprimanda ».
Dès lors, le récit de Luc change. Dans les chapitres qui suivent (9-19), « Jésus passe » ; il est constamment en chemin, multiplie les signes, lieu après lieu, dans un grand mouvement de passage du Salut parmi les hommes ; s’associent à lui ceux qui vont être sauvés, comme Zachée ou l’aveugle de Jéricho. Le temps presse, la Pâques est proche, et c’est ce sentiment d’urgence qui domine la page d’évangile de ce jour. Trois rencontres anonymes manifestent trois aspects de l’urgence du Royaume.
La première est l’initiative d’un homme qui veut s’enrôler sous la bannière de Jésus : « Je te suivrai partout où tu iras… ». Pierre dira la même chose à quelques heures de la Passion. Pour qu’il ne se trompe pas de perspective, comme Jacques et Jean, le Christ lui montre l’exigence du dépouillement le plus total : « le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête » ; il pense déjà à l’abandon de ses disciples ; à la Croix où sa tête ne va pas trouver d’appui, et où la mort ignominieuse l’attend. Ce disciple pourra-t-il le suivre jusque-là ?
La deuxième rencontre mais en scène un homme qui vient de perdre son père et la demande de Jésus semble très choquante : « laisse les morts enterrer leurs morts ». Le devoir d’enterrer son père est absolu, dans toutes les cultures, et surtout en Israël, comme l’histoire de Tobie nous le rappelle. Mais le Christ ose affirmer un devoir plus absolu encore, celui d’annoncer le Règne de Dieu, parce que « la délivrance est proche » (21,28). L’écrivain François Mauriac en a bien perçu l’aspect révolutionnaire :
« ‘Laisse les morts ensevelir leurs morts…’ Peut-être le scribe ne put-il en entendre davantage. Peut-être le disciple s’éloigna-t-il. Pourtant, c’est ici que le Christ parle en Dieu. Il aurait crié : ‘Je suis Dieu !’ qu’il ne se fût pas trahi plus clairement. En faveur de Dieu seul, nous pouvons laisser à des mercenaires le soin d’ensevelir le pauvre corps dont nous sommes nés. Il n’empêche que je cherche parmi mes proches, dans toutes les bonnes familles où j’ai accès, celui ou celle qu’une pareille exigence n’eût pas mis hors des gonds. Chaque parole du Christ lui gagnait des âmes et lui en enlevait beaucoup d’autres : c’était autour de lui un va-et-vient de cœurs, un perpétuel remous. » [1]
Un élément culturel permet de mieux comprendre les paroles du Christ : les funérailles, en Palestine antique, duraient une semaine, comme le rapporte la Genèse pour Jacob : « Joseph célébra pour son père un deuil de sept jours » (Gn 50,10). C’est encore le cas en Orient. Mais au-delà de cela, le service du Royaume comporte une radicalité qui engendre nécessairement arrachement et inconfort.
Jésus sait que sa Passion va conduire à la nouvelle vie dans l’Esprit, et il en exige un engagement radical. « Laisse les morts enterrer leurs morts », sinon tu ne vas pas suivre celui qui est la Vie, et manquer l’offre du Salut qui t’est faite maintenant, « l’aujourd’hui » si cher à Luc. « Annoncer le règne de Dieu » consistera à annoncer la victoire du Vivant sur la mort, et donc à refuser l’enfermement dans des rites humains qui tendent à souligner l’emprise universelle de la mort.
Le troisième personnage demande de pouvoir faire ses adieux aux gens de sa maison. Là encore, il faut comprendre que cela pouvait prendre un certain temps, eu égard aux coutumes orientales. Les premiers disciples n’avaient pas montré autant de réserves : « et ramenant les barques à terre, laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5, 11) ; « eux aussitôt laissant les filets, le suivirent » (Mt 4, 2)…
Le Royaume est donc supérieur aux devoirs familiaux, ceux-là même pour lesquels Élie avait donné un délai à Élisée. Jésus l’avait déjà manifesté par sa déclaration solennelle, « ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8,21), une parole choquante pour un juif pratiquant qui observe scrupuleusement le quatrième commandement. Mais là aussi, si le Christ a son visage tendu vers Jérusalem, et y dirige le grand mouvement de Salut, en retour vers son Père, qui ne verrait la folie spirituelle de « regarder en arrière » ?
La première lecture : Vocation d’Élisée (1R 19)
Plusieurs éléments de l’évangile du jour évoquent le prophète Élie : sa présence sur le Thabor avec Moïse ; la proposition de Jacques et Jean de faire tomber le feu du ciel sur les impies comme jadis sur les prophètes de Baal ; l’appel par Jésus de trois disciples, dont les noms nous restent inconnus, pour s’associer à sa mission ; un triple appel qui rappelle les trois onctions d’Élie au chapitre 19 du premier livre des Rois.
Les discussions autour de la figure d’Élie ne manquent pas dans l’évangile. Elie était très populaire au temps du Christ, car il était lié à l’espérance messianique : son retour devait précéder la venue du Messie. Jésus lui-même se compare à lui, à Nazareth (Lc 4). Il rencontre en effet l’incrédulité de ceux qui le connaissent alors que des étrangers croient en lui comme jadis la veuve de Sarepta et Naaman le Syrien. Au chapitre 9, la foule identifie d’ailleurs Jésus à Élie: « C’est Elie qui est reparu ! » (Lc 9,8)… La liturgie nous propose donc, en première lecture, l’un des derniers épisodes de la vie d’Élie, l’appel d’Élisée (1R 19).
Nous sommes au beau milieu des chapitres qui constituent le « cycle d’Élie », à la fin du premier livre des Rois. Le prophète Élie, rendu célèbre en Israël par sa victoire sur les prophètes de Baal (chap. 18), a dû fuir devant la reine Jézabel et a marché jusqu’à l’Horeb, où il a fait l’expérience de la présence de Dieu (chap. 19, 9-14). Là, sa mission a été précisée. Face au péché du peuple de Dieu qui abandonne l’alliance et se livre à l’idolâtrie, il reçoit cet ordre très clair : « Va, retourne par le même chemin, vers le désert de Damas. Tu iras oindre Hazaèl comme roi d’Aram. Tu oindras Jéhu fils de Nimshi comme roi d’Israël, et tu oindras Élisée fils de Shaphat, d’Abel-Mehola, comme prophète à ta place » (1R 19,15-16).
Une triple onction, donc, très étonnante puisqu’il s’agit d’un roi étranger (Hazaèl), du roi d’Israël (ce qui est plus classique), et d’Élisée, le seul prophète dont l’onction soit mentionnée dans la Bible. Le narrateur ne décrira pas la réalisation matérielle de ces onctions ; pour ce qui est d’Élisée, il recevra de plus l’onction directement de Dieu, lorsque l’Esprit d’Élie viendra sur lui lors de l’ascension au ciel du prophète (2R 2) ; et il accomplira les mêmes miracles que lui, si bien que les assistants s’exclameront: « L’esprit d’Élie s’est reposé sur Élisée ! » (2 R 2,15).
Lors de l’appel d’Élisée (texte de ce jour, chap. 19), on perçoit que la figure d’Élie a été singulièrement redimensionnée : alors qu’il agissait avec une grande autorité contre les prophètes de Baal, sans que quiconque puisse s’opposer à lui, il se montre plus timide avec son futur disciple qui ne se met pas immédiatement à sa suite mais demande de pouvoir auparavant prendre congé de ses parents. Élie, qui avait « jeté son manteau » vers Élisée en signe d’élection, semble même s’excuser et ne pas vouloir imposer sa volonté : « Retourne là-bas. Je n’ai rien fait… ». La différence est grande avec le Christ qui, dans l’évangile, n’accorde pas cette permission. Rappelons-nous la confession de saint Pierre : il y avait une progression dans la réponse sur l’identité de Jésus, qui est plus grand que Jean-Baptiste, Élie, ou un ancien prophète… car il est « le Christ de Dieu » (Lc 9,20). Suivre le Christ exige une totale radicalité. Si Dieu appelle Élisée alors qu’il a achevé sa mission humaine (il avait à labourer douze arpents et il en était au douzième), il ne concède pas ce délai à celui qui est appelé à suivre son Fils à Jérusalem, où va s’accomplir le salut du monde.
Cependant, Élisée fait bien plus que prendre congé : ayant pris conscience de la haute vocation à laquelle il est appelé, par la faveur gratuite de Dieu, il s’attache à rendre grâce en immolant la paire de bœufs qui lui servait pour labourer. Sans que cela lui ait été demandé, il remet tout à Dieu avant de partir. Une forme de sacrifice d’action de grâce, dont l’odeur est agréable au Seigneur, selon l’expression du Lévitique. Mais Judith nous rappelle que « Certes, c’est peu de chose qu’un sacrifice d’agréable odeur, et moins encore la graisse qui t’est brûlée en holocauste; mais qui craint le Seigneur est grand toujours » (Jd 16,16). C’est donc par son obéissance qu’Élisée va immédiatement après honorer le Seigneur : « il se leva, partit à la suite d’Élie, et se mit à son service » (1R 19,21). C’est exactement l’attitude de disponibilité que le Seigneur, dans l’évangile, veut susciter chez ses disciples.
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[1] François Mauriac, Vie de Jésus, Flammarion 1936, p.73.
