Les scribes et pharisiens se tiennent debout face à Jésus, en accusateurs implacables de la femme adultère. Une scène qui se répète malheureusement dans nos familles, nos communautés ecclésiales, dans la société civile… et surtout dans nos propres cœurs.
Les scribes et pharisiens appartiennent à l’ancien monde. Avec l’avènement de Jésus, un monde nouveau est né. Deux millénaires après l’incarnation, Isaïe nous adresse à nouveau cette question : « voici que je fais un monde nouveau, il apparaît déjà, ne le voyez-vous pas ? »
La logique du royaume de Dieu, telle que Jésus la met en pratique, est totalement novatrice et bouleverse nos réflexes humains et nos habitudes. Dans un premier temps, elle nous choque et nous scandalise, comme le fils aîné de la parabole (semaine dernière), comme les pharisiens qui s’indignent du pardon accordé à la femme adultère, de l’accueil fait à la pécheresse, de la présence de Jésus dans la maison de Zachée. Mais dans un second temps, nous pouvons suivre l’appel d’Isaïe et choisir d’accueillir cette nouveauté et d’en être profondément renouvelés nous-mêmes. Cette nouveauté doit conduire à une triple conversion de notre regard.
Nouveau regard sur Dieu
Sur Dieu, tout d’abord. Jésus nous appelle à faire un pas dans la révélation du mystère de Dieu. La nouveauté du christianisme est celle du « Dieu-amour ». Plus encore il n’est qu’amour. Il n’est pas comme nous, bon avec qui est juste et sévère avec qui est pécheur. Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons. Il est bonté pour tous car il aime tout homme. Que nous soyons justes ou pécheurs, que nous le servions ou le renions, ne change rien à l’affaire. Nous pouvons certes combler ou blesser le cœur de Dieu. Nous pouvons provoquer sa colère mais il n’en continue pas moins à nous aimer et rien ne pourra jamais l’en empêcher : « D’un amour éternel je t’ai aimé » (Jr 31,3).
La possibilité d’une condamnation éternelle lors du jugement ne signifie pas que Dieu ne nous aime pas, mais simplement qu’il prend acte de notre refus d’entrer dans sa logique d’amour. L’amour, le vrai n’est pas conditionné par la réciprocité. Il est donné entièrement et sans retour.
Nous avons du mal à envisager ce Dieu sans haine, sans vengeance. Nous le préfèrerions volontiers implacable dans sa justice et raisonnable dans ses desseins, comme nous. Jésus ne cache pas aux pharisiens et à la femme adultère le vrai visage de Dieu. Ce visage pacifique, tourné pudiquement vers le sol, délicat et conscient de notre péché, silencieux et patient, en attente du moindre mouvement de repentir pour nous accueillir.
Les pharisiens viennent expliquer à Jésus comment Dieu doit se comporter au lieu d’apprendre de lui qui il est vraiment. Demandons la grâce d’abandonner cette attitude. D’accepter que Dieu soit un Père plein de tendresse et non un dieu à notre image. Pour cela, fréquentons-le dans les sacrements et dans l’adoration, faute de quoi nous courrons toujours le risque de fausser son image.
Nouveau regard sur autrui
Cette vision de Dieu conditionne notre regard sur autrui. Dieu aime de manière inconditionnée, car il n’y a en lui aucun retour ou repli sur soi. C’est nous qui appelons justice les limites que nous mettons à l’amour : que l’autre se comporte bien, nous soit fidèle, nous respecte, ne soit ni méchant ni ingrat… en cela nous n’aimons jamais jusqu’au bout. En Jésus-Christ, Dieu nous appelle à devenir saints comme lui. La justice de Dieu, ce n’est pas que chacun soit rétribué selon ses actes, mais que chaque homme soit sauvé du poids de ses péchés par Jésus-Christ, s’il accepte sa miséricorde. Un accueil qui demande un immense effort, impossible sans son aide.
Dieu voit en l’homme ce qui est préservé, ce qui peut encore être sauvé. Il ne réduit pas l’homme à ses actes. Dans l’épisode de ce jour, les pharisiens font l’inverse : ils ne voient dans la femme que son péché, ils la réduisent à ce péché. Dieu voit au contraire toutes les possibilités déposées dans l’homme lors de la création.
Aujourd’hui, faisons sincèrement le point sur les diverses étiquettes que nous assignons aux personnes qui nous entourent, et qui les enferment dans notre jugement : il n’est pas croyant, ne prie pas, il est léger, influençable ; il a trahi sa femme, sa vocation ; on ne pourra jamais compter sur lui, sur son obéissance. Il ne changera jamais. Il ne m’aime pas. Acceptons de reconnaître qu’il existe toute une série de personnes que nous excluons de notre bienveillance, et que nous présentons à Jésus en disant : « c’est un pécheur », comme pour être conforté par lui dans notre attitude. Identifions ces regards fermés et demandons la grâce d’en être libérés.
Si certaines personnes nous on fait du tort, donnons notre pardon et libérons ces personnes comme Jésus a libéré la femme adultère. Le pardon ne nie pas le mal, il le dépasse et dit au pécheur : tu es plus grand que ton péché. Tu vaux mieux que cela. Regardons la manière dont Jésus procède : il sait cette femme pécheresse et ne minimise pas son péché, mais il l’a traite avec respect pour ménager en elle ce que rien ne peut effacer, sa ressemblance avec Dieu. Ce respect l’autorise à lui rappeler son péché sans qu’elle se sente humiliée ou limitée à son acte. Il lui dit « va et désormais ne pèche plus », lui rendant sa liberté pour une vie nouvelle et purifiée.
Dieu redonne toujours une chance. Jusqu’à 70 fois sept fois. Baissons notre garde et faisons comme lui. Acceptons, sans nier le péché et sans prendre de risque inconsidéré bien sûr, de regarder nos frères au-delà de leurs fautes, de leur refaire confiance, de leur ouvrir un chemin dans notre cœur. C’est un risque, mais c’est aussi le risque que Dieu prend avec nous. Écoutons le pape Benoît XVI :
« Chers amis, apprenons du Seigneur Jésus à ne pas juger et à ne pas condamner notre prochain. Apprenons à être intransigeants avec le péché – à commencer par le nôtre ! – et indulgents avec les personnes. Que la sainte Mère de Dieu nous aide, elle qui, exempte de toute faute, est médiatrice de grâce pour tout pécheur qui se repent. » [1]
Nouveau regard sur nous-mêmes
Nous nous retrouvons tous, un jour où l’autre, dans la situation de l’évangile de ce jour.
Nous pouvons d’abord être comme certains pharisiens, rudes pour autrui et étrangement tolérants pour nous-mêmes. Si nous vivons une situation de péché, incompatible avec notre qualité de chrétien, soyons sûrs qu’elle n’échappe pas à Dieu. Mettons-y fin et demandons son pardon. Surtout si nous sommes prêtres ou consacrés. Nous voyons chaque jour les ravages des doubles vies et doubles cœurs dans l’Église et nous entendons à nouveau Jésus nous dire : « Scribes et pharisiens hypocrites […] vous êtes comme des sépulcres blanchis … »
Si nous ne voyons rien de grave et sommes fiers de notre pureté, nous entrons probablement dans l’illusion. Tout homme est pécheur. Nous pouvons ne pas commettre d’acte répréhensible, mais être très éloignés du cœur de Dieu. Ne nous éloignons pas comme les pharisiens en évitant le regard du Seigneur. Demandons la grâce, avant une confession par exemple, de voir clair sur nous-mêmes et accueillons la miséricorde divine.
Une autre attitude à considérer est celle de la femme adultère avant le pardon de Jésus. Ses accusateurs sont partis, elle est face à Jésus, en vérité, mais ne se relève pas, accablée par le poids de sa faute. Nous avons peut-être posé, comme cette femme, des actes dont nous avons particulièrement honte et que nous ne nous pardonnons pas : haine active contre quelqu’un, adultère ou trahison, malhonnêteté, oubli de Dieu pendant des années, rancune, orgueil caractérisé qui nous a poussé au jugement etc… Ce peut être un acte ponctuel ou une attitude diffuse de médiocrité, qui nous semble impardonnable.
Parfois le sacrement du pardon, qui nous a libérés, ne nous a pas délivrés de cette culpabilité. Nous sommes alors en paix objective avec Dieu, mais prostrés à ses pieds, comme la femme adultère, sans pouvoir nous relever. Nous ne croyons pas pleinement à la miséricorde, nous sommes déçus par nous-mêmes, et devenons notre propre pharisien, notre propre accusateur. Les âmes délicates et généreuses sont particulièrement sujettes à cela, mais ce peut être également une forme très subtile d’orgueil. Nous voulons bien que Dieu pardonne aux autres, mais nous aurions bien aimé, pour notre part, ne pas avoir besoin de la miséricorde, être saints par nous-mêmes.
Jésus ne veut pas que nous restions prostrés à ses pieds toute notre vie. Il nous demande de nous relever et de repartir. Si nous sommes dans ce cas, écoutons les exhortations des lectures de ce dimanche : le Christ nous dit : « va et désormais ne pèche plus ». Isaïe, le grand prophète : « ne vous souvenez plus d’autrefois, ne songez plus au passé ». Et Paul qui avait persécuté le Christ : « une seule chose compte : oubliant ce qui est en arrière et lancé vers l’avant, je cours vers le but en vue du prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus. »
Acceptons la miséricorde, acceptons que Dieu nous aime pécheur et non parfait. Notre péché, si grave soit-il, n’est qu’une goutte d’eau dans le brasier ardent de la miséricorde, comme disait Thérèse de l’enfant Jésus.
Monde nouveau
Si nous accueillons ces réalités, nous entrons dans le monde nouveau entrevu par Isaïe, un monde que nous sommes appelés à bâtir avec Jésus. Nous voyons alors nos frères comme des créatures nouvelles, appelées à être totalement purifiés par la Croix de Jésus, et nous œuvrons, sans nous offusquer de leurs péchés, pour qu’ils connaissent et reçoivent son salut. Nous devenons ainsi ambassadeurs et, si nous sommes prêtres, dispensateurs de la miséricorde, instituée par Jésus en lieu et place de la condamnation des pharisiens, pour tout homme, quelle que soit sa faute :
« Il n’y a aucune faute, aussi grave soit-elle, que la Sainte Église ne puisse remettre. Il n’est personne, si méchant et si coupable qu’il soit, qui ne doive espérer avec assurance son pardon, pourvu que son repentir soit sincère. Le Christ qui est mort pour tous les hommes, veut que, dans son Église, les portes du pardon soient toujours ouvertes à quiconque revient du péché (cf. Mt 18, 21-22). » [2]
Aimant ainsi, nous devenons nous-mêmes des créatures nouvelles, habitées par l’amour de Dieu. Nous sommes alors dans la joie que décrit le psaume : « les semeurs qui sèment dans les larmes, moissonnent en chantant ». Voici comme saint Irénée interprétait le passage d’Isaïe que nous lisons aujourd’hui:
« Ceux que le Seigneur Jésus a ainsi délivrés, il ne veut pas qu’ils reviennent à la Loi de Moïse, mais il veut qu’ils soient sauvés par la foi et l’amour envers le Fils de Dieu dans la nouveauté de la parole. Isaïe a fait connaître cela en disant : Ne vous souvenez plus… […] (Is. 43,18-21). Les autres peuples étaient, en effet, comme un désert et une terre sans eau, car la Parole du Père n’était pas passée chez eux et l’Esprit Saint ne leur avait pas donné à boire. Mais Dieu a ouvert un chemin nouveau de respect pour Dieu et de justice. Il a répandu l’Esprit sur la terre, et des fleuves ont jailli abondamment. En effet, il avait promis par les prophètes de répandre cet Esprit sur toute la terre dans les derniers jours. » [3]
Dans la deuxième lettre aux Corinthiens, Paul résume les choses ainsi :
« Désormais nous ne regardons plus personne d’une manière simplement humaine : si nous avons connu le Christ de cette manière, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi. Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un nouveau monde est déjà né. Tout cela vient de Dieu : il nous a réconciliés avec lui par le Christ et il nous a donné le ministère de la réconciliation » (2 Cor, 5, 16-18).
Connaissance du Christ
Ce renouvellement et cette conversions profonde sont liés, nous le voyons bien dans l’évangile, à la connaissance que nous acquérons de Jésus. Les pharisiens, bousculés dans leurs manières de pensée et leurs privilèges, n’ont voulu voir en lui qu’un rabbin dissident. Ils n’ont pas reconnu en lui le prophète, le Messie, le Fils de Dieu.
Paul, à l’inverse, l’a reconnu et accueilli. Il nous offre, dans la lecture de ce jour, un chant de louange à la « connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur ». Paul a tout perdu à cause de Jésus, mais cela n’est rien à ses yeux, face à la compréhension en profondeur du don que Dieu nous fait en Jésus, mort et ressuscité pour nous.
Cette connaissance du mystère du Christ est inépuisable. Les femmes qui accompagnaient Jésus pendant sa vie publique, à l’exemple de Marie sa mère, ont certainement approfondi – plus que les Apôtres, semble-t-il – les dimensions mystiques de cette connaissance ; après sa Résurrection, selon les paroles de Paul, « oubliant ce qui est en arrière, et lancées vers l’avant, elles courent vers le but … » (Ph 3,14). C’est l’empressement de Marie partant visiter Elisabeth, de la Samaritaine laissant sa cruche et courant vers la ville, de Marthe se précipitant vers Jésus après la mort de Lazare, de Marie Madeleine au matin de Pâques ; c’est la fraîcheur et l’ardeur de toutes les consacrées dans l’Église, tendues vers la rencontre définitive de l’époux. L’une d’elles, la Bienheureuse Elisabeth de la Trinité, nous a laissé ce cri du cœur qui est d’une grande profondeur théologique, reprenant les paroles de saint Paul :
« ‘Je n’ai plus rien su’ (Ct 6,11) : Il me semble que ce doit être aussi le refrain d’une louange de gloire [de notre âme] en ce premier jour de retraite où le Maître l’a fait pénétrer au fond de l’abîme sans fond, pour lui apprendre à remplir l’office qui sera le sien durant l’éternité et auquel elle doit déjà s’exercer dans le temps, qui est l’éternité commencée, mais toujours en progrès. « Nescivi» !.. Je ne sais plus rien, je ne veux plus rien savoir, sinon ‘le connaître, Lui, la communion à ses souffrances, la conformité à sa mort’ (Ph 3,10). « Ceux que Dieu a connus en sa prescience, Il les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de son divin Fils » (Rm 8,29), le Crucifié par amour. Quand je serai toute identifiée avec cet Exemplaire divin, toute passée en Lui, et Lui en moi, alors je remplirai ma vocation éternelle : celle pour laquelle Dieu m’a ‘élue en Lui’ (Ep 1,4) « in principio », celle que je poursuivrai « in aeternum », alors que plongée au sein de la Trinité je serai l’incessante louange de sa gloire, « Laudem gloriae ejus » (Ep 1,12). » [4]
Identifiés à la femme adultère, alors qu’en cette fin de Carême nous nous acheminons vers les événements de la Passion, nous faisons monter vers Dieu cette humble prière :
« Dieu de réconciliation, aide-nous à surmonter les déceptions et l’amertume qu’ont accumulées en nous les échecs et les péchés du passé. Enseigne-nous ton pardon pour que nous puissions en toute humilité rechercher la réconciliation avec t oi et avec notre prochain. Renforce en nous l’amour du Christ, source et garant de l’unité de ton é glise. Amen. » [5]
[1] Benoît XVI, Angélus, 21 mars 2010, disponible ici.
[3] Saint Irénée de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, nº89, Sources Chrétiennes 406.
[4] Élisabeth de la Trinité, carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p. 155.
[5] Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, Textes pour la semaine de prière 2006.