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Méditation : conversion, conversion, conversion !

Si l’appel de Jésus à la conversion résonne si fort dans l’Évangile, nous ne pouvons pas l’ignorer ; nous devons prendre le temps de l’écouter, de le méditer, de l’intérioriser et de nous laisser heurter par ce message si contraire à l’esprit du monde.

Conversion

Tout d’abord, ne nous méprenons pas sur les perspectives eschatologiques évoquées par Jésus, qui ne nous invite pas à un catastrophisme permanent ; les prophètes de malheur peuplent déjà les salles de rédaction sans cerner le vrai problème : catastrophes naturelles, accidents, désastre écologique, crise économique, choc des civilisations…Tout cela est effrayant, bien sûr, mais faut-il en rester là ? De quelle catastrophe le croyant doit-il vraiment avoir peur ? Écoutons la sagesse d’un père de l’Église du IIIème siècle, saint Cyprien de Carthage :

« Ne vous laissez ni effrayer ni même arrêter par les tempêtes de ce monde : elles ont été prédites par le divin Maître. Avez-vous oublié que, pour instruire son peuple et fortifier son Église contre les maux à venir, il a annoncé des guerres, des famines, des pestes, des tremblements de terre ? Bien plus, afin que ces terribles événements ne vinssent pas nous frapper à l’improviste, il en a fixé l’époque et c’est à la fin des temps qu’ils doivent se multiplier. La prophétie s’accomplit et de là nous pouvons conclure que les autres prédictions s’accompliront à leur tour ; car le Seigneur a dit : lorsque vous verrez toutes ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche (Luc 21). Oui, mes frères bien-aimés, le royaume de Dieu est proche ; le monde passe et nous allons jouir de la vie véritable, du salut, du bonheur éternel, du Paradis que nous avions perdu. Déjà le ciel succède à la terre, la grandeur à la misère, l’éternité au néant. Qui donc en présence de ces biens se livrera au doute et à l’anxiété ? Qui s’abandonnera à la crainte et à la tristesse, s’il lui reste encore un rayon de foi et d’espérance ? On craint la mort quand on ne veut pas aller vers le Christ ; on ne veut pas aller vers le Christ quand on désespère de régner avec lui. Il est écrit que le juste vit de la foi. Si vous êtes justes, si vous vivez de la foi, si vous croyez véritablement en Dieu, pourquoi ne pas accueillir avec empressement la voix du Christ qui vous appelle, alors que vous devez régner avec lui et que vous avez foi en ses promesses ? » [1]

Le discours de Jésus vise à susciter cette attitude de conversion. Il emprunte pour cela l’image biblique, très classique, de la vigne. Les prophètes l’avaient déjà largement exploitée : toute l’histoire des attentions de Dieu envers Israël est décrite comme des soins qu’un propriétaire, année après année, apporte à sa vigne pour en retirer des fruits. Avec, parfois, des déceptions cuisantes, comme l’exprime Isaïe : « La vigne du Seigneur Sabaot, c’est la maison d’Israël, et l’homme de Juda, c’est son plant de choix. Il attendait le droit et voici l’iniquité, la justice et voici les cris » (Is 5,7).

Jésus y ajoute la métaphore du figuier, planté au cœur de la vigne, pour attirer l’attention de l’auditeur sur un aspect particulier. Lequel ? Saint Augustin en propose une interprétation ingénieuse :

« Le figuier désigne le genre humain, et ses trois ans, les trois époques de l’humanité : avant la loi, sous la loi et sous la grâce.» [2]

Saint Ambroise reprend cette explication et la développe :

« Il est venu à Abraham, venu à Moïse, venu à Marie ; autrement dit, il est venu sous le signe de la circoncision, venu dans la Loi, venu dans son corps. Sa venue nous la reconnaissons à ses bienfaits : tantôt il purifie, tantôt il sanctifie, tantôt il justifie. La circoncision a purifié, la Loi a sanctifié, la grâce a justifié. Il est en tout cela et tout cela ne fait qu’un. » [3]

Le propriétaire de la vigne est sans aucun doute Dieu ; mais à l’intérieur du peuple saint, que représente le figuier ? Dans l’antiquité, on plantait volontiers des arbres fruitiers au milieu des vignes. L’agriculture moderne redécouvre les bienfaits de cette pratique. Les fruitiers concourent à la biodiversité du lieu, ils enrichissent et fortifient le sol pour la vigne et inversement. Par ailleurs, le figuier est l’arbre de la sagesse, sous lequel traditionnellement les sages d’Israël méditaient la Torah. Il suffit de se souvenir de l’épisode de Nathanaël : « Quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu… » (Jn 1,48).

Aussi, selon les Pères, le figuier symbolise d’abord ceux qui ont en charge le peuple-vigne : en particulier les prêtres, scribes et notables de l’époque de Jésus, auxquels il vient demander, au nom de son Père, les fruits attendus. Déjà Jérémie utilisait l’image de la vigne sans raisins et du figuier sans figue, pour fustiger les prêtres égarant le peuple : « Plus de raisins à la vigne, plus de figues au figuier, je leur ai fourni des gens qui les piétinent » (Jr 8, 13).

L’exégèse moderne donne raison aux Pères : c’est le cadre conceptuel de la parabole dramatique de Matthieu 21 (les vignerons homicides). Pour notre profit spirituel, nous pouvons donc voir en ce figuier les pasteurs de l’Église d’aujourd’hui : qui a reçu une charge dans la vigne du Seigneur devra en rendre compte… Un exemple historique nous y aidera. À l’époque de Saint Bernard, certains ecclésiastiques ressentirent fortement leur devoir de réformer l’Église, alors dans une situation déplorable. Ils écrivaient ainsi au Pape en 1135 :

« La nature nous fait hommes, la grâce justes, et l’Église évêques, prêtres, archidiacres et le reste ; de la première, nous tenons l’être ; de la seconde, le salut ; de la troisième, le pouvoir d’aider aux hommes dans les choses les plus élevées. La nature et la grâce ne regardent que nous ; les fonctions ecclésiastiques, les autres. S’il nous arrive, comme au figuier de l’Évangile qui refusa si longtemps de porter le fruit qu’on attendait de lui, de posséder en vain la charge que nous avons reçue, il n’y aura pas de raison plausible pour que nous la conservions. Mais que sera-ce si, non contents d’être inutiles à l’Église, nous lui portons préjudice par nos paroles et par nos exemples ? Ne mériterons-nous pas alors non-seulement d’être déposés, mais encore d’être punis ? » [4]

Mais la parabole de Jésus ne s’adresse pas qu’aux pasteurs : il la prononce devant tout le peuple rassemblé, et la liturgie la proclame comme un avertissement pour tous. Le moment est peut-être venu pour nous de faire le point sur nos résolutions de carême. Non pas seulement sur les efforts occasionnels par lesquels nous nous préparons à célébrer Pâques, mais plus fondamentalement sur les orientations de fond que nous nous sommes fixées. Écoutons ce que disait Paul VI à ce sujet :

« Cette ‘refonte’ spirituelle vaut plus que tout autre acte extérieur de pénitence et, si elle venait à manquer, elle enlèverait aux actes extérieurs toute leur valeur. Il faut rappeler ce que nous enseigne Jésus : fuir l’hypocrisie des actes extérieurs de pénitence, qui étaient à la mode dans le milieu pharisaïque de son temps (Mt 6, 16-17), et qui n’a jamais entièrement disparu du fait de la tentation éternelle de l’homme de substituer les apparences à la réalité de la vertu. » [5]

Il ne suffit pas de prier, jeûner et partager pendant quarante jours. Le carême est le bon moment, « le moment favorable », pour prendre des résolutions sur lesquelles nous ne reviendrons jamais. La conversion n’est pas seulement une ascèse temporaire. C’est une direction prise une fois pour toutes. Si je suis systématiquement rude ou désagréable avec certaines personnes, si je suis volontiers malveillant, agressif ou médisant, il est temps de choisir la bienveillance. Si je suis indifférent aux autres, je prends désormais le pli de m’intéresser concrètement à eux. Si je garde une rancune, j’y renonce, en dépit de ma sensibilité profonde. Si je suis malhonnête, j’abandonne mes pratiques d’urgence ; si j’ai tendance à l’avarice et la cupidité, je prends des mesures concrètes pour ne plus céder à ces penchants. Si je ne suis pas dans la chasteté, j’y retourne définitivement, sans atermoiement et quoi qu’il m’en coûte. Si j’aime dominer et me croire le meilleur, j’apprends à me taire, à laisser la place à l’opinion et à l’initiative d’autrui…

La conversion doit nous coûter, elle doit faire mal ; elle demande nécessairement un combat intérieur. Les premiers temps seront difficiles mais peu à peu la tentation reculera et l’habitude de bien agir prendra le relais. Je pourrai arriver à Pâques en offrant au Seigneur, « un cœur nouveau, un esprit nouveau ». La liturgie de ce dimanche nous invite donc à la pénitence. Saint Augustin la voyait figurée par le fumier de la parabole :

« Que signifie cette fosse creusée autour de l’arbre, sinon l’exhortation à l’humilité et à la pénitence ? La fosse en effet est une terre abaissée. Il faut prendre en bonne part la charge de fumier. Le fumier est sale, mais il donne du fruit ; il rappelle ainsi la douleur du pécheur ; car faire pénitence, la faire avec intelligence et sincérité, c’est la faire dans l’ignominie. À cet arbre mystérieux il est donc dit : ‘Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche.’ »[6]

Patience

Il faut toute une vie pour se convertir et se préparer à rencontrer le Seigneur. Jamais notre conversion ne sera totale. Le Seigneur le sait et nous demande avant tout cette disposition du cœur qui se sait pauvre et faible ; un cœur qui cherche constamment à avancer sur le chemin de la sainteté. Dieu nous laisse du temps. Il laisse aussi du temps au pécheur qui n’a pas du tout commencé sa conversion.

Saint Augustin relève alors le rôle d’intercession du vigneron. Il y voit les saints, mais on peut surtout y reconnaître Jésus qui se fait médiateur entre le Père et les hommes :

« Ainsi le figuier stérile désigne parfaitement ceux d’entre les hommes qui ont refusé constamment de porter des fruits et qui pour ce motif sont menacés, comme l’étaient de la cognée les racines de cet arbre ingrat : Le jardinier intercède, et pour employer un moyen efficace l’exécution est ajournée. Ce jardinier rappelle tous les saints qui prient dans l’Église pour tous ceux qui sont hors de l’Église. Mais que demandent-ils? ‘Seigneur, laissez-le cette année encore’ c’est-à-dire, durant cette époque de grâce, épargnez les pécheurs, épargnez les infidèles, épargnez les âmes stériles, épargnez les cœurs infructueux. ‘Je creuse autour de lui et j’y mets une charge de fumier. S’il en profite, c’est bien ; sinon, vous viendrez et l’abattrez.’ » [7]

Regardons comment Dieu procède avec le figuier : non seulement il lui redonne une chance, mais il lui facilite la tâche en ayant pour lui des faveurs qu’il n’a pas pour le figuier qui produit du fruit : il bêche autour et y dépose de l’engrais. Nous retrouvons la logique de prédilection pour le pécheur qui ressort de la parabole du fils prodigue ou de la brebis égarée: « je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs. »

La patience de Dieu est l’expression de son amour inquiet pour nous. Dieu ne veut pas que nous allions à notre perte, comme un père veut éviter à son enfant une chute fatale. Est-ce bien comme cela que nous le comprenons ? Dieu est patient avec chaque âme, mais il ne l’invite pas moins à se hâter d’être féconde. Pour cela, il faut se détourner de l’accessoire et ne retenir que l’essentiel ; le discours eschatologique de Jésus a précisément ce but. C’est ainsi que saint Cyprien reprenait ces thèmes pour nous expliquer de quoi il convient d’avoir peur :

« Tournez donc vos regards, pendant qu’il en est encore temps vers le port du salut, et puisque la fin du monde est proche, craignez Dieu et élevez vers lui vos âmes converties (…) Cherchez le Seigneur, quoi qu’il soit bien tard, cherchez-le et votre âme vivra. Apprenez à connaître Dieu car la vie éternelle consiste à vous connaître, vous seul Dieu véritable, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ. Croyez à celui qui donne à ses fidèles la vie éternelle en récompense ; croyez à celui qui prépare aux incrédules, dans les flammes de l’enfer, un supplice éternel. » [8]

Notre époque se fourvoie en niant la possibilité de l’enfer au nom de la miséricorde. C’est l’inverse. Dieu ne veut pas nous unir à lui sous la contrainte, sans que nous l’ayons délibérément choisi. Il prend le risque d’un refus. Mais il fait également l’impossible pour que cela ne se produise pas. Sommes-nous habités par la même inquiétude que Dieu pour nous-mêmes et aussi pour nos frères, en particulier ceux qui sont loin de Dieu ? Voici la manière très moderne dont Bernanos exprimait cette inquiétude :

« Mais enfin, mais à la fin des fins, de pouvoir imaginer seulement qu’un certain nombre de compagnons avec lesquels on a dansé, skié, joué au bridge, grinceront peut-être des dents toute l’éternité en maudissant Dieu, cela devrait tout de même changer un homme ! » [9]

Dieu est parfait amour, et tout ce qui ne tend pas vers cet amour ne pourra passer la mort. Dès lors l’attitude juste est l’appel à la conversion – nous aurons à rendre des comptes sur ce point – surtout si nous sommes pasteurs, responsables de communauté ou chefs de famille – mais c’est aussi la patience. Lorsque nous annonçons l’évangile et la nécessité de la conversion, quel visage de Dieu présentons-nous : celui d’un père aimant ou d’un maître tyrannique ? Savons-nous rester patients, encourager nos frères, accompagner leurs progrès et prier pour eux, les relever lorsqu’ils tombent ? Avons-nous les mêmes dispositions pour nous-mêmes : continuer et reprendre la route même lorsque nous chutons ?

Nous pouvons terminer notre méditation en reprenant une prière de sainte Bernadette, qui savait profondément ce que pénitence et conversion signifient :

« Ô Jésus, donnez-moi, je vous prie, le pain de l’humilité, le pain d’obéissance, le pain de charité, le pain de force pour rompre ma volonté et la fondre à la vôtre, le pain de la mortification intérieure, le pain de détachement des créatures, le pain de patience pour supporter les peines que mon cœur souffre. Ô Jésus, Vous me voulez crucifiée, fiat, le pain de ne voir que Vous seul en tout et toujours. Jésus, Marie, la Croix, je ne veux d’autres amis que ceux-là ! Ainsi soit-il. » [10]

 


[1] Saint Cyprien de Carthage, traité « De la Mortalité ».

[2] Saint Augustin, Sermon CX (faire pénitence), tiré des œuvres complètes disponibles sur ce site.

[3] Saint Ambroise, Traité sur l’Évangile de Luc.

[4] Saint Bernard, Lettre CLVIII, citée dans les Œuvres complètes de Saint Bernard, Vivès, Paris 1866.

[5] Paul VI, Audience générale, 19 février 1969, disponible ici.

[6] Saint Augustin, Sermon CX (faire pénitence), tiré des œuvres complètes disponibles sur ce site.

[7] Saint Augustin, Sermon CX (faire pénitence), tiré des œuvres complètes disponibles sur ce site.

[8] Saint Cyprien de Carthage, À Démétrien, 4. Le jugement dernier.

[9] [9] Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Plon, 308-9.

[10] Sainte Bernadette Soubirous,Prière d’une pauvre mendiante à Jésus, extraite de son Carnet, fournie ici. .


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