lecture

 

Prenons un peu de hauteur pour comprendre l’itinéraire spirituel que nous sommes en train de parcourir au cours de ce carême : dimanche après dimanche, c’est bien le thème de la conversion qui domine la liturgie. Nous avons été apostrophés lors du mercredi des cendres ( convertissez-vous et croyez à l’Évangile) ; le récit des tentations de Jésus nous a éclairés sur la stratégie de l’ennemi et le moyen de le vaincre (dimanche I) ; le Christ nous a montré qu’il était lui-même, par sa victoire, notre force dans le combat. À travers le récit de la Transfiguration, il nous a été donné de contempler la gloire de celui qui nous appelle à sa suite : au bout du chemin, si nous nous convertissons, nous pourrons « planter notre tente » auprès de lui (dimanche II).

Aujourd’hui retentit son avertissement le plus fort : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même » (Lc 13,3.5). Nous aurons bientôt deux « mises en scène » d’une conversion : la parabole du père miséricordieux (dimanche IV), et l’épisode de la femme adultère (dimanche V). Le pape Benoît XVI résumait donc parfaitement l’esprit de ce temps liturgique en décrivant ainsi la conversion :

« Au cours du carême, chacun de nous est invité par Dieu à accomplir un tournant dans son existence, en pensant et en vivant selon l’Évangile, en corrigeant quelque chose dans sa façon de prier, d’agir, de travailler et dans les relations avec les autres. Jésus nous adresse cet appel non pas en vertu d’une sévérité gratuite, mais précisément parce qu’il se préoccupe de notre bien, de notre bonheur, de notre salut. Pour notre part, nous devons lui répondre avec un effort intérieur sincère, en lui demandant de nous faire comprendre sur quels points en particulier nous devons nous convertir. » [1]

L’évangile : « Convertissez-vous ! » (Lc 13)

La prédication de Jésus dans l’évangile (Lc 13) demande quelques explications. Il répète à deux reprises cet avertissement : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même » (vv.3.5). À quelle éventualité fait-il référence ? Il s’appuie sur deux événements violents qui ont frappé l’opinion publique de son époque : un accident meurtrier, des Juifs écrasés par l’effondrement d’une tour ; un acte sacrilège, lorsque les Romains ont mêlé le sang juif aux sacrifices païens. Deux événements horribles pour les foules d’alors qui redoutaient comme un mal absolu un tel sort : une mort violente et inattendue. Spontanément, les gens cherchent une explication : « ils ont certainement mérité la punition divine pour mourir aussi misérablement ! »

Or Jésus s’appuie sur ces émotions pour nous avertir. Il commence par écarter la possibilité d’une vengeance divine ( pensez-vous qu’ils étaient plus coupables ?). Non, les catastrophes ne frappent pas seulement les coupables ; et Dieu ne se venge pas. S’il y a une leçon à tirer, elle est autre : c’est celle de la brièveté et de l’imprévisibilité de la vie humaine. Et s’il faut craindre quelque chose c’est la possibilité de la mort spirituelle, bien plus terrible que la mort physique, qui peut condamner l’âme à la souffrance éternelle.

Jésus retourne alors l’argument : si vous ne vous convertissez pas vous connaîtrez vous aussi un sort identique : une mort violente et imprévue, celle de l’âme. Violente, car la rencontre finale avec le Dieu saint est lumière et joie pour celui qui choisit le bien ; mais elle est ténèbres et souffrance pour qui a opté pour le mal. Imprévue, car l’habitude du péché et de la médiocrité nous fait oublier la brièveté de notre vie, et « le jour de Dieu vient comme un voleur » (2P 3, 10).

Le contexte de Luc 13 nous éclaire. Dans cette partie de l’évangile, Jésus ne cesse de mettre en garde ses disciples par des images concrètes « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, n’aura rien préparé, recevra un grand nombre de coups » (Lc 12,47). Il ouvre même des perspectives dramatiques sur le jugement à la fin des temps : « Là seront les pleurs et les grincements de dents, lorsque vous verrez Abraham, Isaac, Jacob et tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous, jetés dehors » (13,28). Ce ne sont pas des paroles faciles à entendre, mais il faut les accueillir comme un avertissement bienveillant. Oui, Dieu est saint et nous sommes pécheurs ; nous devons nous préparer en vue de la rencontre finale. Après notre mort, notre liberté ne pourra plus s’exercer. Le Catéchisme nous le rappelle :

« La mort met fin à la vie de l’homme comme temps ouvert à l’accueil ou au rejet de la grâce divine manifestée dans le Christ (cf. 2 Tm 1, 9-10). Le Nouveau Testament parle du jugement principalement dans la perspective de la rencontre finale avec le Christ dans son second avènement, mais il affirme aussi à plusieurs reprises la rétribution immédiate après la mort de chacun en fonction de ses œuvres et de sa foi. La parabole du pauvre Lazare (cf. Lc 16, 22) et la parole du Christ en Croix au bon larron (cf. Lc 23, 43), ainsi que d’autres textes du Nouveau Testament (cf. 2 Co 5, 8 ; Ph 1, 23 ; He 9, 27 ; 12, 23) parlent d’une destinée ultime de l’âme (cf. Mt 16, 26) qui peut être différente pour les unes et pour les autres. » [2]

L’expression « vous périrez tous de même » renvoie donc à la fermeture de la liberté qui peut conduire à la séparation éternelle d’avec Dieu. Jésus nous invite, dans cette perspective, à discerner les signes des temps, pour entendre l’appel à la conversion que nous lance Dieu à travers Jésus et les événements de la vie elle-même, comme le dit le pape Benoît XVI:

« Face au péché, Dieu se révèle plein de miséricorde et ne manque pas d’appeler les pécheurs à éviter le mal, à grandir dans son amour et à aider concrètement leur prochain dans le besoin, pour vivre la joie de la grâce et ne pas aller vers la mort éternelle. Mais la possibilité de conversion exige que nous apprenions à lire les événements de la vie dans une perspective de foi, c’est-à-dire animés d’une sainte crainte de Dieu. En présence de la souffrance et du deuil, la sagesse véritable est de se laisser interpeller par la précarité de l’existence et de lire l’histoire humaine avec les yeux de Dieu qui, ne voulant toujours que le bien de ses enfants, selon un dessein insondable de son amour, permet parfois qu’ils éprouvent de la souffrance pour les conduire à un plus grand bien. » [3]

Jésus continue son enseignement par la parabole du figuier qui comporte une dimension trinitaire. Le Père est évidemment le propriétaire de la vigne, enthousiasmé par les fruits que l’âme-figuier produit pendant sa vie. Mais il est aussi un Père juste et saint, qui jugera les vivants et les morts à la fin des temps, c’est-à-dire devant lequel chaque homme paraîtra en vérité avec ses œuvres… Le figure du vigneron ( laisse-le encore cette année…) renvoie donc à la personne du Christ, son intercession pour les pécheurs pendant le temps de l’histoire. Il prend soin de chaque âme et donne sa vie pour elle…

Depuis le baptême, ce figuier est nourri de l’intérieur par la vie divine que lui communique l’Esprit Saint : c’est lui qui donne de porter des fruits… Tout cela nous renvoie à Dieu, ce Père très aimant qui place l’âme au centre de ses préoccupations et ne cesse de bénir ses enfants, comme l’explique le Catéchisme :

« Du commencement jusqu’à la consommation des temps, toute l’œuvre de Dieu est bénédiction. Du poème liturgique de la première création aux cantiques de la Jérusalem céleste, les auteurs inspirés annoncent le Dessein du salut comme une immense bénédiction divine. Dès le commencement, Dieu bénit les êtres vivants, spécialement l’homme et la femme. L’alliance avec Noé et avec tous les êtres animés renouvelle cette bénédiction de fécondité, malgré le péché de l’homme par lequel le sol est ‘maudit’. Mais c’est à partir d’Abraham que la bénédiction divine pénètre l’histoire des hommes, qui allait vers la mort, pour la faire remonter à la vie, à sa source : par la foi du ‘père des croyants’ qui accueille la bénédiction est inaugurée l’histoire du salut. Les bénédictions divines se manifestent en événements étonnants et sauveurs : la naissance d’Isaac, la sortie d’Égypte (Pâque et Exode), le don de la Terre promise, l’élection de David, la Présence de Dieu dans le temple, l’exil purificateur et le retour d’un ‘petit Reste’. La Loi, les Prophètes et les Psaumes qui tissent la liturgie du Peuple élu, à la fois rappellent ces bénédictions divines et y répondent par les bénédictions de louange et d’action de grâce. Dans la liturgie de l’Église, la bénédiction divine est pleinement révélée et communiquée : le Père est reconnu et adoré comme la Source et la Fin de toutes les bénédictions de la création et du salut ; dans Son Verbe, incarné, mort et ressuscité pour nous, il nous comble de Ses bénédictions, et par Lui il répand en nos cœurs le Don qui contient tous les dons : l’Esprit Saint. » [4]

La deuxième lecture : avertissements de l’Écriture (1Co 10)

Saint Paul, dans sa Première Lettre aux Corinthiens (chap. 10), reprend le même avertissement aux croyants. Il vient d’expliquer son attitude personnelle de pénitence : « Je meurtris mon corps au contraire et le traîne en esclavage, de peur qu’après avoir servi de héraut pour les autres, je ne sois moi-même disqualifié. » (1Co 9,27), et il invite les chrétiens à l’imiter.

Pourquoi se donner tant de mal ? Parce que la « chute » est toujours possible : « celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas tomber » (v.12). Paul nous propose, pour nous convaincre, un exemple de l’Écriture : les Hébreux, lors de l’Exode, ont reçu d’immenses grâces du Seigneur, et pourtant « la plupart n’ont pas su plaire à Dieu » (v.5)… Toute une génération, qui avait pourtant été sauvée par Dieu, est morte dans le désert à cause de ses péchés : la liturgie omet les versets 7 à 9 qui nous décrivent ces fautes (idolâtrie, fornication, rébellion, récriminations). Pourtant, « l’Écriture l’a raconté pour nous avertir » (v.11).

Saint Paul compare donc la communauté chrétienne au peuple de l’Exode et cela explique son argumentation « typologique », de la figure à la réalité : les miracles et prodiges de l’Exode sont vus, dans le prisme du mystère pascal, comme des « sacrements » donnés par Dieu à travers le Christ, par anticipation. Les Hébreux ont ainsi traversé la Mer Rouge, en préfiguration du baptême ( tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, v.2) ; ils ont mangé la manne comme nous l’Eucharistie (v.3) ; ils ont bu de l’eau miraculeuse (Nm 20) comme nous recevons la grâce qui jaillit de la source, le Cœur du Christ. D’où son expression énigmatique : « et ce rocher, c’était le Christ », qu’il faudrait mettre en relation avec l’exégèse de saint Jean : « Jésus, debout, s’écria : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi !’ selon le mot de l’Écriture : ‘De son sein couleront des fleuves d’eau vive.’ » (Jn 7,37-38).

La conclusion de Paul rejoint donc la parabole de Jésus sur le figuier : la « chute » dont il parle est le péché, qui provoque la stérilité, surtout pour ceux qui ont la charge du Peuple de Dieu. Sa conséquence ultime est l’abattage de l’arbre : la mort spirituelle et son corollaire, la souffrance éternelle. Le temps dont nous disposons est celui de la conversion, et Jésus (le vigneron) intercède pour nous. « Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir » : voilà son regard d’espérance posé sur les pécheurs.

La première lecture : « Je Suis » (Ex 3)

La première lecture relate l’épisode célèbre du buisson ardent, dans le livre de l’Exode (Ex 3). Elle n’est pas en rapport direct avec l’évangile du jour : la liturgie nous propose, pour les premières lectures, un parcours particulier dans l’histoire sainte. Nous nous situons après Abraham (dimanche II), et avant Josué (IV) et les prophètes (V). Notons simplement que c’est le début des grandes œuvres de l’Exode que mentionnait saint Paul dans la deuxième lecture.

Nous ne pouvons pas explorer toute la profondeur de la révélation que Dieu fait de lui-même à Moïse en lui livrant son nom (Je suis) ; rapportons simplement ces explications du père de Lubac :

« Faut-il entendre ‘Je suis celui qui suis’, ou ‘Je suis qui je suis’ ? Est-ce l’Absolu qui se proclame, ou le Dieu caché qui se tait ? Sommes-nous en face d’une définition, ou d’un refus de définir ? […] La première formule est grande. Autant que la chose est possible, elle nomme Dieu du nom qui lui convient en propre, de ce nom ‘qui est plus proprement son nom que le nom même de Dieu’. Il est ! Il existe ! Il est l’Exister même ! […] La seconde formule n’est pas moins précieuse. Elle insinue une personnalité concrète, qui échappe. ‘Je suis celui qu’il me plaît d’être’.» [5]

Ce passage témoigne certes de la transcendance de Dieu, innommable et inconcevable, mais aussi de sa présence. En effet, Dieu semble observer tendrement Moïse : « le Seigneur vit qu’il avait fait un détour pour voir et Dieu l’appela du milieu du buisson », comme il a tendrement regardé son peuple « j’ai vu la misère de mon peuple ». Aussi après avoir exprimé son infinie transcendance, par la révélation du nom JE SUIS, Dieu se donne un autre nom : le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. Il se définit alors par rapport à l’homme et à la relation qu’il établit, non pas avec tous les hommes mais avec tout un chacun. Le catéchisme commente ce passage ainsi :

« En révélant Son nom mystérieux de YHWH, ‘Je Suis Celui qui Est’ ou ‘Je Suis Celui qui Suis’ ou aussi ‘Je Suis qui Je Suis ‘, Dieu dit Qui Il est et de quel nom on doit L’appeler. Ce nom Divin est mystérieux comme Dieu est mystère. Il est tout à la fois un nom révélé et comme le refus d’un nom, et c’est par là même qu’il exprime le mieux Dieu comme ce qu’Il est, infiniment au-dessus de tout ce que nous pouvons comprendre ou dire : Il est le ‘Dieu caché’ (Is 45, 15), son nom est ineffable (cf. Jg 13, 18), et Il est le Dieu qui Se fait proche des hommes : En révélant son nom, Dieu révèle en même temps sa fidélité qui est de toujours et pour toujours, valable pour le passé (‘Je suis le Dieu de tes pères’, Ex 3, 6), comme pour l’avenir : (‘Je serai avec toi’, Ex 3,12). Dieu qui révèle son nom comme ‘Je suis’ se révèle comme le Dieu qui est toujours là, présent auprès de son peuple pour le sauver. » [6]

Relevons deux aspects significatifs du récit. Tout d’abord, la géographie. Moïse se trouve sur la « montagne de Dieu, l’Horeb » : il s’agit bien d’un autre nom du Sinaï, où plus tard Élie vivra lui aussi une forte expérience de Dieu (1R 19). Ce lieu est significatif : il se situe à mi-chemin entre l’Égypte, le pays de l’esclavage que Moïse a fui, et la Terre sainte, où il devra conduire le Peuple. Avant le Temple de Jérusalem, c’est là que Dieu semble demeurer : « Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste, vers une terre qui ruisselle de lait et de miel… » (Ex 3,8). Cet endroit est tellement important qu’il sera un signe pour Moïse : s’il a des doutes dans l’accomplissement de sa mission, ils seront dissipés par le culte qu’il instituera sur le Sinaï. « Je serai avec toi, et voici le signe qui te montrera que c’est moi qui t’ai envoyé. Quand tu feras sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne » (v.12, omis par la liturgie).

L’autre aspect est plus personnel : Moïse n’a jamais connu son père. Il a été élevé à la cour du Pharaon. Ayant tué un égyptien qui maltraitait un hébreu, il a dû fuir l’Égypte et s’est mis au service d’un païen, Jéthro, prêtre de Madiane (région située au Nord-ouest de l’Arabie), dont il a épousé la fille, Séphora. Il est, lui aussi, à mi-parcours entre son ancienne identité, et ce qu’il est appelé à devenir ; entre une manière d’être païenne, où l’on tue son ennemi pour se défendre, et le service du vrai Dieu, pour recevoir de lui sa Loi et son salut.

Dans cet épisode, Dieu vient donc le rétablir dans son identité d’Hébreu : « Je suis le Dieu de TES pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. » (v.6). Dieu affirme aussi sa paternité sur ce Peuple : « j’ai vu la misère de MON peuple » (v.7). Or ce n’est pas si évident pour Moïse qui, dans la perspective de retourner vers son propre peuple, retourne l’expression : « Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le Dieu de VOS pères m’a envoyé vers vous. » (v.13).

Déjà se profile la « dispute » dramatique du Veau d’or (Ex 32) lorsque les Hébreux rejetteront le vrai Dieu pour des idoles moins inquiétantes et plus humaines, proches de leurs préoccupations. Le personnage de Moïse se trouve donc dans une position délicate, il aimerait « nager entre deux eaux », de par sa position géographique et son identité personnelle. Le grand récit de l’Exode peut commencer.

=> Lire la méditation

 


[1] Benoît XVI, Homélie du 7 mars 2010, disponible ici.

[2] Catéchisme, nº1021.

[3] Benoît XVI, Angélus du 7 mars 2010, disponible ici.

[4] Catéchisme, nº1079-1082.

[5] Cardinal de Lubac, Sur les chemins de Dieu, Cerf, 163-4.

[6] Catéchisme, nº206-207.

Bernadette, la voyante de Lourdes

Bernadette, la voyante de Lourdes


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