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Les lectures de la messe nous présentent deux personnages, Abraham et Jésus, qui font profondément l’expérience de la paternité de Dieu, alors qu’ils sont en chemin sur cette terre. La révélation de cette paternité est la découverte d’un amour infini, qui enveloppe et attire l’homme, et finalement unit et incorpore à Lui tous ceux qu’il aime pour leur faire partager sa gloire. Dans notre méditation, nous allons suivre ce parcours résumé par saint Paul :

« Ceux que, d’avance, il connaissait, il les a aussi destinés d’avance à être configurés à l’image de son Fils, pour que ce Fils soit le premier-né d’une multitude de frères. Ceux qu’il avait destinés d’avance, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il en a fait des justes ; et ceux qu’il a rendus justes, il leur a donné sa gloire. » (Rm 8, 29-30)

Un amour qui diffuse la paternité

Dans le livre de la Genèse, Dieu vient remédier à la stérilité d’Abraham ; mais avant de le faire devenir père, il lui révèle la vraie paternité, celle de Dieu. Comme le rappelle le catéchisme, cette paternité revêt un double sens :

« En désignant Dieu du nom de ‘Père’, le langage de la foi indique principalement deux aspects : que Dieu est origine première de tout et autorité transcendante et qu’il est en même temps bonté et sollicitude aimante pour tous ses enfants. Cette tendresse parentale de Dieu peut aussi être exprimée par l’image de la maternité (cf. Is 66,13 ; Ps 131, 2) qui indique davantage l’immanence de Dieu, l’intimité entre Dieu et sa créature. » [1]

Notre image de Dieu souffre de toutes nos fausses conceptions de la paternité, souvent issues d’expériences douloureuses. L’Évangile nous en donne deux exemples :

  • Le serviteur qui a une fausse image de son maître : « je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain » (Mt 25,24).
  • Le fils aîné dans la parabole du fils prodigue, qui se considère plus serviteur que fils : « Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis… » (Luc 15, 29). Son père lui répond : « toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi… » (v.31).

Au-delà des pères défaillants, dont notre société moderne occidentale souffre plus que d’autres, il existe aussi la souffrance de tant de pères incompris dans leur amour pour leurs enfants. Et aussi de tant d’hommes qui ne deviennent pas pères, comme Abram. La première fois que le Patriarche s’adresse à Dieu dans la Genèse, c’est pour exprimer sa plainte : « Mon Seigneur Dieu, que me donnerais-tu ? Je m’en vais sans enfant… » (Gn 15,2). Douleur de la stérilité, toujours aussi tragique à son époque qu’en la nôtre. Nous connaissons la suite de l’histoire et toutes les péripéties de cette paternité, à la fois éprouvée et féconde au-delà de toute espérance, puisque tous les croyants d’aujourd’hui sont dits « fils d’Abraham ».

Dieu va donc guérir cette souffrance, mais il montre d’abord à Abram qui est le seul vrai Père, pour qu’il se découvre fils, et non pas seulement un nomade araméen ; fils de Dieu lui-même, le Créateur. En se révélant à lui et en s’engageant sans contrepartie à lui assurer un pays et une descendance, Dieu montre à Abram la tendresse et la sollicitude qu’il éprouve pour lui, celle d’un père qui assure l’avenir et le bonheur de son enfant. En faisant de lui le père d’une multitude (אב רהם, av raham) il lui donne un honneur auquel il n’aspirait pas, et qui est un reflet de sa majesté et de sa paternité.

La Transfiguration de la foi

La première lecture de ce dimanche (Gn 15) insiste sur la descendance, et sur la terre qui lui sera donnée après son séjour en Egypte. Cette descendance est comme une métamorphose du corps d’Abram, déjà avancé en âge, que Dieu vient relever et glorifier. C’est ainsi que la présente la Lettre aux Hébreux : « D’un seul homme, et déjà marqué par la mort, naquirent des descendants comparables par leur nombre aux étoiles du ciel et aux grains de sable sur le rivage de la mer, innombrables… » (Heb 11,12). De la détresse d’un homme et de sa rencontre avec Dieu naît, par la foi, le peuple saint… Une histoire si grande qu’elle nous interpelle tous dans nos paternités et maternités ; une histoire que le pape François a voulu décrire dans sa première encyclique, sur la foi :

« La Parole de Dieu, même si elle apporte avec elle nouveauté et surprise, ne se trouve en rien étrangère à l’expérience du Patriarche. Dans la voix qui s’adresse à lui, Abraham reconnaît un appel profond, inscrit depuis toujours au cœur de son être. Dieu associe sa promesse à ce ‘lieu’ où l’existence de l’homme se montre depuis toujours prometteuse : la paternité, la génération d’une vie nouvelle –‘Ta femme Sara te donnera un fils, tu l’appelleras Isaac’(Gn 17, 19). Ce Dieu qui demande à Abraham de lui faire totalement confiance se révèle comme la source dont provient toute vie. De cette façon, la foi se rattache à la Paternité de Dieu de laquelle jaillit la création : le Dieu qui appelle Abraham est le Dieu créateur, celui qui ‘appelle le néant à l’existence’ (Rm 4, 17), celui qui ‘nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde … déterminant d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs’ (Ep 1, 4-5). » [2]

Jésus, lui aussi, fut un homme en pèlerinage sur cette terre. L’évangile de Luc situe la Transfiguration entre son ministère en Galilée (Lc 4-9) et sa dernière montée à Jérusalem (Lc 10-19). Avec Moïse et Elie, Il s’entretient de son « départ-Exode » qui aura lieu à Jérusalem : sa vie terrestre va prendre tout son sens avec le mystère pascal. Comme Abram, il connaîtra les tribulations de la Passion ; il recevra de Dieu, son Père, une nouvelle vie, une nouvelle fécondité: « Parce ce qu’il a connu la souffrance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes » (Is 53, 11) ; Il sera glorifié : « Mon serviteur réussira, dit le Seigneur ; il montera, il s’élèvera, il sera exalté » (Is 52, 13). C’est ainsi que saint François de Sales a contemplé la scène du Tabor :

« O Jésus mon Sauveur! que votre mort est amiable, puisqu’elle est le souverain effet de votre amour! Aussi là-haut en la gloire céleste, après le motif de la bonté divine connue et considérée en elle-même, celui de la mort du Sauveur sera le plus puissant pour ravir les esprits bienheureux en la dilection de Dieu; en signe de quoi, en la transfiguration, qui fut un échantillon de la gloire, Moïse et Élie parlaient avec notre Seigneur de l’excès [3] qu’il devait accomplir en Jérusalem. Mais de quel excès, sinon de cet excès d’amour par lequel la vie fut ravie à l’amant pour être donnée à la bien-aimée? Si que [tellement que] au cantique éternel je m’imagine qu’on répétera à tous moments cette joyeuse acclamation: ‘Vive Jésus, duquel la mort / Montra combien l’amour est fort!’ » [4]

Dans cet épisode de la Transfiguration, Jésus est révélé pour ce qu’il est vraiment depuis toute éternité : le Fils bien-aimé, glorieux et consubstantiel au Père, Verbe éternel inspirant la Loi (Moïse) et les Prophètes (Elie), et parole du Père pour nous : « écoutez-le ». Le Père aime infiniment le Fils et lui confère sa gloire. Le Fils est cette « vie éternelle qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue » (1Jn 1,1-2). Glorieux depuis toujours et destiné à la gloire de la Trinité, Jésus dans son humanité vient nous révéler notre propre destinée finale, que nous ne pouvons accueillir que dans la foi.

Le devenir du corps

La Transfiguration du Christ est en effet une triple prophétie : de son propre corps glorieux que le père va relever et glorifier lors de la résurrection ; de son Eglise comme son « corps mystique », elle aussi appelée à la gloire ;du destin de chaque homme, appelé à découvrir la paternité aimante de Dieu, pour renaître en lui à une existence nouvelle jusque dans sa chair.

Ressuscité, et glorifié dans sa chair, Jésus va incorporer à la vie divine les croyants : l’Église qui naîtra de son flanc percé sera son propre corps. C’est pourquoi la présence des apôtres sur la montagne est importante : ils découvrent le mystère de Jésus qui deviendra leur propre mystère… Saint Léon le Grand développe cette intuition spirituelle :

« Le Seigneur découvre donc sa gloire en présence de témoins choisis et il éclaire d’une telle splendeur cette forme corporelle qui lui est commune avec tous que son visage devient semblable à l’éclat du soleil en même temps que son vêtement est comparable à la blancheur des neiges. Sans doute cette transfiguration avait surtout pour but d’ôter du cœur des disciples le scandale de la croix, afin que l’humilité de la passion volontairement subie ne troublât pas la foi de ceux à qui aurait été révélée l’excellence de la dignité cachée. Mais, par une égale prévoyance, il donnait du même coup un fondement à l’espérance de la sainte Église, en sorte que tout le corps du Christ connût de quelle transformation il serait gratifié, et que les membres se promissent pour eux-mêmes de participer à l’honneur qui avait resplendi dans la tête. À ce sujet, le Seigneur lui-même avait dit, parlant de la majesté de son avènement : ‘Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père’ (Mt 13, 43). » [5]

Saint Paule st la troisième figure proposée ce dimanche qui vit ces mêmes mystères : lui aussi a fait une expérience profonde de Dieu lors de sa conversion. Il a été aveuglé par la même nuée lumineuse sur le chemin de Damas, puis il est devenu père des communautés chrétiennes qu’il a fondées au cours de ses voyages : « Comme un père pour ses enfants, vous le savez, nous vous avons, chacun de vous, exhortés, encouragés, adjurés de mener une vie digne de Dieu qui vous appelle à son Royaume et à sa gloire » (1Th 2,11-12). La paternité ici n’est plus biologique mais spirituelle, et se réalise pour ceux qui ont la foi, par l’incorporation au Christ. Le peuple saint issu des entrailles d’Abraham devient, par le ministère de Paul et des autres apôtres, l’Église issue du Cœur du Christ…

La Transfiguration nous ouvre ainsi deux espérances liées : la première, exprimée par la lettre aux Philippiens, est individuelle, puisque notre propre corps sera lui aussi transformé, à la fin des temps, « à l’image de son corps glorieux » ce qui fonde le respect qui lui est dû. Comme l’écrit le pape Paul VI :

« La grandeur de la pensée chrétienne sur le corps tient en ce qu’affirme saint Paul aux fidèles de Corinthe pour les arracher à l’ambiance pervertie de cette ville cosmopolite : ‘le corps n’est pas fait pour la fornication, il est pour le Seigneur’. Le corps doit ressusciter comme le Seigneur; il est membre du Christ, temple du Saint-Esprit (cf. 1 Cor. 6, 13-20). Il faut donc glorifier Dieu dans son corps. Aussi bien l’incomparable dignité du corps humain tient à ce qu’il n’est pas ensemble de chair et d’os, mais enveloppe de l’âme et, par la grâce, habitacle du Saint-Esprit. Destiné à grandir, à s’épanouir dans sa beauté fonctionnelle, à être pour l’âme un indispensable compagnon malgré les blessures du péché, le corps doit passer par la destruction avant de se retrouver, après la résurrection finale, dans le rayonnement de la gloire de l’âme. » [6]

L’autre espérance est collective, puisque toute l’Église est le Corps mystique du Christ qui sera resplendissant à la fin des temps. Saint Pierre pourra enfin planter sa tente dans cette « nouvelle terre des vivants », qui accueillera l’ensemble des élus. Ainsi tout sera achevé à la gloire du Père, comme le décrit saint Paul :

« De même que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ. Mais chacun à son rang : comme prémices, le Christ, ensuite ceux qui seront au Christ, lors de son Avènement. Puis ce sera la fin, lorsqu’il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute Principauté, Domination et Puissance. » (1Cor 15,22-24).

« Mais restant éveillés, ils virent la gloire de Jésus » (Lc 9, 32)

Quels enseignements concrets cet épisode de la Transfiguration comporte-t-il pour nous ? Tout d’abord, les lectures de ce dimanche nous invitent à valoriser la paternité humaine, au-delà de tout ce qui la défigure. Le poète Paul Claudel nous a ainsi laissé une sorte de plaidoyer d’un père devant sa fille, au moment de la quitter, dans la pièce « L’annonce faite à Marie » :

« Violaine, quand tu auras un mari, ne méprise point l’amour de ton père. Car tu ne peux pas rendre au père ce qu’il t’a donné, quand tu le voudrais. Tout est égal entre les époux ; ce qu’ils ignorent, ils l’acceptent l’un de l’autre dans la foi. Voici la religion mutuelle, voici cette servitude par qui le sein de la femme se gonfle de lait ! Mais le père voit ses enfants hors de lui et connaît ce qui était en lui déposé. Connais, ma fille, ton père ! L’amour du Père ne demande point de retour et l’enfant n’a pas besoin qu’il le gagne ou le mérite ; Comme il était avec lui avant le commencement, il demeure son bien et son héritage, son recours, son honneur, son titre, sa justification ! Mon âme ne se sépare point de cette âme que j’ai communiquée. Ce que j’ai donné ne peut être rendu. Connais seulement que je suis, ô mon enfant, ton père ! » [7]

La liturgie nous invite surtout à adopter un regard surnaturel, à désirer la vision de Dieu, à exercer notre foi. Dieu demande ainsi à Abram de « regarder le ciel et compter les étoiles ». Au-delà de sa préoccupation terrestre de donner la vie biologique et de transmettre ses biens, le Seigneur l’invite à découvrir une dimension plus large de sa destinée, au-delà du temps et de la matière.

Quelles préoccupations sont les nôtres ? Sommes-nous surtout centrés sur nos ambitions humaines, matérielles et professionnelles ou bien élevons-nous les yeux ? Paul nous rappelle, en deuxième lecture, que nous sommes pèlerins sur cette terre et que notre vraie cité se trouve dans les cieux. Est-ce que nous nous comportons en conséquence – ce qui demande beaucoup de détachement – ou bien est-ce que nous organisons notre confort ici-bas ?

Est-ce que nous nous projetons volontiers dans cet immense projet de Dieu pour nous qu’est l’adoption filiale et la gloire éternelle ? Comme Moïse et Élie, comme Pierre, Jacques et Jean, nous sommes destinés à pénétrer un jour sous la nuée. Nous y préparons-nous ? Si nous n’avons pas encore le goût de cet horizon infini, s’il nous écrase et nous fait peur comme aux apôtres, prenons le temps pendant ce carême de méditer sur la grandeur toute paternelle de Dieu, sur cet amour qui nous attire vers la béatitude éternelle ; demandons-lui d’ouvrir notre cœur et de nous rassurer. L’adoration eucharistique, où nous contemplons le Christ vraiment présent, gage de la gloire future (pignum gloriae futurae) est pour cela un lieu privilégié.

L’évangile nous dit que les apôtres, « restant éveillés, virent la gloire de Jésus » (Lc 9,32). Qui est vraiment Jésus pour nous ? Un guide, un maître à penser, ou bien le Seigneur de gloire dont le visage comble nos cœurs ? Savons-nous rester éveillés, face à nos peurs de la manifestation de Dieu dans nos vies, ou suivons-nous les appels à la rationalité du monde ? Si Jésus est pour nous fils de Dieu, ressuscité et glorieux, présent dans nos vies pour nous mener vers le Père, notre existence change nécessairement. La joie nous envahit car nous sommes aimés et sauvés : rien ne peut nous atteindre. La reconnaissance nous pousse à lui rendre sans cesse grâces et à l’honorer dans l’adoration et les sacrements. Sa sainteté enfin nous conduit à réformer nos vies.

Sur la route de Damas, Paul a vu une grande lumière et a entendu la voix de Jésus. Il ne s’est pas contenté d’accueillir la foi, il est allé la proclamer dans tout le monde connu de son temps. Si nous avons, nous aussi, de manière peut-être moins spectaculaire, rencontré le Seigneur, avons-nous à cœur de parler de lui et de le faire connaître ?

Nous pouvons en conclusion, prier à partir de ce commentaire de Benoît XVI lorsqu’il décrit la scène du Thabor :

« Jésus écoute donc la Loi et les prophètes qui lui parlent de sa mort et de sa résurrection. Dans son dialogue intime avec le Père, Il ne sort pas de l’histoire, il ne fuit pas sa mission pour laquelle il est venu au monde, même s’il sait que pour arriver à la gloire, il devra passer par la Croix. Le Christ entre même plus profondément dans cette mission, en adhérant de tout son être à la volonté du Père, et nous montre que la véritable prière consiste précisément à unir notre volonté à celle de Dieu. » [8]

 


[1] Catéchisme de l’Église Catholique n°239

[2] Pape François, encyclique Lumen Fidei, nº11. On peut y reconnaître aussi la plume de Benoît XVI, puisqu’il avait laissé le texte à son successeur lors de son abdication. Voir par exemple cette présentation.

[3] Excès : dans le sens de sortie en vieux français, du latin « excessus » (de excedo), qui traduit bien le terme grec utilisé par Luc, exodos (sortie).

[4] Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, livre XII chapitre 13, disponible ici.

[5] Saint Léon le Grand, Sermon nº38 : Tome III, SC 74, p. 17.

[7] Paul Claudel, L’annonce faite à Marie, Acte I Scène III, Pléiade, pp. 39-40.

[8] Benoît XVI, Angélus du 4 mars 2007, disponible ici.


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