Il y a une forte tension dans les lectures de ce dimanche, qui gravitent autour du thème de la venue très prochaine du Seigneur. C’est une tension spirituelle propre à l’Avent, où nous sommes déjà bien avancés dans notre chemin vers Noël. Pour le Précurseur, la venue du Christ est terrible puisqu’elle inaugurera le jugement ; il voit déjà « la paille qui brûlera dans un feu qui ne s’éteint pas » (Lc 3, 17)… Les prophètes Sophonie et Isaïe, quant à eux, proposent une attitude différente : ils annoncent à Jérusalem que le Seigneur a écarté ses accusateurs, que le malheur est passé et qu’il faut donc se réjouir de sa venue.
Cette tension est inhérente à l’avènement du Christ : nous nous préparons avec soin à une rencontre qui nous comblera de joie tout en dévoilant la vérité nue de notre vie. La liturgie développe ainsi deux axes complémentaires : nous continuons à disposer nos cœurs avec Jean-Baptiste dans l’évangile de Luc, et nous nous réjouissons déjà de la venue du Seigneur avec les autres lectures. D’où la formulation de la prière collecte :
« Tu le vois, Seigneur, ton peuple se prépare à célébrer la naissance de ton Fils ; dirige notre joie vers la joie d’un si grand mystère : pour que nous fêtions notre salut avec un cœur vraiment nouveau. Par Jésus-Christ… »
Collecte de la messe du 3e dimanche de l’Avent.
Première lecture : Le Seigneur est en toi (So 3, 14-18)
Le prophète Sophonie écrit au viie siècle avant Jésus-Christ, sous le règne de Josias, roi de Juda (640-609). À son avènement, Josias avait trouvé une situation religieuse très dégradée : les Israélites s’étaient pervertis aux idoles cananéennes et les lieux de culte païens s’étaient multipliés dans le pays. Sous son règne, on redécouvrit une version ancienne de la Torah (cf. 2 R 22) ; s’appuyant sur elle, Josias fut le grand roi réformateur de la religion du peuple élu. Il fit purifier le Temple de ses objets impurs, supprimer tous les autels païens du pays, et interdire les magiciens (cf. 2 R 23).
L’essentiel du court livre de Sophonie est dédié aux désordres d’Israël, pour les dénoncer sur un ton très similaire à celui de Jean-Baptiste dans l’évangile. Le livre commence par l’expression de la colère divine :
« Oui, je vais tout supprimer de la face de la terre, je supprimerai hommes et bêtes, oiseaux du ciel et poissons de la mer, je ferai trébucher les méchants, je retrancherai les hommes de la face de la terre, oracle du Seigneur. » (So 1, 2-3)
Sophonie poursuit son ministère prophétique en dénonçant les comportements des hauts dignitaires (« ceux qui remplissent le palais de leur Seigneur de violence et de fraude » : 1, 9), des commerçants (« les peseurs d’argent seront retranchés » : 1, 11), et des incrédules. On retrouvera la dénonciation de ces travers sur les lèvres du Baptiste. Vient ensuite une terrible description du « Jour de Dieu », qui sera repris en Occident pour composer le cantique du Dies Irae, dans la liturgie des défunts :
« Ô clameur amère du jour de Dieu […], jour de fureur, ce jour-là, jour de détresse et de tribulation, jour de désolation et de dévastation, jour d’obscurité et de sombres nuages, jour de nuées et de ténèbres. » (So 1, 14-15)
C’est la version latine de la Vulgate, remaniée par Thomas de Celano au xiie siècle, qui a inspiré tant de compositeurs pour les messes de Requiem : « Dies irae, dies illa, dies tribulationis et angustiae, dies calamitatis et miseriae, dies tenebrarum et caliginis, dies nebulae et turbinis, dies tubae et clangoris super civitates munitas et super angulos excelsos. » (So 1, 15-16).
Nous pourrions nous sentir mal à l’aise face à des expressions si violentes, mais un philosophe et excellent lecteur de la Bible, Paul Ricœur, nous enseigne comment les lire :
« Cette terreur exprime la situation de l’homme pécheur devant Dieu. Elle est la vérité d’une relation sans vérité. Aussi, la représentation véridique de Dieu qui lui correspond, c’est la “Colère” : non que Dieu soit méchant ; mais la Colère est le visage de la Sainteté pour l’homme pécheur. »
P. Ricœur, Philosophie de la volonté, Aubier, 1993, p. 222.
Par sa structure même, le livre de Sophonie nous indique un chemin : il part du constat de nos péchés, de l’écart entre notre conduite et la loi de Dieu, afin d’exprimer qu’une conversion profonde est nécessaire pour rencontrer le Seigneur. Nul ne peut tenir face à sa sainteté… Mais c’est lui qui mettra en œuvre cette conversion :
« Oui, je ferai alors aux peuples des lèvres pures pour qu’ils puissent tous invoquer le nom du Seigneur… Ils ne commettront plus d’iniquité, ils ne diront plus de mensonge. » (So 4, 9.13)
C’est seulement dans la dernière section du livre, lorsque les cœurs sont convertis, que le ton change du tout au tout et que le prophète dépeint Jérusalem dans la joie. L’extrait choisi pour la première lecture en provient. La Ville sainte éclate de joie, comme un criminel qui sortirait enfin de prison, sa peine expiée ; elle découvre le Sauveur présent en elle. Cette dernière expression, que le prophète Sophonie répète deux fois dans nos versets, est assez frappante : littéralement, « le Seigneur est en ton sein » (יהוה בקרבך, Adonaï bequirbek). La parole peut être utilisée pour parler d’une femme enceinte. Le Peuple saint est d’ailleurs décrit au féminin : fille de Sion, fille de Jérusalem… Elle doit se réjouir parce que les ennemis ont été écartés et le jugement suspendu ; le Seigneur est présent, il n’est plus irrité par les péchés, mais se réjouit, il se met à danser et à chanter. Nous en avons l’expérience : la venue d’un enfant, dans une famille par ailleurs malheureuse, offre un moment de réjouissance où tout souci est oublié.
Une image vient spontanément à l’esprit du peuple chrétien en cet Avent : la Vierge Marie, enceinte de Jésus, qui « exulte en son Seigneur » (cf. Lc 1, 47)… De fait, ce passage prophétique est lu lors de la fête de la Visitation, le 31 mai. Relisons à cette lumière le verset 17 de Sophonie : « Le Seigneur ton Dieu est en toi, c’est lui le héros qui apporte le salut ! » On y trouve la racine du nom de Jésus (יהושׁוע, Iehoshua), qui est le « גיבור יושיע, gibôr yôshîa, héros sauveur » caché dans le sein de la Fille de Sion. Quelle belle prophétie pour ce temps de l’Avent : Jésus, depuis les entrailles de Marie, irradie déjà sa joie de venir parmi nous, en anticipation du Salut qu’il va accomplir, et nous le verrons bientôt tressaillir dans la rencontre avec Élisabeth, la semaine prochaine.
Cantique d’Isaïe (Is 12, 2-6)
Le Cantique d’Isaïe 12, que nous chantons à la place du psaume, est très proche de Sophonie : il succède à l’annonce du Messie, descendant de David, au chapitre 11. Lui aussi répète le terme de Salut (ישוע, yeshua), qui est le nom même de Jésus : « le Dieu qui me sauve » ; « il est pour moi le salut » ; « les sources du salut »… Cette dernière expression a reçu une postérité très grande dans la dévotion chrétienne, qui l’a appliquée au Cœur sacré de Jésus, source inépuisable de vie divine. Par exemple, l’encyclique de Pie XII sur le Sacré-Cœur s’ouvre par cette expression qui lui donne son nom :
« “Vous puiserez des eaux avec joie aux sources du Salut.” (Is 2, 3) Par ces mots, le prophète Isaïe, en se servant d’images expressives, prédisait ces dons de Dieu multiples et surabondants que l’ère chrétienne allait apporter. »
Pape Pie XII, Encyclique Haurietis Aquas in Gaudio, « Le culte et la dévotion au Sacré-Cœur », 1956, nº 1.
Isaïe nous invite à répéter et à chanter dans nos assemblées de croyants : « Sublime est le nom du Seigneur » ; action de grâce, jubilation et chants de joie s’entremêlent dans ce cantique sacré. On y retrouve la même expression qu’en Sophonie : « il est grand en ton sein… » (v. 6), avec ce qualificatif de « Saint d’Israël » (קדושׁ ישׂראל, qedosh Israel), qui est une appellation divine particulière à Isaïe parmi les prophètes. Le fils d’Amoz y exprime son expérience fondatrice de la théophanie dans le Temple où les Séraphins chantaient : « Saint, saint, saint… » (Is 6), une expression que nous avons recueillie dans notre liturgie chrétienne depuis les origines (le Sanctus).
Deuxième lecture : Soyez dans la joie (Ph 4, 4-7)
Saint Paul semble avoir suivi ces invitations des Prophètes, et s’être vraiment laissé prendre par la joie profonde de la présence du Seigneur. Il veut transmettre cette expérience aux Philippiens, lorsqu’il arrive à la fin de sa lettre, en répétant et en insistant : « Soyez dans la joie du Seigneur. » (Ph 4, 4) C’est cette expression, dans sa version latine, qui donne son nom à la messe de ce dimanche : « Gaudete in Domino. »
L’Apôtre nous invite aussi à « prier et supplier » le Seigneur, en toute confiance et « en toute circonstance ». Le Catéchisme reprend cette citation biblique et lui donne une dimension trinitaire très profonde :
« Quand on participe ainsi à l’amour sauveur de Dieu, on comprend que tout besoin puisse devenir objet de demande. Le Christ qui a tout assumé afin de tout racheter est glorifié par les demandes que nous offrons au Père en son Nom. C’est dans cette assurance que Jacques et Paul nous exhortent à prier en toute occasion. »
Catéchisme de l’Église catholique, nº 2633.
Nous pouvons imaginer saint Paul, en visite dans les communautés chrétiennes, qui prend place à nos côtés en cet Avent, alors que « le Seigneur est proche » (v. 5) ; il nous écoute paternellement, puis nous rassure comme un confident. Au-delà de nos soucis et préoccupations ordinaires, c’est la paix qui doit habiter nos cœurs, parce que cette paix possède un visage que nous allons bientôt contempler dans la crèche, celui de Jésus. Il se fait l’écho d’Isaïe :
« Un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et on lui a donné ce nom : Conseiller-merveilleux, Dieu-fort, Père-éternel, Prince-de-paix, pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume, pour l’établir et pour l’affermir dans le droit et la justice. » (Is 9, 5-6)
Le pape François nous invitait à la même attitude :
« Le regard tourné vers Noël, désormais proche, l’Église nous invite à témoigner que Jésus n’est pas un personnage du passé. Il est la Parole de Dieu qui aujourd’hui continue à éclairer le chemin de l’homme ; ses gestes − les Sacrements – “sont la manifestation de la tendresse, de la consolation et de l’amour du Père envers chaque être humain”. Que la Vierge Marie, “Cause de notre joie”, nous rende toujours joyeux dans le Seigneur qui vient nous libérer de tant d’esclavages intérieurs et extérieurs. »
Pape François, Angélus, 14 décembre 2014.
Évangile : Prédication de Jean-Baptiste (Lc 3, 10-18)
Reconnaissons-le : la figure de Jean-Baptiste est plus rude que les précédentes. Sa voix qui appelle à la conversion vient nous bousculer ; entre l’évangile de la semaine dernière et celui de ce dimanche, dans un passage omis par la liturgie, il vient nous traiter d’« engeance de vipères » (Lc 3, 7), et nous avertir que « tout arbre qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu » (v. 9). Comme vrai prophète, il est animé par les accents des premières parties de Sophonie.
Dans l’évangile de ce dimanche, les expressions « pelle à vanner » et « aire à battre le blé », très communes pour toutes les cultures agricoles, désignent le travail de purification des céréales après les récoltes : séparation entre le grain et la paille, entre ce qui a de la valeur et ce qui est méprisable. Jean-Baptiste dépeint ainsi le Jugement qui s’approche, et Jésus reprendra cette image dans plusieurs paraboles, comme celle du « bon grain et de l’ivraie » (cf. Mt 13). Saint Augustin l’inclut habilement dans un sermon :
« Regardez ce que je vous dis : soyez le grain. La paille abonde sur l’aire, la saison du battage est proche, on mettra la paille à part ; pas un brin de paille n’entrera avec toi dans le grenier, et pas un grain n’ira au feu. Il a su faire le tri, lui qui a pu mettre en tas. Tu te trompes, si tu crois le Seigneur capable de se tromper. Il vous connaît, lui qui vous a créés et recréés ; car s’il avait créé tant d’hommes sans pouvoir les recréer, vous entreriez dans la masse de perdition. »
Saint Augustin, L’année liturgique, coll. « Les Pères dans la foi », n° 17, DDB, 1980, p. 97.
Le ton dramatique du Précurseur ne doit cependant pas éclipser l’aspect positif du jugement : si le grain est entreposé dans « les greniers », c’est pour souligner le contentement du divin Cultivateur qui trouve en nous des fruits dignes de son éternité bienheureuse… Dans nos vies grandit la semence de la Parole, et le jugement ne sera pas seulement l’exclusion de la paille : il sera aussi la glorification de l’œuvre divine en nous.
En tout cela, Jean reprend la thématique et le langage de nombreux prophètes, notamment Sophonie, mais il fait également penser à Élie : c’est au bord du Jourdain que ce prophète était monté au Ciel dans un char de feu ; Élisée y avait reçu en héritage son esprit prophétique, comme il l’avait sollicité (2 R 2, 9), et l’avait manifesté « en frappant les eaux » (v. 14). Ses contemporains ne s’y trompèrent pas en lui demandant : « Es-tu Élie ? » (Jn 1, 21.)
Esprit et feu : Jean-Baptiste reprend ces deux éléments de l’épopée d’Élie pour annoncer le nouveau baptême de Jésus. Le sien n’est qu’une cérémonie de pénitence : il annonce à mots couverts un nouveau rite donnant vraiment la vie (l’Esprit) et exerçant le jugement (le feu). Il reviendra à Jésus de le fonder, puis à l’Église naissante d’en préciser les contours.
De fait, dans les toutes dernières lignes de l’Ancien Testament, le prophète Malachie avait annoncé le retour d’Élie pour appeler à la conversion avant le jour de Dieu :
« Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que n’arrive le Jour de Dieu, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème. » (Ml 3, 23-24)
Ce retour, au temps de Jésus, était très attendu par le Peuple, comme le montrent, par exemple, les mentions d’Élie au chapitre 9 de Luc. Jésus lui-même affirmera que Jean-Baptiste a accompli cette prophétie (cf. Lc 7, 27), déjà mentionnée à Zacharie, père de Jean-Baptiste, par l’ange Gabriel, lors de la première scène dans le Temple : « Il marchera devant lui avec l’esprit et la puissance d’Élie pour ramener le cœur des pères vers les enfants et les rebelles à la prudence des justes, préparant au Seigneur un peuple bien disposé. » (Lc 1, 17) Cette figure d’Élie a même influencé notre disposition des livres bibliques dans le Canon : au moment où l’Église a dû ordonner les rouleaux inspirés pour composer une seule œuvre unitaire, c’est lui qu’elle a choisi pour clore la dernière page de l’Ancien Testament et habiter les premières du Nouveau.
Enfin, c’est la grande tradition prophétique qui explique les exhortations de Jean-Baptiste : il prêche inlassablement la justice, devant les trois catégories de personnes qui viennent à lui (foules, publicains, soldats). Il est ainsi une imitation des anciens Prophètes d’Israël, par exemple Ezéchiel dans sa dénonciation des mauvais pasteurs (chap. 34). L’exploitation des pauvres par les riches a toujours révolté les grandes consciences religieuses. En Jean-Baptiste, cette prédication trouve son aboutissement : il s’agit de préparer la société et le cœur de l’homme pour la venue du Messie. C’est pourquoi Jésus l’honorera comme « prophète, et plus qu’un prophète » (Lc 7, 26).
Tous posent à Jean la question morale fondamentale : « Que devons-nous faire ? » Il leur répond par un appel à la rectitude morale, du point de vue humain : partager les biens avec les nécessiteux, modérer l’appât du gain, contenir la violence… Les théologiens moralistes verront volontiers dans ce rôle de Jean-Baptiste, préparant la venue du Messie, la valeur de la loi morale naturelle que l’éthique évangélique vient élever et complémenter. Le Catéchisme la décrit ainsi :
« La loi divine et naturelle montre à l’homme la voie à suivre pour pratiquer le bien et atteindre sa fin. La loi naturelle énonce les préceptes premiers et essentiels qui régissent la vie morale. Elle a pour pivot l’aspiration et la soumission à Dieu, source et juge de tout bien, ainsi que le sens d’autrui comme égal à soi-même. Elle est exposée en ses principaux préceptes dans le Décalogue. Cette loi est dite naturelle non pas en référence à la nature des êtres irrationnels, mais parce que la raison qui l’édicte appartient en propre à la nature humaine. »
Catéchisme de l’Église catholique, nº 1955.
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